Les Précurseurs (Rolland)/Tolstoy, l’esprit libre

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 41-44).

VIII

Tolstoy : L’esprit libre

Dans son Journal intime, dont Paul Birukoff vient de faire paraître la première édition française[1], Tolstoy rêve que son moi était, dans une vie précédente, un ensemble d’êtres aimés, et que chaque vie nouvelle élargit le cercle d’amis et l’envergure de l’âme[2].

D’une façon générale, on peut dire qu’une grande personnalité renferme en elle plus d’une âme, et que toutes ces âmes se groupent autour de l’une d’entre elles, de même qu’une société d’amis, sur laquelle s’établit l’ascendant du plus fort.

Dans le génie de Tolstoy, il y a plus d’un homme : il y a le grand artiste, il y a le grand chrétien, il y a l’être d’instincts et de passions déchaînés. Mais à mesure que la vie s’allonge et que son royaume s’étend, on voit plus nettement celui qui la gouverne : et c’est la raison libre. C’est à la raison libre que je veux ici rendre hommage. Car c’est d’elle, aujourd’hui, que nous avons tous besoin.

De toutes les autres forces, — à quelque degré si rare qu’elles soient en Tolstoy — notre époque ne manque pas. Elle regorge de passions et d’héroïsme ; elle n’est pas pauvre en art ; la flamme religieuse même ne lui est pas refusée. Au vaste incendie des peuples, Dieu — tous les Dieux — ont apporté leur torche. Le Christ même. Il n’est pas de pays belligérant ou neutre (y compris les deux Suisses, allemande et romande), qui n’ait trouvé dans l’Évangile des armes pour maudire ou pour tuer.

Mais ce qui est aujourd’hui plus rare que l’héroïsme, plus rare que la beauté, plus rare que la sainteté, c’est une conscience libre. Libre de toute contrainte, libre de tout préjugé, libre de toute idole, de tout dogme de classe, de caste, de nation, de toute religion. Une âme qui ait le courage et la sincérité de regarder avec ses yeux, d’aimer avec son cœur, de juger avec sa raison, de n’être pas une ombre, — d’être un homme.

Cet exemple, Tolstoy le donna, au suprême degré. Il fut libre. Toujours il regarda les choses et les hommes, de ses yeux d’aigle, droit en face, sans cligner. Ses affections mêmes ne portèrent pas atteinte à son libre jugement. Et rien ne le montre mieux que son indépendance à l’égard de celui qu’il estima le plus, — le Christ. Ce grand chrétien ne l’est pas par obéissance au Christ ; cet homme qui consacra une partie de sa vie à étudier, expliquer, répandre l’Évangile, n’a jamais dit : « Cela est vrai, parce que l’Évangile l’a dit. » Mais : « l’Évangile est vrai parce qu’il a dit cela. » Et cela, c’est vous-même, c’est votre raison libre, qui êtes juge de sa vérité.

Dans un texte peu connu, et, je crois, encore inédit, — le Récit fait par le paysan Michel Novicov d’une nuit passée à Iasnaïa-Poliana, le 21 octobre 1910, (huit jours avant que Tolstoy ne s’enfuît de la maison familiale ) — Tolstoy cause, chez lui, avec quelques paysans. Parmi eux, deux jeunes gens du village, qui venaient de recevoir l’ordre de se présenter au bureau de recrutement. On discute sur le service militaire. L’un des jeunes gens, qui était social-démocrate, dit qu’il servira, non pas le trône et l’autel, mais l’État et la nation. (Déjà !… Tolstoy, comme on voit, eut la bonne fortune de connaître, avant de mourir, les « social-patriotes », ou « l’art de retourner sa veste »…) Les assistants protestent. Tolstoy demande où commence, où finit l’État, et dit que la terre entière est sa patrie. L’autre jeune homme cite des textes de la Bible, qui défendent de tuer. Mais Tolstoy n’est pas plus satisfait : il y a des textes pour tout !

« Ce n’est pas, dit-il, parce que Moïse ou le Christ ont défendu de faire du mal au prochain ou à soi-même que l’homme doit s’en abstenir. C’est parce qu’il est contre la nature de l’homme de se faire ce mal, ou de le faire au prochain, — je dis de l’homme, je ne dis pas de la bête, prenez-y garde !… C’est en toi-même qu’il te faut trouver Dieu, afin qu’il règle tes actions et qu’il te fasse voir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Mais tant que nous nous laisserons guider par une autorité extérieure, Moïse et le Christ pour l’un, Mahomet ou le socialiste Marx pour un autre, nous ne cesserons d’être les ennemis les uns des autres. »

Je tenais à faire entendre ces puissantes paroles. Le pire mal dont souffre le monde est, je l’ai dit maintes fois, non la force des méchants, mais la faiblesse des meilleurs. Et cette faiblesse a en grande partie sa source dans la paresse de volonté, dans la peur de jugement personnel, dans la timidité morale. Les plus hardis sont trop heureux, à peine dégagés de leurs chaînes, de se rejeter dans d’autres ; on ne les délivre d’une superstition sociale que pour les voir, d’eux-mêmes, s’atteler au char d’une superstition nouvelle. N’avoir plus à penser par soi-même, se laisser diriger… Cette abdication, c’est le noyau de tout le mal. Le devoir de chacun est de ne point s’en remettre à d’autres, fût-ce aux meilleurs, aux plus sûrs, aux plus aimés, du soin de décider pour lui ce qui est bien ou mal, mais de le chercher lui-même, de le chercher toute sa vie, s’il le faut, avec une patience acharnée. Mieux vaut une demi-vérité, qu’on a conquise soi-même, qu’une vérité entière, qu’on a apprise d’autres, par cœur, comme un perroquet. Car une telle vérité que l’on adopte les yeux fermés, une vérité par soumission, une vérité par complaisance, une vérité par servilité, — une telle vérité n’est qu’un mensonge.

Homme, redresse-toi ! Ouvre les yeux, regarde ! N’aie pas peur ! Le peu de vérité que tu gagnes par toi-même est ta plus sûre lumière. L’essentiel n’est pas d’amasser une grosse science, mais, petite ou grosse, qu’elle soit tienne, et nourrie de ton sang, et fille de ton libre effort. La liberté de l’esprit, c’est le suprême trésor.

Hommes libres, jamais notre nombre ne fut grand, au cours des siècles ; et peut-être diminuera-t-il encore, avec le flux qui monte de ces mentalités de troupeaux. N’importe ! Pour ces multitudes mêmes, qui s’abandonnent à l’ivresse paresseuse des passions collectives, nous devons conserver intacte la flamme de liberté. Cherchons la vérité partout, et cueillons-la partout où nous en trouverons ou la fleur ou la graine ! Et semons-la aux vents ! D’où qu’elle vienne, où qu’elle aille, elle saura bien pousser. Le bon terroir des âmes ne manque pas, dans l’univers. Mais il faut qu’elles soient libres. Il faut que nous sachions ne pas être asservis même par ceux que nous admirons. Le meilleur hommage que nous puissions rendre à des hommes comme Tolstoy, c’est d’être libres, comme lui.


(Les Tablettes, Genève, 1er mai 1917.)
  1. Genève, J.-H. Jeheber, éditeur.
  2. 7 décembre 1895.