Les Précurseurs (Rolland)/Un Grand Européen, G.-F. Nicolaï
XX
Un Grand Européen : G.-F. Nicolaï[1]
La guerre a fait plier les genoux à l’art et à la science. L’un s’est fait son flagorneur, et l’autre sa servante. Bien peu d’esprits ont résisté. Dans l’art, quelques œuvres seulement, de sombres œuvres françaises, ont fleuri du sol sanglant. Dans la science, l’œuvre la plus haute qui ait émergé de ces trois criminelles années est celle d’un vaste et libre esprit allemand, G.-F. Nicolaï. Je vais tâcher d’en donner un aperçu.
Elle est comme le symbole de l’invincible Liberté, que toutes les tyrannies de cet âge de violence veulent en vain bâillonner : car elle a été écrite dans une prison, mais les murailles n’ont pu être assez épaisses pour empêcher de passer cette voix qui juge les oppresseurs, et qui leur survivra.
Le docteur Nicolaï, professeur de physiologie à l’Université de Berlin et médecin de la maison impériale, se trouvait, quand la guerre éclata, en plein foyer de la folie qui s’empara de l’élite de son peuple. Il n’y céda point. Il osa plus : il y tint tête. Au manifeste des 93 intellectuels, paru au commencement d’octobre 1914, il opposa, dès le milieu d’octobre, un contre-manifeste, un Appel aux Européens, que contresignèrent deux autres célèbres professeurs de l’Université de Berlin, le génial physicien Albert Einstein et le président du Bureau international des poids et mesures, Wilhelm Fœrster (le père du prof. Fr. W. Fœrster). N’ayant pu faire paraître cet appel, faute de réunir les adhésions espérées, Nicolaï le reprit, pour son compte personnel, en une série de cours qu’il voulut faire sur la guerre, dans le semestre d’été 1915. Il risquait ainsi, en claire conscience réfléchie, sa position sociale, ses honneurs, ses dignités académiques, son bien-être, ses amitiés, pour accomplir son devoir de penseur véridique. Il fut arrêté, emprisonné à la forteresse de Graudenz ; et c’est là qu’il rédigea, sans aides, presque sans livres, La Biologie de la Guerre, l’œuvre admirable, dont le manuscrit réussit à passer en Suisse, où l’éditeur Orell-Füssli, de Zurich, vient d’en publier la première édition allemande. Les circonstances où cet ouvrage a pris naissance ont un caractère mystérieux et héroïque, qui rappelle les temps où l’Inquisition de l’Église romaine opprimait la pensée de Galilée. L’Inquisition des États d’Europe et d’Amérique n’est pas moins écrasante, dans le monde d’aujourd’hui ; mais plus ferme que Galilée, Nicolaï n’a rien rétracté. Le mois dernier[2], les journaux de Suisse allemande annonçaient sa condamnation nouvelle par le tribunal militaire de Dantzig à cinq mois de prison. Ridicule faiblesse de la force, dont les arrêts injustes fondent le piédestal de la statue de l’homme qu’elle veut frapper !
Le premier caractère par où cette œuvre et cet homme s’imposent, c’est leur universalité. « L’auteur, nous dit la préface de l’éditeur, est un savant renommé en médecine et particulièrement pour la thérapeutique du cœur, — un penseur d’une ampleur de culture presque fabuleuse, très au courant du néo-kantianisme, aussi bien à son aise dans le domaine de la littérature que des problèmes sociaux, — un voyageur que ses recherches ont conduit jusqu’en Chine, en Malaisie, en Laponie ». Rien d’humain ne lui est étranger. Les chapitres d’histoire générale, d’histoire religieuse, de critique philosophique, se lient étroitement, dans son livre, à ceux d’ethnologie et de biologie. Qu’il y a loin de cette pensée encyclopédique, qui rappelle notre XVIIIe siècle français, au type caricatural et trop souvent exact du savant allemand, cantonné dans sa spécialité !
Ce vaste savoir est vivifié par une personnalité brillante et savoureuse, qui déborde de passion et d’humour. Il ne la cache point sous le masque d’une fausse objectivité. Dès son Introduction, il arrache ce masque dont se couvre la pensée de notre époque sans franchise. Il traite avec dédain « l’éternel Einerseits-Andererseits », comme il dit, (« D’une part, d’autre part »), ce compromis perpétuel qui, sous le prétexte hypocrite de « justice », marie les contradictoires, la carpe et le lapin, « la guerre et l’humanité, la beauté et la mode, l’universalisme (Wellbürgertum) et le nationalisme ». Seules, les méthodes doivent être objectives ; mais les conclusions gardent toujours quelque chose de subjectif ; et il est bien qu’il en soit ainsi. « Aussi longtemps que nous ne renoncerons pas au droit d’être une personnalité, nous devons user de ce droit et juger les actions humaines, du point de vue de notre personnalité. La guerre est une action humaine : comme telle, elle réclame un jugement catégorique ; tout compromis serait un manque de clarté, presque un manque d’honnêteté. On doit éclairer la guerre comme tout autre sujet, de tous les côtés, avant de la juger ; mais seuls, des cerveaux médiocres pourraient avoir l’idée de la juger de tous les côtés à la fois, ou même de deux côtés opposés ».
Telle est la sorte d’objectivité qu’il faut attendre de ce livre : non l’objectivité molle, flasque, indifférente, contradictoire, du savant dilettante, du grand Eunuque, — mais l’objectivité fougueuse, qui convient à cette époque de combats, celle qui s’efforce de tout voir et de tout connaître, loyalement, mais qui organise ensuite les matériaux de ses recherches d’après une hypothèse, une intuition passionnée.
Un tel système vaut ce que vaut l’intuition, — c’est-à-dire l’homme. Car, chez un grand savant, l’hypothèse, c’est l’homme : l’essence de son énergie, de son observation, de sa pensée, de sa force d’imagination et de ses passions même s’y concentrent. Elle est, chez Nicolaï, puissante et hasardeuse. L’idée centrale de son livre pourrait se résumer ainsi.
« Il existe un genus humanum, et il n’en existe qu’un. Cette espèce humaine, — l’humanité entière, — est un seul organisme, et possède une conscience commune ».
Qui dit organisme vivant dit transformation et mouvement incessant. Ce perpetuum mobile donne sa couleur spéciale aux « Betrachtungen » (méditations) de Nicolaï. Nous autres, partisans ou adversaires de la guerre, nous la jugeons presque tous in abstracto. Nous jugeons l’immobile et l’absolu. On dirait que dès qu’un penseur s’attache à un sujet pour l’étudier, il commence par le tuer. Pour un grand biologiste, tout est en mouvement, et le mouvement est la matière même de son étude. La question sociale ou morale n’est plus de savoir si la guerre est bonne ou mauvaise, dans l’éternel, mais si elle l’est pour nous, dans le moment où nous sommes. Or, pour Nicolaï, elle est une étape de l’évolution humaine, depuis longtemps dépassée. Et nous voyons, dans son livre, couler cette évolution des instincts et des idées, comme un flot irrésistible, qui ne revient jamais en arrière.
L’ouvrage est partagé en deux grandes divisions, d’inégale étendue. La première, qui tient plus des trois quarts du livre, s’attaque aux maîtres de l’heure, à la guerre, à la patrie, à la race, aux sophismes régnants. Elle a pour titre : « De l’évolution de la guerre » (Von der Entwicklung des Krieges). La seconde est, après la critique du présent, la construction de l’avenir ; elle se nomme : « La guerre vaincue » (ou « dépassée » : Von der Ueberwindung des Krieges), et elle esquisse le tableau de la société nouvelle, de sa morale et de sa foi. Dans l’abondance des documents et des idées, il est difficile de choisir. En dehors de l’extrême richesse de ses éléments, le livre peut être envisagé de deux points de vue : du point de vue spécialement allemand, et du point de vue universellement humain. Avec probité, Nicolaï établit, dès le début, que bien que tous les peuples aient, d’après sa conviction, leur part dans la faute actuelle, il n’entend s’occuper que de celle de l’Allemagne ; c’est aux penseurs des autres pays de faire, comme lui, maison nette, chacun chez soi. « Il ne s’agit pas, dit-il, de savoir si on a péché extra muros, mais d’empêcher qu’on ne pèche intra muros ». S’il prend surtout ses exemples en Allemagne, ce n’est pas qu’ils manquent ailleurs, c’est qu’il écrit avant tout pour les Allemands. Toute une partie de sa critique historique et philosophique a pour objet l’Allemagne ancienne et moderne. Elle mériterait une analyse spéciale ; et nul n’aura le droit désormais de parler de l’esprit allemand, sans avoir lu les chapitres pénétrants où Nicolaï, cherchant à définir l’individualité des peuples, analyse les caractéristiques de la Kultur allemande, ses vertus et ses vices, sa faculté excessive d’adaptation, la lutte que le vieil idéalisme germanique a eu à soutenir contre le militarisme, et comment il a sombré dans le combat. Le rôle fâcheux de Kant (pour qui Nicolaï professe pourtant une admiration profonde) est souligné par lui dans cette crise de l’âme d’un peuple. Ou plutôt, le dualisme des Raisons de Kant : Raison pure et Raison pratique, que, malgré ses efforts à la fin de sa vie, il n’a jamais réussi à relier d’une manière satisfaisante, — est un symbole génial du dualisme contradictoire dont l’Allemagne moderne s’est trop bien accommodée, gardant toute liberté dans le monde de sa pensée, et la foulant aux pieds, ou, sans regrets, s’en passant, dans celui de l’action (chap. X, p. 284 et s., p. 309 et s.).
Ces analyses de l’âme germanique ont un haut intérêt pour le psychologue, pour l’historien et pour l’homme politique. Mais forcé de me restreindre, je fais choix dans le livre de ce qui s’adresse à tous, de ce qui nous touche tous, de ce qui est vraiment universel, — le problème général de la guerre et de la paix dans l’évolution humaine. Je me résoudrai même à d’autres sacrifices : laissant de côté les chapitres historiques et littéraires qui traitent de ce sujet[3], je me bornerai aux études biologiques : c’est là que s’affirme, de la façon la plus originale, la personnalité de l’auteur.
Aux prises avec l’hydre de la guerre, Nicolaï attaque le mal aux racines. Il débute par une vigoureuse analyse de l’Instinct en général. Car il se garde bien de nier le caractère inné de la guerre.
La guerre, dit-il, est un instinct qui vient du plus profond de l’humanité et qui parle même chez ceux qui le condamnent. C’est une ivresse qui couve en temps de paix et qu’on entretient avec soin ; quand elle éclate, elle possède également tous les peuples. Mais de ce qu’elle est un instinct, il ne s’en suit pas que cet instinct soit sacré. Rousseau a popularisé l’idée fausse que l’Instinct est toujours bon et sûr. Il n’en est rien. L’instinct peut se tromper. Quand il se trompe, la race meurt ; et il est compréhensible que, par suite, chez les races survivantes, l’instinct soit viable. Et pourtant un animal doté d’instincts justes peut, sorti de son milieu primitif, être trompé par eux. Telle la mouche qui va se brûler à la flamme de la lampe : l’instinct était juste, au temps où le soleil était la seule lumière ; mais il n’a pas évolué, depuis l’invention des lampes. Admettons que tout instinct ait été utile, à l’époque où il s’est formé : ainsi, de l’instinct guerrier, peut-être ; cela ne veut pas dire qu’il le soit encore à présent. Les instincts sont extrêmement conservateurs et survivent aux circonstances qui les ont motivés. Exemple : les loups qui cachent leurs excréments pour dissimuler leurs traces ; et les chiens domestiques qui grattent stupidement l’asphalte des trottoirs. Ici, l’instinct est devenu absurde et sans but.
L’homme a conservé beaucoup de ses instincts rudimentaires et désuets. Pourtant, il a les moyens de les modifier ; mais la tâche est, pour lui, plus complexe que pour les autres êtres ; il se distingue des animaux en ce qu’il a la faculté de transformer son milieu, à un degré infiniment supérieur ; et, par suite, il lui faut y adapter ses instincts. Ils sont tenaces, et la lutte est dure ; elle n’en est que plus nécessaire. Des races animales ont été anéanties, parce qu’elles n’ont pu changer assez vite leurs instincts, tandis que les milieux changeaient. « L’homme se laissera-t-il anéantir, parce qu’il ne veut pas changer les siens ? Car il le peut, ou il le pourrait. L’homme seul peut choisir et par suite se tromper ; mais cette malédiction de l’erreur est la conséquence nécessaire de la liberté et donne naissance au pouvoir béni qui lui est accordé d’apprendre et de se modifier ». Mais l’homme n’use guère de ce pouvoir. Il est encore encombré d’instincts archaïques ; il s’y complaît ; il surestime ce qui est ancien, justement parce qu’il y reconnaît des instincts héréditaires et obscurs. Mauvaise recommandation !
Dans le royaume des borgnes, l’aveugle ne doit pas être roi. Le fait que nous avons toujours des instincts guerriers ne signifie pas que nous devions leur laisser la bride sur le cou ; il serait temps de les refréner, aujourd’hui que nous sentons les avantages de l’organisation mondiale. Et Nicolaï, quand il voit ses contemporains se livrer à leur enthousiasme pour la guerre, pense aux chiens ridicules qui persistent à égratigner l’asphalte, après avoir pissé.
Qu’est-ce au juste que les instincts belliqueux ? Sont-ils des attributs essentiels de l’espèce humaine ? Nullement, d’après Nicolaï ; ils en sont bien plutôt une déviation : car l’homme est, à son origine, un animal pacifique et social. Cela résulte de son anatomie. Il est un des êtres les plus démunis d’armes : sans griffes, ni cornes, ni sabots, ni cuirasse. Ses ancêtres, les singes, n’avaient d’autres ressources que de chercher un refuge dans les branches d’arbres. Quand l’homme descendit à terre et se mit à marcher, sa main devint libre. Cette main à cinq doigts, qui chez les autres animaux est devenue le plus souvent une arme (griffe ou sabot), est restée chez les seuls singes un organe préhensif. Essentiellement pacifique, mal faite pour frapper ou pour déchirer, sa fonction naturelle était de saisir et de prendre[4]. « Restée libre dans sa marche, elle empoigna l’instrument, l’outil ; ainsi elle devint le moyen et le symbole de toute la grandeur future de l’humanité ». — Mais elle n’eût pas suffi à défendre l’homme. Si l’homme avait été un animal solitaire, il eût été anéanti par ses ennemis plus forts et mieux armés. Sa force fut qu’il était un être social. L’état social a devancé de beaucoup chez nous l’état familial : ce n’est pas l’homme qui s’est créé volontairement une communauté — d’abord une famille, puis une race, un État ; — c’est la communauté primitive qui a rendu possible la formation de l’homme individuel[5]. L’homme est, de nature, comme disait Aristote, un animal sociable. Et le rapprochement entre hommes est plus ancien et plus originel que le combat.
Voyez d’ailleurs les animaux. La guerre est très rare entre bêtes d’une même espèce. Les espèces où elle existe (comme les cerfs, les fourmis, les abeilles, et quelques oiseaux), sont toutes arrivées à un degré de développement où les bêtes attachent à quelque objet (une proie ou une femelle) un droit de possession. La possession et la guerre vont ensemble. La guerre n’est qu’une des innombrables conséquences qu’a entraînées avec elle, à un certain stade de l’évolution, l’établissement de la propriété. Quel que soit le but avoué de la guerre, il s’agit toujours de dépouiller l’homme de son travail ou du fruit de son travail. Toute guerre qui n’est pas totalement inutile a pour conséquence nécessaire l’esclavage d’une partie de l’humanité. Seuls, les noms changent, pudiquement. N’en soyons pas dupes ! Une contribution de guerre n’est autre chose qu’une part du travail de l’ennemi vaincu. La guerre moderne prétend hypocritement protéger la propriété individuelle ; mais en atteignant l’ensemble du peuple vaincu, on porte indirectement atteinte aux droits de chaque individu. Ainsi, du reste. Il faut être franc et, quand on défend la guerre, oser reconnaître et proclamer qu’on défend l’esclavage.
Au reste, il n’est pas à nier que l’une et l’autre n’aient été non seulement utiles, mais nécessaires, pour une période de l’évolution humaine. L’homme primitif, comme la bête, est absorbé par le souci de la nourriture. Quand les besoins spirituels se sont faits exigeants, il a fallu que la grande masse travaillât au delà du nécessaire, afin qu’un petit nombre pussent vivre dans l’oisiveté studieuse. L’admirable civilisation antique eût été inexplicable sans l’esclavage. Mais à présent, l’organisation du monde a rendu superflu l’esclavage. L’ensemble d’une société nationale d’aujourd’hui renonce volontairement (et devra renoncer de plus en plus) à une partie de ses revenus, pour les employer à des œuvres sociales. Les machines fournissent dix fois autant de travail que la main d’homme ; si on les utilisait intelligemment, le problème social serait fort allégé. Mais un sophisme de l’économie politique prétend que le bien-être national s’accroît avec la force de consommation. Le principe est faux ; il conduit à inoculer aux peuples des besoins factices ; mais il permet aux classes intéressées de maintenir l’esclavage, sous la forme de rapine et de guerre. La propriété a créé la guerre, et elle la maintient ; elle n’est une source de vertus que pour les faibles, qui ont besoin de ce stimulant pour les exciter à l’effort. Dans tous les temps, le combat a eu pour objet la possession. Nicolaï ne croit pas qu’on se soit jamais battu matériellement pour une idée pure, dégagée de toute pensée de domination matérielle. On peut bien lutter pour l’idée pure de patrie, quand on cherche à exprimer le mieux possible le génie de son peuple ; mais on ne peut rendre aucun service à cette idée, avec les canons : de tels arguments matériels n’ont de raison d’être que si l’idée pure s’apparente avec des convoitises impures de puissance et de possession. Ainsi, combat, propriété et esclavage sont intimement associés. Gœthe l’a dit :
Krieg, Handel und Piraterie
Dreieinig sind sie, nicht su trennen.
(Guerre, trafic et piraterie sont trois en un, et on ne peut les séparer).
Nicolaï soumet ensuite à la critique les notions pseudo-scientifiques, d’où les intellectuels modernes prétendent tirer les titres de légitimité de la guerre. Il fait surtout justice du faux darwinisme et du mésusage de l’idée de la Lutte pour la vie, qui, mal comprise et spécieusement interprétée, paraît sanctionner la guerre comme une sélection et, par suite, comme un droit naturel. Il y oppose la science vraie, la loi fondamentale de la croissance des êtres[6], et celle des limites naturelles à la croissance[7]. Ces limites obligent évidemment au combat les êtres et les espèces, puisqu’il n’y a sur terre d’énergie, c’est-à-dire de nourriture, que pour un nombre restreint d’organismes. Mais Nicolaï montre que la forme la plus pauvre, la plus stupide, on pourrait dire la plus ruineuse de ce combat, est la guerre entre les êtres. La science moderne, qui permet d’évaluer la quantité d’énergie solaire, dont le torrent baigne notre planète, nous apprend que tous les êtres vivants n’utilisent encore aujourd’hui qu’un vingt-millième de cette richesse disponible. Il est clair que, dans ces conditions, la guerre, c’est-à-dire le meurtre accompagné de vol de la portion d’énergie possédée par autrui, est un crime sans excuse. C’est, dit Nicolaï, comme si mille pains étaient étalés devant nous, et que nous allions tuer un pauvre mendiant, pour lui voler une croûte. L’humanité a devant elle un champ presque illimité, et le vrai combat qu’elle doit livrer est le combat avec la nature. Tout autre l’appauvrit et la ruine, en la détournant de l’effort principal. La méthode féconde repose sur la captation de sources toujours nouvelles d’énergie. Le point de départ a été, dans la préhistoire, la découverte du feu, jailli de la plante : cette découverte a marqué une nouvelle orientation pour l’homme et l’avènement de sa suprématie sur la nature. Ce nouveau principe a été exploité d’une façon si intensive, dans les cent dernières années, que l’évolution humaine en est entièrement transformée. Actuellement, tous les problèmes principaux sont à peu près résolus et n’attendent que la réalisation pratique. La thermoélectricité nous permet l’utilisation directe et rationnelle de l’énergie solaire. Les recherches des chimistes modernes conduisent aux possibilités de créer artificiellement les aliments… etc. Si l’humanité appliquait toute sa volonté de lutte à l’exploitation de toute l’énergie disponible dans la nature, non seulement elle pourrait vivre à l’aise, mais il y aurait place sur terre pour des milliards d’êtres humains de plus. Combien pauvre en présence de cet admirable combat avec les éléments paraît la guerre actuelle ! Qu’a-t-elle à voir avec le vrai combat pour l’existence ? C’est un produit de dégénérescence. La guerre est juste ; mais non la guerre entre les hommes : — la guerre féconde pour la souveraineté des hommes sur les forces de la terre, cette jeune guerre dont nous avons à peine combattu la millionième partie ; et notre temps est armé pour la mener d’une façon inouïe.
Nicolaï, opposant ce combat créateur au combat destructeur, les symbolise en deux types de savants allemands : d’un côté, le professeur Haber, qui a utilisé sa science à fabriquer les bombes asphyxiantes et pour qui l’avenir ne sera pas indulgent ; — et le génial chimiste Emil Fischer, qui a réalisé la synthèse du sucre et qui réalisera peut-être celle du blanc d’œuf, — le fondateur ou l’avant-coureur de la nouvelle période de l’humanité. Celui-ci sera vénéré dans l’avenir comme un des grands vainqueurs dans le combat pour conquérir les sources de la vie. Il aura exercé en vérité « l’art divin », dont parlait Archimède.
Mais aux raisonnements de Nicolaï, prouvant que la guerre va à l’encontre du progrès humain, s’oppose un fait indiscutable, éclatant, qu’il s’agit d’expliquer : la présence actuelle de la guerre et son épanouissement monstrueux. Jamais elle n’a été plus forte, plus brutale, plus générale. Et jamais elle n’a été plus exaltée. Un intéressant chapitre montre que les apologistes de la guerre sont rares, dans le passé[8] : même chez les poètes d’épopées guerrières, qui chantent l’héroïsme, la guerre ne rencontre que des paroles de crainte et de réprobation. Le plaisir de la guerre (Krieglust), de la guerre en soi, est, en littérature, quelque chose de moderne. Il faut arriver jusqu’aux de Moltke, aux Steinmetz, aux Lasson, aux Bernhardi, et aux Roosevelt, pour entendre célébrer la guerre, avec des accents de jubilation quasi-religieuse. Et il faut aussi arriver jusqu’à la mêlée actuelle, pour voir les armées, qui dans l’antiquité grecque ne dépassaient pas 20.000 hommes, 100 à 200.000 dans l’antiquité romaine, 150.000 au XVIIIe siècle, 750.000 sous Napoléon, 2 millions et demi en 1870, atteindre dix millions dans chaque camp[9]. La crue est prodigieuse et prodigieusement récente. Même en admettant un choc prochain entre Européens et Mongols, cette progression ne peut matériellement continuer, au delà de deux générations : le nombre de la population du globe n’y suffirait pas.
Mais Nicolaï ne s’émeut pas de l’énormité du monstre qu’il combat. Bien plus ! il y voit une raison de confiance en la victoire de sa propre cause. Car la biologie lui a révélé la mystérieuse loi de giganthanasie. Un des plus importants principes de la paléontologie établit que tous les animaux (à l’exception des insectes, qui justement pour cela sont, avec les brachiopodes, la race la plus ancienne de la terre), toutes les espèces au cours des siècles, ne cessent de croître, et qu’à l’instant où elles semblent les plus grandes et les plus fortes, elles disparaissent d’un coup. Dans la nature, ne meurt jamais que ce qui est grand. (« In der Natur stirbt immer nur das Grosse »). Mais tout ce qui est grand doit mourir et mourra, parce que, conformément à la loi impérieuse de croissance, un jour vient où il dépasse les limites du possible qui lui était assigné. Il en est ainsi de la guerre, écrit Nicolaï : au-dessus des fronts illimités des armées gris ou bleu-horizon, plane le frisson annonciateur de la Götterdämmerung, qui est proche. Tout ce qui était beau et caractéristique des anciennes guerres a disparu : la vie de camp, les uniformes variés, les combats singuliers, bref le spectacle. Le champ de bataille est presque devenu un accessoire. Autrefois, le problème était de chercher et de bien choisir le lieu de la bataille : c’était la guerre de position. Aujourd’hui, on s’installe n’importe où et partout. Le travail essentiel est ailleurs : finances, munitions, approvisionnements, voies ferrées, etc. Au général unique s’est substituée la machinerie impersonnelle du Generalstab. La vieille joyeuse guerre est morte. — Il est possible que la guerre croisse encore. Dans celle-ci, il y a encore des neutres ; et on peut admettre, avec Freiligrath, qu’il se livrera une bataille du monde entier. Mais alors, ce sera définitif. La dernière guerre sera la plus vaste et la plus terrible, comme le dernier des grands Sauriens fut le plus gigantesque. Notre technique a fait croître la guerre jusqu’aux ultimes limites. Et puis elle croulera[10].
Au fond, sous ses dehors terrifiants, le monstre de la guerre n’est pas sûr de sa force ; il se sent menacé. À aucune époque, il n’a fait appel, comme aujourd’hui, à autant d’arguments mystico-scientifico-politico-meurtriers, pour justifier son existence. Il n’y songerait pas, s’il ne savait que ses jours sont comptés et que le doute s’est glissé jusqu’en les plus fidèles de ses servants. Mais Nicolaï le suit dans ses retranchements, et une partie de son livre est l’impitoyable satire de tous les sophismes dont notre niaiserie étaye pieusement l’instrument de supplice, au couperet suspendu sur nos têtes : — sophisme de la prétendue sélection par la guerre[11] ; — sophisme de la guerre défensive[12] ; sophisme de l’humanisation de la guerre[13] ; sophisme de la soi-disant solidarité créée par la guerre, de la fameuse « unité sacrée »[14] ; — sophisme de la patrie, restreinte à la conception étroite et factice d’État politique[15] ; — sophisme de la race…[16] etc.
On aimerait à citer quelques extraits de ces critiques ironiques et sévères, — particulièrement celle qui fustige le plus impertinent et le plus florissant des sophismes du jour, le sophisme de la race, pour lequel s’entretuent des milliers de pauvres nigauds de toutes les nations.
« Le problème des races est, dit Nicolaï, une des plus tristes pages de la science, car en aucune autre on n’a, avec un tel manque de scrupules, mis la science au service de prétentions politiques ; on pourrait presque dire que les différentes théories de races n’ont pas d’autre but que d’élever ou de fonder ces prétentions, comme les livres de l’Anglo-Allemand Houston-Stewart Chamberlain en sont peut-être le plus abominable exemple. Cet auteur a essayé de réclamer pour la race germanique tous les hommes importants de l’histoire du monde, y compris le Christ et Dante. Cet essai démagogique n’a pas manqué d’être suivi, depuis la guerre, et M. Paul Souday (Le Temps, 7 août 1915) a tâché de montrer que tous les hommes marquants d’Allemagne étaient de race celtique… » À ces extravagances, Nicolaï répond, par des exemples précis :
1o qu’il n’est pas prouvé qu’une race pure soit meilleure qu’une race mêlée : (exemples tirés aussi bien des espèces animales que de l’histoire humaine) ;
2o qu’il est impossible de définir ce qu’est une race d’hommes, (car on ne possède pour cela aucun critérium sûr), et que toutes les classifications tentées, par l’histoire, par la linguistique, par l’anthropologie, s’accordent très mal entre elles, et ont presque totalement échoué ;
3o qu’il n’y a pas de races pures en Europe, et que, moins qu’aucune autre nation, l’Allemagne aurait droit à prétendre à la pureté de race[17]. Si l’on voulait aujourd’hui chercher de purs Germains on n’en trouverait peut-être plus qu’en Suède, en Hollande et en Angleterre ;
4o que si l’on entend par race quelque chose de fixe et de défini, à la façon zoologique, il n’y a même pas de race européenne.
Un patriotisme basé sur la race est impossible, et le plus souvent grotesque. Une communauté ethnologique n’existe dans aucune des nations d’aujourd’hui ; leur cohésion ne leur est pas donnée comme un héritage qu’il leur est permis d’exploiter ; il leur faut, chaque jour, acquérir à nouveau et fortifier sans relâche leur communauté de pensées, de sentiments, de volontés. Et cela est bon, ainsi ; cela est juste. Comme l’a dit Renan, « l’existence d’une nation doit être un plébiscite de tous les jours ». — En un mot, ce qui unit, ce n’est pas la force historique, c’est le désir d’être ensemble et le besoin mutuel qu’on a les uns des autres ; ce ne sont pas les vœux que d’autres ont faits pour nous, c’est notre volonté libre, que guident notre raison et notre cœur.
En est-il ainsi, maintenant ? Quelle place tient la volonté libre dans les patries d’aujourd’hui ? — Le patriotisme a pris un caractère extraordinairement oppressif ; à aucune autre époque, il n’a été aussi tyrannique et aussi exclusif ; il dévore tout. La patrie l’emporte, à cette heure, sur la religion, l’art, la science, la pensée, la civilisation. Cette hypertrophie monstrueuse ne s’explique pas par les sources naturelles d’où jaillit l’instinct de patrie : — amour du sol natal, sens familial, besoin social de se grouper en grandes communautés. Ses effets colossaux dérivent d’un phénomène pathologique, la « suggestion de masse » (Massensuggestion). Nicolaï en fait une analyse serrée. Il est remarquable, dit-il, que si plusieurs animaux ou plusieurs hommes exécutent un acte en commun, le seul fait d’agir ensemble modifie l’action individuelle. Nous savons, d’une façon scientifiquement précise, que deux hommes peuvent porter beaucoup plus du double d’un seul. Et de même, une masse d’êtres réagit tout autrement que ces mêmes êtres isolés. Tout cavalier sait que son cheval accomplit, en colonne de cavalerie, de plus longues courses et est plus résistant. Forel observe qu’une fourmi qui se ferait tuer dix fois au milieu de ses compagnes, a peur et fuit devant une fourmi beaucoup plus faible, si elle est seule à vingt pas de sa fourmilière. Chez les hommes aussi, le sentiment de foule intensifie prodigieusement les réactions de chacun. L’écho des paroles d’un orateur peut décupler ou centupler sa propre émotion. Il communique d’abord à chaque auditeur une faible partie de ce qu’il ressent lui-même, soit 1 p. 100. Si l’assemblée se compose de 1000 individus, l’ensemble de la foule ressentira le décuple de l’orateur. Leurs impressions réagiront à leur tour sur l’orateur, qui sera entraîné par ses auditeurs. Et ainsi de suite.
Or, à notre époque, l’assemblée d’auditeurs a pris des proportions énormes, que cette guerre mondiale a rendues gigantesques. Les vastes États alliés sont devenus, grâce aux moyens puissants de communications rapides, par le télégraphe et la presse, comme un seul public de millions d’êtres. Qu’on imagine, dans cette masse vibrante et sonore, la répercussion du moindre cri, du moindre frémissement ! Ils prennent l’aspect de convulsions cosmiques. La masse entière de l’humanité est secouée comme un tremblement de terre. Dans ces conditions, que deviendra un sentiment naturel et sain à l’origine, comme l’amour de la patrie ? — En temps normal, dit Nicolaï, un honnête homme aime sa patrie, comme il doit aimer sa femme, tout en sachant qu’il y a peut-être d’autres femmes plus belles, plus intelligentes, ou meilleures. Mais la patrie d’à présent est une femme jalouse jusqu’à l’hystérie, qui déchire quiconque reconnaît les qualités d’une autre. En temps normal, le vrai patriote est (ou devrait être) l’homme qui aime dans sa patrie le bien et qui combat le mal. Mais qui agit ainsi, de notre temps, est traité en ennemi de la patrie. Le patriote, au sens où l’entendent nos contemporains, aime dans sa patrie le bien et le mal ; il est prêt à faire le mal pour sa patrie ; et dans le puissant courant de masse qui l’emporte, il le fait avec enivrement. Plus l’individu est faible, plus son patriotisme est exalté. Il est incapable de résister à la suggestion collective, il en éprouve même l’attrait passionné : car tout homme faible cherche un appui, il se croit plus fort s’il agit en communion avec d’autres. Or, tous ces faibles n’ont entre eux nul lien de culture intime, ils ont besoin, pour les unir, d’un lien extérieur : aucun n’est plus à leur portée que le nationalisme ! « C’est, dit Nicolaï, un sentiment exaltant pour un imbécile, de pouvoir former une majorité avec une douzaine de millions de son espèce. Moins un peuple possède de caractères et d’individualités, plus violent est son patriotisme. »
Cette attraction de la masse, qui opère comme un aimant, est le côté positif du chauvinisme. Le côté négatif est la haine de l’étranger. Et le milieu d’élection, le bouillon de culture, c’est la guerre. La guerre jette sur le monde des montagnes de souffrances ; elle l’écrase de privations matérielles et spirituelles. Pour que les peuples puissent les supporter, il faut surexalter le sentiment de masse, afin de soutenir les faibles, en les resserrant plus étroitement dans le troupeau. C’est ce que l’on produit artificiellement par la presse. — Le résultat est effarant. Le patriotisme concentre toute la force de l’âme humaine dans l’amour pour son peuple et la haine pour l’ennemi. La haine religion. La haine sans raison, sans bon sens, sans fondement. Il ne reste plus aucune place pour aucune autre faculté. L’intelligence, la morale ont totalement abdiqué. Nicolaï en cite, dans l’Allemagne de 1914–15, des exemples délirants. Chacun des autres peuples en aurait autant à lui offrir. Nulle résistance. Dans l’aberration collective, toutes les différences de classes, d’éducation, de valeur intellectuelle ou morale, s’aplanissent, s’égalisent. L’humanité entière, de la base à la cime, est livrée aux Furies. S’il se manifeste encore une étincelle de volonté libre, elle est foulée aux pieds, et l’indépendant isolé est déchiré, comme Penthée par les Bacchantes.
Mais cette frénésie n’intimide point le calme regard du penseur. Nicolaï voit dans ce paroxysme même la dernière flambée de la torche près de s’éteindre. De même que, dit-il, le sport hippique et nautique s’est développé, de nos jours, lorsque les chevaux et la navigation à voiles devenaient superflus, de même le patriotisme est devenu un fanatisme, au moment où il cesse d’être un facteur de culture. C’est le destin des Épigones. Aux temps lointains, il fut bon, il fut nécessaire que l’égoïsme individuel fût brisé par le groupement des hommes en tribus et en clans. Le patriotisme des villes fut justifié, quand il rompit l’égoïsme des chevaliers pillards. Le patriotisme d’État fut justifié, quand il embrassa en lui toutes les énergies d’une nation. Les combats nationaux, au xixe siècle, ont eu leur prix. Mais aujourd’hui les États nationaux ont accompli leur tâche. De nouveaux travaux nous appellent : le patriotisme n’est plus un but pour l’humanité ; il veut nous ramener en arrière. C’est là un effort vain : on n’arrête pas l’évolution, on se suicide en se jetant sous les roues du chariot de fer. Le sage ne s’émeut point de cette résistance frénétique des forces du passé : car il la sait désespérée. Il laisse les morts enterrer les morts, et, devançant le cours du temps, il vit déjà dans l’unité palpitante de l’humanité à venir. Parmi les épreuves et les calamités du présent, il réalise en lui la sereine harmonie de ce « grand corps » dont tous les hommes sont les membres, selon le mot profond de Sénèque : Membra sumus corporis magni.
Dans un prochain article, nous verrons comment Nicolaï décrit ce corpus magnum et la mens magna qui l’anime : le Weltorganismus — l’organisme de l’univers humain, qui s’annonce.
1er octobre 1917.
Dans un précédent article, nous avons vu avec quelle énergie G.-F. Nicolaï condamnait le non-sens de la guerre et des sophismes qui lui servent d’étais. — Cependant, la sinistre folie a triomphé. Ce fut, en 1914, la faillite de la raison. Et, d’une nation à l’autre, elle s’est étendue, depuis, à tous les peuples de la terre. Il ne manquait pourtant pas de morales et de religions constituées, qui auraient dû opposer leur barrière à cette contagion de meurtre et d’imbécillité. Mais toutes les morales, toutes les religions existantes se sont révélées tristement, totalement insuffisantes. Nous l’avons constaté pour le christianisme, et Nicolaï montre, après Tolstoï, que le bouddhisme n’a pas mieux résisté.
Pour le christianisme, son abdication ne date pas d’hier. Depuis la grande compromission des temps de Constantin, au quatrième siècle, qui fit de l’Église du Christ une Église d’État, la pensée essentielle du Christ a été trahie par ses représentants officiels et livrée à César. Ce n’est que chez les libres personnalités religieuses, dont la plupart furent taxées d’hérésie, qu’elle se conserva (relativement) jusqu’à nous. Mais ses derniers défenseurs viennent de la renier. Les sectes chrétiennes qui toujours refusèrent le service militaire, comme les Mennonites en Allemagne, les Doukhobors en Russie, les Pauliciens, les Nazarénens, etc., participent à la guerre actuelle[18]. « Le fondateur des Mennonites, Menno Simonis, au seizième siècle, avait interdit la guerre et la vengeance. Encore en 1813, la force morale de la secte était si grande que York, par rescrit du 18 février, la dispensa de la landwear. Mais en 1915, le prédicateur mennonite de Dantzig, H.-H. Mannhardt, prononça un discours pour glorifier les actes de guerre. »
Il fut un temps, écrit Nicolaï, où l’on croyait que l’Islam était inférieur au christianisme. Alors, les armes turques pesaient sur l’Europe. Aujourd’hui, le Turc est presque chassé d’Europe ; mais moralement il l’a conquise ; invisible, l’étendard vert du Prophète flotte sur toute maison, où l’on parle de la guerre sainte. »
Des poésies religieuses allemandes représentent le combat dans les tranchées « comme une épreuve de piété, instituée par Dieu ». Personne ne s’étonne plus de l’absurde contradiction, dans les termes, d’une « guerre chrétienne ». Très peu de théologiens ou ecclésiastiques ont osé réagir. L’admirable livre de Gustave Dupin : la Guerre infernale[19], nous a fait connaître, en les stigmatisant, d’affreux échantillons de christianisme militarisé. Nicolaï nous en présente d’autres spécimens, qu’il serait dommage de laisser dans l’ombre. En 1915, un théologien de Kiel, le professeur Baumgarten, constate tranquillement l’opposition entre la morale nationaliste-guerrière et le Sermon sur la Montagne ; mais cela ne le trouble point ; il déclare qu’en notre temps les textes du Vieux Testament doivent avoir plus d’autorité, et il met le christianisme au panier. Un autre théologien, Arthur Brausewetter, fait une découverte singulière : la guerre lui fait trouver le Saint-Esprit. Pour la première fois, écrit-il, l’année de guerre 1914 nous a appris ce qu’était le Saint-Esprit… »
Tandis que le christianisme était publiquement renié par ses prêtres et ses pasteurs, les religions d’Asie n’étaient pas moins prestes à trahir la pensée gênante de leurs fondateurs. Tolstoï avait déjà signalé le fait. « Les Bouddhistes d’aujourd’hui ne tolèrent pas seulement le meurtre, ils le justifient. Pendant la guerre du Japon avec la Russie, Soyen Shaku, un des premiers dignitaires bouddhistes du Japon, écrivit une apologie de la guerre[20]. Bouddha avait dit cette belle parole de douloureux amour : « Toutes choses sont mes enfants, toutes sont l’image de mon Moi, toutes découlent d’une seule source et sont des parties de mon corps. C’est pourquoi je ne puis trouver de repos, aussi longtemps que la plus petite partie de ce qui est n’a pas atteint sa destination. » Dans ce soupir d’amour mystique, qui aspire à la fusion de tous les êtres, le bouddhiste contemporain a savamment découvert l’appel à une guerre d’extermination. Car, dit-il, le monde n’ayant pas atteint sa destination, par le fait de la perversité de beaucoup d’hommes, il faut leur livrer la guerre et les anéantir : ainsi, l’on « extirpera les racines de tout malheur. » — Ce bouddhiste sanguinaire rappelle, à s’y méprendre, l’idéalisme à couperet de nos Jacobins de 93, dont j’essayais de résumer la foi monstrueuse, en cette réplique de Saint-Just qui termine mon drame, Danton :
Quand les religions se montrent si débiles, il n’est pas surprenant que les simples morales s’effondrent. On verra chez Nicolaï le travestissement que les disciples de Kant ont imposé à leur maître. Bon gré mal gré, l’auteur de la Critique de la raison pure a dû revêtir l’uniforme feldgrau. Ses commentateurs allemands n’affirment-ils pas que la plus parfaite réalisation de la pensée de Kant est… l’armée prussienne ! Car, disent-ils, en elle le sentiment du devoir kantien est devenu réalité vivante…
Inutile de nous attarder à ces insanités, qui ne diffèrent que par des nuances de celles qui servent, en tous pays, aux gardes nationaux de l’intelligence, pour exalter leur cause, et la guerre. Il suffit de constater, avec Nicolaï, que l’idéalisme européen s’est écroulé en 1914. Et la conclusion de Nicolaï (que je me contente ici d’enregistrer objectivement), c’est que « la preuve a été faite de l’absolue inutilité de la morale idéaliste ordinaire (kantienne, chrétienne, etc.), puisqu’elle n’a pu déterminer aucun de ses tenants à agir moralement. » Devant cette impossibilité manifeste de fonder l’action morale sur une base uniquement idéaliste, Nicolaï considère que le premier devoir est de chercher une autre base. Il souhaite que l’Allemagne, instruite par son profond abaissement, son « Iéna moral », travaille à cette tâche urgente pour l’humanité, — et pour elle-même, plus que pour toute autre nation : car elle en a plus besoin. — « Cherchons donc, dit-il, s’il n’est pas possible de trouver dans la nature, scientifiquement observée, les conditions d’une morale objective, qui soit indépendante de nos sentiments personnels, bons ou mauvais, toujours chancelants. »
La guerre étant un phénomène de transition dans l’évolution humaine, comme le montre la première partie du volume, quel est le principe propre et éternel de l’humanité ? Et d’abord, y en a-t-il un ? Y a-t-il un impératif supérieur, et valable pour tous les hommes ?
Oui, répond Nicolaï : c’est la loi même de vie qui régit l’organisme total de l’humanité. En fait, le droit naturel a deux seuls fondements, qui seuls restent inébranlables : l’individu, pris à part, et l’universalité humaine. Tous les intermédiaires, comme la famille et l’État, sont des groupements organisés[22], qui peuvent changer — qui changent — suivant les mœurs : ils ne sont pas des organismes naturels. Les deux sentiments puissants, qui vivifient notre monde moral, comme une double électricité, positive et négative — l’égoïsme et l’altruisme — sont la voix de ces deux forces essentielles. L’égoïsme a sa source naturelle dans notre personnalité, qui est l’expression d’un organisme individuel. L’altruisme doit son existence à l’obscure conscience que nous avons de faire partie d’un organisme total : l’Humanité.
Cette conscience obscure, Nicolaï entreprend (dans la seconde partie de son livre) de l’éclairer et de la fonder sur une base scientifique. Il entend prouver que l’Humanité n’est pas seulement un concept de la raison : elle est une réalité vivante, un organisme scientifiquement observable.
Ici, l’esprit d’intuition poétique des philosophes antiques s’unit curieusement a l’esprit d’expérimentation et d’exacte analyse de la science moderne. Les plus récentes théories de l’histoire naturelle et de l’embryologie viennent commenter l’Hylozoïsme des Sept Sages et la mystique des premiers chrétiens. Janicki et H. de Vries donnent la main à Héraclite et à saint Paul. Il en résulte une étrange vision de panthéisme matérialiste et dynamiste : l’Humanité, considérée comme un corps et une âme en perpétuel mouvement.
Nicolaï commence par rappeler que cette conception, si extraordinaire qu’elle puisse paraître, a existé de tous temps. Et il en fait brièvement l’histoire. C’est le Feu d’Héraclite, qui représentait aux yeux du sage Éphésien la raison du monde. C’est le pneuma des stoïciens, le pneuma agion des chrétiens primitifs, la Force sainte, vivifiante, qui concentre en soi toutes les âmes. C’est le universum mundum velut animal quoddam immensum d’Origène. Ce sont les chimères fécondes de Cardanus, de Giordano Bruno, de Paracelse, de Campanella. C’est l’animisme qui se mêle encore à la science de Newton et qui pénètre son hypothèse de l’attraction universelle : (ses disciples directs n’appellent-ils pas cette force : « amitié »[23] ou « Sehnsucht des astres » !…[24] — Bref, c’est à travers tous les développements de la pensée humaine la croyance que ce monde terrestre est un seul organisme qui possède une sorte de conscience commune. Nicolaï indique l’intérêt qu’il y aurait à écrire l’histoire de cette idée, et il l’esquisse en un chapitre savoureux.[25]
Puis il passe à la démonstration scientifique. — Existe-t-il un lien matériel, corporel, vivant et persistant, entre tous les hommes de tous les pays et de tous les temps ?[26] Il en trouve la preuve dans les recherches de Weissmann et la théorie, à présent classique, du plasma germinatif (Keintplasma),[27] Les cellules germinatives continuent, en chaque être, la vie des parents, dont elles sont, au sens le plus réel, des morceaux vivants. La mort ne les atteint pas. Elles passent, immuables, dans nos enfants et dans les enfants de nos enfants. Ainsi, persiste réellement à travers tout l’arbre héréditaire une partie de la même substance vivante. Un morceau de cette unité organique vit en chacun, et par lui nous sommes tous rattachés corporellement à la communauté universelle. Nicolaï indique en passant des rapports surprenants entre ces hypothèses scientifiques des trente dernières années et certaines intuitions mystérieuses des Grecs et des premiers Chrétiens, — le « pneuma êôopoïoun » de l’Écriture, le « pneuma qui engendre » (Saint-Jean, VI, 63), l’Esprit générateur, qui se distingue non seulement de la chair, comme dit Saint-Jean, mais de l’âme, comme il ressort d’un passage de Saint-Paul (Corinth. 15, 43) sur le « sôma pneumatikon », « le corps pneumatique » qu’il oppose au « sôma psuchikon », ou « corps psychique » et intellectuel, et qui, plus essentiel que celui-ci, pénètre réellement, matériellement, le corps de tous les hommes.
Ce n’est pas tout : les études des naturalistes contemporains, et notamment de Janicki, sur la reproduction sexuelle[28], ont expliqué comment elle sauvegarde l’homogénéité du plasma germinatif dans une espèce animale, et comment elle renouvelle constamment les apports mutuels à l’intérieur de l’organisme total d’une race. « Le monde, dit Janicki, n’est pas brisé en une masse de fragments indépendants, isolés pour toujours les uns des autres. Par la génération sexuelle, périodiquement mais inépuisablement, l’image du macrocosme se reflète en chaque partie, comme un microcosme ; le macrocosme se résout en mille microcosmes. Ainsi, les individus, tout en étant indépendants, forment entre eux une continuité matérielle. Tels les plants de fraisiers, reliés par des rejetons, chaque individu se développe pour ainsi dire par un système invisible de rhizomes (racines souterraines) qui unissent ensemble les substances germinatives d’innombrables individualités ». — Or, on calcule qu’à la vingt-et-unième génération, soit en cinq cents ans (à trois enfants par couple), la postérité d’un homme embrasse un nombre d’hommes égal à l’humanité entière. On peut donc dire que chacun a un peu de substance vivante de tous les hommes qui ont vécu il y a cinq cents ans. D’où l’absurdité de vouloir enfermer un individu, quel qu’il soit, dans une catégorie de nation ou de race séparée.
Ajoutez que la pensée se propage, elle aussi, à travers les hommes, à la façon du plasma germinatif.
Toute pensée, une fois exprimée, mène dans la communauté des hommes une vie indépendante de son créateur, se développe dans les autres et, comme le plasma germinatif, a une vie éternelle. En sorte qu’il n’y a dans l’humanité ni vraie naissance, ni vraie mort matérielle et spirituelle : ce que la sagesse d’Empédocle a su voir et exprimer ainsi :
« Mais je te veux révéler autre chose. Il n’y a pas de naissance chez les êtres mortels, et il n’y a pas de fin par la mort qui corrompt. Seul, le mélange existe, et seul, l’échange des choses qui sont mêlées. Naissance n’est que le nom dont l’appellent les hommes. »
L’humanité est donc, matériellement et spirituellement, un organisme unique, étroitement lié, dont toutes les parties se développent en commun.
Sur ces idées viennent maintenant se greffer le concept de mutation et les observations de Hugo de Vries. — Si cette substance vivante qui est commune à toute l’humanité a acquis, à quelque moment et sous quelque influence, la propriété de se modifier[29], après un certain temps, soit un millier d’années, tous ceux qui ont en eux une partie de cette substance peuvent accomplir soudain un égal changement. On sait que Hugo de Vries a observé ces variations subites chez les plantes[30]. Après des siècles de stabilité de tous les caractères d’une espèce, brusquement, une année, se produit une modification dans un grand nombre d’individus de cette espèce (les feuilles sont ou plus longues, ou plus courtes, etc.). Aussitôt, cette modification se propage d’une façon constante ; et, dès l’année suivante, l’espèce nouvelle est établie. — Il en est de même chez les hommes, et spécialement dans les cerveaux humains, par conséquent dans le domaine psychique. On voit des hommes dotés de variations cérébrales, qui sont anormales : on les traite de fous ou de génies ; ils annoncent la variation future de l’espèce, ils en sont les avant-coureurs : quand leur temps est venu, leurs particularités apparaissent soudain dans toute l’espèce. Et l’expérience constate en effet que des transformations ou des découvertes morales et sociales surgissent, au même moment, dans les contrées les plus éloignées et les plus différentes. Pour ma part, j’ai été souvent frappé de ce fait, en étudiant l’histoire du passé, ou en observant mon temps. Des sociétés contemporaines, mais séparées par la distance et n’ayant entre elles aucun moyen de communication rapide, passent, à la même heure, par les mêmes phénomènes moraux et sociaux. Et presque jamais une découverte ne naît dans le cerveau d’un seul inventeur : au même instant, d’autres inventeurs tombent en arrêt, devant, ou sont sur la piste. Le langage populaire dit que « les idées sont dans l’air ». Quand cela est, une mutation est à la veille de se produire dans le cerveau de l’humanité. Il en est ainsi aujourd’hui. Nous sommes, dit Nicolaï, à la veille de la « mutation de la guerre » (die nahende Mutation des Krieges). Moltke et Tolstoï représentent deux grandes variations opposées de la pensée humaine. L’un célèbre la valeur morale de la guerre, l’autre la condamne. Lequel des deux est la variation géniale ? Lequel, la variation folle qui s’égare ? À voir les faits actuels, il semblerait que Moltke l’emportât. Mais dans un organisme où va se produire une mutation, préludent à l’avance de fréquentes et fortes variations. Et de ces variations diverses, seules subsistent celles qui sont le plus utilisables pour la vie. Il en résulte pour Nicolaï que les idées de Moltke et de ses disciples sont un présage favorable de la mutation proche.
Quoi qu’il en soit de cet espoir d’une mutation qui ferait, dans un délai rapproché, surgir une humanité antiguerrière, il suffit d’observer le développement biologique du monde actuel pour augurer l’imminence d’une organisation nouvelle, plus vaste et plus pacifique. À mesure que l’humanité évolue, les communications entre les hommes se multiplient. Le siècle dernier a brusquement porté au plus haut degré les moyens techniques d’échange entre les pensées. Pour n’en donner qu’un exemple, naguère il ne circulait pas plus de 100.000 lettres par an dans le monde entier ; aujourd’hui, il y en a un milliard en Allemagne (c’est-à-dire 15 par homme, alors qu’autrefois c’était une pour mille). Il y a quarante ans, on faisait 3 milliards d’envois postaux par an. En 1906, leur nombre était monté à 35 milliards. En 1914, à 50 milliards : (soit un par homme tous les dix jours en Allemagne, — tous les trois jours en Angleterre). Ajoutez la progression de vitesse. Pour le télégraphe, la distance n’existe plus : « le monde civilisé tout entier n’est plus qu’une chambre, où chacun peut s’entretenir avec tous ».
Il serait impossible que de tels événements n’eussent pas leur contre-coup social. Autrefois, toute pensée d’union ou de fédération entre les divers États d’Europe était condamnée à rester dans le domaine de l’utopie, par le seul fait de la difficulté ou de la lenteur des relations. Comme le dit Nicolaï, un État ne peut s’étendre à l’infini ; il doit pouvoir agir promptement sur les diverses parties de l’organisme. Sa grandeur est donc, jusqu’à un certain point, une fonction de la rapidité des communications. Or, un voyageur, aux temps préhistoriques, ne pouvait franchir que 20 kilomètres par jour ; les voitures de poste en parcouraient 100 ; l’extra-poste, 200 ; le chemin de fer, vers 1850, 600 ; un train moderne, 2.000 ; et un rapide pourrait (techniquement) dévorer quatre ou cinq fois plus d’espace. Pour des barbares, la patrie était contenue dans une vallée de montagnes. Aux temps des voitures de poste convenaient les États de la fin du Moyen-Âge, qui n’ont pas sensiblement varié jusqu’à nos jours. Mais, de nos jours, ces États miniatures sont beaucoup trop petits ; l’homme moderne n’y tient plus enfermé ; à tout instant, il en franchit les limites ; il faudrait, à la mesure de sa taille, des États aussi vastes que ceux d’Amérique, d’Australie, de Russie ou d’Afrique du Sud. Et l’on voit venir le temps où ces seules raisons matérielles feront du monde entier un seul État. Rien à faire contre une telle évolution ; qu’on l’aime, ou qu’on ne l’aime pas, elle s’accomplira. On comprend maintenant que tous les essais tentés depuis le Moyen-Âge jusqu’au xixe siècle, pour unir les nations d’Europe, se soient heurtés à une impossibilité de fait : car, quelles que fussent les bonnes volontés, les conditions d’une telle réalisation n’étaient pas encore données. Ces conditions existent aujourd’hui, et l’on peut dire que l’organisation de l’Europe actuelle ne correspond plus à son développement biologique. Bon gré, mal gré, il faudra donc qu’elle s’y adapte. Les temps de l’unité européenne sont venus. Et ceux de l’unité mondiale sont proches[31].
À ce corps nouveau de l’humanité, — le corpus magnum, dont parle Sénèque, — il faut une âme, une foi nouvelle. Une foi qui, tout en gardant le caractère absolu des anciennes religions, soit plus large et plus souple, qui tienne compte non seulement des besoins actuels de l’âme humaine, mais de son développement futur. Car toutes les autres religions, ayant leurs racines dans la tradition et voulant lier l’homme au passé, se sont figées dans le dogmatisme et sont devenues, avec le temps, un obstacle à l’évolution naturelle. Où trouver une base de croyance et de morale, qui soit à la fois absolue et susceptible de changement, au-dessus de l’homme et pourtant humaine, idéale et pourtant réelle ? — C’est, répond Nicolaï, dans l’Humanité même. L’Humanité est pour nous une réalité qui se développe au cours des siècles, mais qui à tout instant représente pour nous un absolu. Elle évolue dans une direction qui, fortuite ou non, ne peut être changée, une fois qu’elle est donnée. Elle embrasse à la fois le passé, le présent et l’avenir. C’est une unité reliée par le temps, un vaste ensemble dont nous ne sommes qu’un fragment. Être humain, signifie comprendre ce développement, l’aimer, espérer en lui, et chercher à y participer consciemment. Il y a là une morale incluse, que Nicolaï résume ainsi :
1. La communauté des hommes est le divin sur terre, et le fondement de la morale ;
2. Être un homme, c’est sentir en soi la réalité de l’humanité totale. C’est sentir, comme une loi vivante, qu’on est une partie de cet organisme supérieur ou (selon l’intuition admirable de Saint-Paul), que « nous sommes tous un seul corps et que nous sommes, chacun, les membres les uns des autres ».
3. L’amour du prochain est un sentiment de bonne santé organique. L’amour général de l’humanité est le sentiment de santé organique de l’humanité entière, qui se reflète dans un de ses membres. Aimez donc et honorez la communauté humaine et tout ce qui l’entretient et la fortifie, le travail, la vérité, les instincts bons et sains.
4. Combattez tout ce qui lui nuit, et notamment les traditions mauvaises, les instincts devenus inutiles et malfaisants.
« Scio et volo me esse hominem », écrit Nicolaï, à la dernière page de son livre. « Je sais que je suis homme, et je veux l’être ».
Homme, — il entend par là un être conscient des liens qui l’attachent à la grande famille humaine et de l’évolution qui l’entraîne avec elle, — un esprit qui comprend et qui aime ces liens et ces lois, et qui, en s’y soumettant avec joie, se fait libre et créateur.[32] Homme, il l’est aussi au sens du personnage de Térence, à qui rien d’humain n’est étranger. C’est ce qui fait le prix de son livre, et par moments ses défauts : car dans son avidité de tout embrasser, il ne peut tout étreindre. Il parle quelque part avec un dédain bien injuste et surtout bien inattendu chez lui, des « Vielwisser »,[33] de ceux qui savent trop de choses. Mais lui-même est un « Vielwisser », et un des plus beaux types de ce genre, trop rare à notre époque. Dans tous les domaines : art, science, histoire, religion, politique, il jette un regard pénétrant, mais rapide et tranchant ; et partout ses vues sont vives, souvent originales, souvent aussi discutables. La profusion de ses aperçus de omni re scibili, la richesse de ses intuitions et de ses développements, ont un caractère brillant et parfois aventureux. Les chapitres historiques ne sont pas impeccables ; et sans doute, le manque de livres explique certaines insuffisances ; mais je crois que l’esprit de l’auteur en est aussi responsable. Il est singulièrement primesautier et passionné : d’où son charme, mais son danger. Ce qu’il aime, il le voit à merveille. Mais gare à ce qu’il n’aime pas ! Témoin les pages méprisantes et sommaires, où il juge en bloc les artistes contemporains d’Allemagne.[34]
Chose curieuse que ce biologiste allemand ne ressemble à rien tant qu’à un de nos Encyclopédistes français du dix-huitième siècle ! Je ne vois personne aujourd’hui en France qui soit, à ce degré, de leur lignée. Diderot et Dalembert eussent fait place avec joie parmi eux à ce savant qui humanise la science, — qui brosse hardiment un tableau plein de vie, une brillante synthèse de l’esprit humain, de son évolution, de sa multiple activité et des résultats où elle est parvenue, — qui ouvre toutes grandes les portes de son laboratoire aux gens du monde intelligents — et qui, délibérément, veut faire de la science un instrument de combat et d’émancipation, dans la lutte des peuples pour la liberté. Comme Dalembert et Diderot, il est « dans la mêlée » ; il marche à l’avant-garde de la pensée moderne, mais il ne la devance que de l’espace qui sépare un chef de sa troupe ; jamais il n’est isolé, comme ces grands précurseurs qui restent murés, toute leur vie, dans leurs visions prophétiques, à des siècles de distance de la réalisation : ses idéals ne dépassent que d’un jour ceux d’à présent. Républicain allemand, il ne vise pas plus haut, pour l’instant, qu’à l’idéal politique de la jeune Amérique — de l’Amérique de 1917 — qui (selon Nicolaï) « ne montre pas seulement le sens du nouveau patriotisme presque cosmopolite, mais aussi ses bornes encore nécessaires aujourd’hui. Le temps n’est pas encore venu pour l’universelle fraternité des hommes (c’est Nicolaï qui parle), et il ne faudrait pas qu’il fût déjà venu. Il existe encore des trop profonds fossés qui séparent les blancs des jaunes et des noirs. C’est en Amérique que s’est éveillé le patriotisme européen, qui sera sans doute le patriotisme du prochain avenir, et dont nous voudrions être l’avant-coureur… La nouvelle Europe est née, mais ce n’est pas en Europe… »[35].
On voit ici ses limites, qu’un Weltbürger du dix-huitième siècle eût dépassées. Nicolaï est, dans le domaine pratique, essentiellement, uniquement, mais absolument, un Européen. Et c’est « aux Européens » que s’adressent son Appel d’octobre 1914 et son livre de 1915 :
« Le moment est venu, écrit-il, où l’Europe doit devenir une unité organique, et où doivent s’unir tous ceux que Gœthe a nommés « bons Européens », (en comprenant sous le nom de culture européenne tous les efforts humains qui ont pris leur source en Europe. »
Il y aurait beaucoup à dire, à propos de cette limitation ; et, pour notre part, nous ne croyons pas qu’il soit juste et utile pour l’humanité de tracer une ligne de démarcation entre la culture issue d’Europe et les hautes civilisations d’Asie : nous ne voyons la réalisation harmonieuse de l’humanité que dans l’union de ces grandes forces complémentaires ; nous croyons même que, réduite à elle seule, l’âme d’Europe, appauvrie et brûlée par des siècles d’une dépense forcenée, risquerait de vaciller et de s’éteindre, si l’apport d’autres races de pensée ne venait la régénérer. — Mais à chaque jour suffit sa tâche. Et le penseur homme d’action qu’est Nicolaï va au plus pressé. En appliquant toutes ses forces au but unique, il accélère le moment d’y atteindre. — « De même que nos ancêtres, qui de leur temps étaient des précurseurs, s’enthousiasmaient pour l’unité de l’Allemagne, écrit Nicolaï, nous voulons combattre pour l’unité de l’Europe ; et c’est dans l’espérance de cette unité que notre livre est écrit ».[36] — Il n’espère pas seulement en la victoire de cette cause. Il en jouit déjà, par avance. Enfermé à la forteresse de Graudenz, près de la chambre où le patriote Fritz Reuter fut jadis incarcéré parce qu’il croyait en l’Allemagne, il remarque que la prison de Reuter est devenue un sanctuaire ; et, faisant un retour sur lui-même, il proclame qu’ « il en sera ainsi plus tard pour ceux qui sont emprisonnés aujourd’hui, parce qu’ils professent la conception de l’Européen selon Gœthe. »
Cette force de confiance rayonne à travers tout son livre. C’est par là qu’il agit, plus encore que par ses idées. Il vaut comme stimulant et comme tonique moral. Il éveille et il délivre. Les âmes se grouperont autour de lui, parce qu’en ces ténèbres du monde où elles errent incertaines et glacées, il est un foyer de joie et de chaud optimisme. Ce prisonnier, ce condamné, sourit au spectacle de la force qui croit l’avoir vaincu, de la réaction déchaînée, de la déraison qui foule aux pieds ce qu’il sait juste et vrai. Précisément parce que sa foi est insultée, il veut la proclamer. « Précisément parce que c’est la guerre, il veut écrire un livre de paix. » Et, pensant à ses frères de croyance, plus faibles et plus brisés, il leur dédie cette œuvre, « afin de les convaincre que cette guerre qui les épouvante n’est qu’un phénomène passager sur terre et que cela ne mérite pas qu’on le prenne trop au sérieux. » Il parle, afin de « communiquer aux hommes bons et justes sa triomphante sécurité (um den guten und gerechten Menschen meine triumphierende Sicherheit zu geben). »[37]
Qu’il nous soit un modèle ! Que la petite troupe persécutée de ceux qui refusent de s’associer à la haine, et que poursuit la haine, soit toujours réchauffée par cette joie intérieure ! Rien ne peut la leur enlever. Rien ne peut les atteindre. Car ils sont, dans l’horreur et les hontes du présent, les contemporains de l’avenir.
15 octobre 1917.
- ↑ Dr-med. G.-F. Nicolaï, prof. der Physiologie an der Universität in Berlin : Die Biologie des Krieges, Betrachtungen eines deutschen Naturforschers (La biologie de la Guerre, considérations d’un naturaliste allemand). Art. Institut Orell-Füssli, Zurich, 1917.
- ↑ Septembre 1917.
- ↑ Voir notamment chapitre vi : un intéressant exposé du développement des armées, depuis les temps antiques jusqu’aux actuelles nations en armes ; et chapitre xiv ; les reflets de la guerre et de la paix dans les écrits des poètes et des philosophes anciens et modernes.
N. B. Mes citations sont prises d’après la première édition allemande, en un seul volume.
- ↑ « Erfassen ». Nicolaï fait remarquer le sens intellectuel du mot « erfassen », comme de « apprendre », ou « comprendre », qui dérivent de la « préhension » primitive de la main.
- ↑ Je laisse de côté les abondantes preuves que Nicolaï puise dans l’histoire des espèces animales et dans l’ethnologie. Il montre notamment que les peuples les plus primitifs : Boshimans, Fuégiens, Esquimaux, etc., vivent en hordes, même quand ils n’ont pas de dispositions pour la vie familiale. Tous les sauvages sont extrêmement sociables ; la solitude les détruit physiquement et psychiquement. Les civilisés eux-mêmes ont grand peine à la supporter.
- ↑ « Tout être, et, avant tout, tout être vivant a tendance à persévérer dans la croissance indéfinie. »
- ↑ Limite par osmose, pour les cellules isolées ; limite mécanique, pour les individus polycellulaires ; limite énergétique, pour les groupements supérieurs des individus en des êtres collectifs, des communautés sociales.
- ↑ Chapitre xiv. — Il prête d’ailleurs à discussion.
- ↑ Chapitres v et vi.
- ↑ Pages 154–156.
- ↑ Chapitre iii.
- ↑ Chapitre v, pages 156 et suivantes.
- ↑ Pages 160 et suivantes.
- ↑ Pages 180 et suivantes.
- ↑ Chapitres vii et viii.
- ↑ Chapitre viii, p. 234 et suivantes.
- ↑ On trouvera, page 243, une carte, assez ironique, des races en Allemagne.
- ↑ Voir la note à la fin du volume.
- ↑ Éd. Jeheber, Genève, 1915.
- ↑ Buddhist views of war, the Open court, mai 1904.
- ↑ Le texte exact est : « Les peuples meurent, pour que Dieu vive ».
- ↑ Nicolaï dit même : « des produits de hasard » (sind nur zufällige Produkte).
- ↑ Muschenbrœk.
- ↑ Lichtenberg.
- ↑ On est surpris de rencontrer rarement dans le livre de Nicolaï le nom d’Auguste Comte, dont le « Grand-Être Humain » a quelque parenté avec l’ « Humanité » du biologiste allemand.
- ↑ Il est bon de noter que Nicolaï s’excuse presque d’avoir recours à ces démonstrations matérielles. Pour son compte, il lui suffirait, comme à Aristote, d’observer l’action des forces existantes entre les hommes, pour démontrer que l’humanité doit être considérée comme un organisme. « Mais les modernes sont tous (bien qu’ils le nient souvent) infectés de matérialisme… Bien qu’il ne soit pas absolument nécessaire de trouver entre les hommes les ponts de substance réelle (die Brücke realer Substanz), puisque les liens dynamiques suffisent, il faut pourtant satisfaire un besoin matérialiste du temps, et montrer qu’il existe en fait entre tous les hommes de tous les siècles et de tous les pays une liaison effective, une, continue, éternelle. » (P. 367–8.)
- ↑ D’après cette théorie, dont l’initiateur fut Jäger (1878), il y aurait transmission éternelle d’un protoplasma germinatif héréditaire, emmagasiné à l’intérieur d’un autre plasma dit somatique, celui-ci périssable. Cette hypothèse du plasma immortel a suscité de vives discussions, qui ne sont pas terminées.
- ↑ Ueber Ursprung und Bedeutung der Amphimixis, 1906.
- ↑ À la vérité, ceci me semble le point délicat de la théorie. Comment concilier la mutation et la variabilité du plasma germinatif avec son immortalité et sa transmission éternelle ?
- ↑ Arten und Varietäten, und ihre Entstehung durch Mutation, 1906.
- ↑ Fin du chapitre XIII.
- ↑ Il faudrait ici faire place, dans cet exposé, à la solution que Nicolaï donne du problème de la liberté. C’est un des chapitres capitaux de son livre. — Comment un biologiste, aussi pénétré du sentiment de la nécessité universelle, peut-il y faire rentrer, sans dommages pour elle, la liberté humaine ? La caractéristique même de ce grand esprit est d’associer en lui ces deux forces rivales et complémentaires. Il a fait une suggestive étude, à la fois philosophique et physiologique, de l’anatomie du cerveau et des possibilités d’avenir presque infinies qui sont contenues en lui, sans que nous en ayons conscience, des milliers de chemins qui y sont inscrits, bien des siècles avant que l’humanité songe à les utiliser. — Mais il faudrait entrer en des développements qui dépassent le cadre de cette étude. Nous renvoyons au chapitre II, p. 58 et suivantes. C’est un modèle d’intuition scientifique.
- ↑ Chapitre X, page 290.
- ↑ Chapitre XIV.
- ↑ Chapitre xiv.
- ↑ Introduction.
- ↑ Introduction, p. 12.