Les Précurseurs (Rolland)/Une voix de femme dans la mêlée

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 34-36).

V

Une voix de femme dans la mêlée[1]

Une femme compatissante et qui ose le paraître, — une femme qui ose avouer son horreur pour la guerre, sa pitié pour les victimes, — pour toutes les victimes, — qui refuse de mêler sa voix au chœur des passions meurtrières, une femme vraiment française, qui n’est pas « Cornélienne » … Quel soulagement !

Je ne voudrais rien dire qui pût blesser de pauvres âmes meurtries. Je sais toute la douleur, la tendresse refoulées qui se cachent, chez des milliers de femmes, sous l’armure d’une obstination exaltée. Elles se raidissent, pour ne pas tomber. Elles marchent, elles parlent, elles rient, avec le flanc ouvert et le sang de leur cœur qui coule. Mais il n’est pas besoin d’être grand prophète pour dire que l’époque est proche où elles rejetteront cette contrainte inhumaine et où le monde, gorgé d’héroïsme sanglant, en criera son dégoût et son exécration.

Nous sommes déformés depuis notre enfance par une éducation d’État, qui nous sert en pâture un idéal oratoire artificieusement découpé dans des lambeaux de la vaste pensée antique et réchauffé par le génie de Corneille et la gloire de la Révolution. Idéal qui sacrifie avec enivrement l’individu à l’État et le bon sens aux idées forcenées. Pour les esprits soumis à une telle discipline, la vie devient un syllogisme grandiose et inhumain, dont les prémisses sont obscures, mais la marche implacable. Il n’est aucun de nous qui n’y ait été, quelque temps, asservi. Il faut des luttes acharnées pour se délivrer soi-même de cette seconde nature qui étouffe la première (je le sais mieux que personne). Et l’histoire de ces luttes est celle de nos contradictions. Dieu merci ! cette guerre — plus qu’une guerre, cette convulsion de l’humanité — aura tranché nos doutes, mis fin à nos incertitudes, imposé notre choix.

Mme Marcelle Capy a choisi. La force de son livre, c’est que, par cette Voix de Femme dans la Mêlée, s’exprime, dégagé des sophismes de l’idéologie et de la rhétorique, le simple bon sens populaire français. Cette libre vision, vive, émue, jamais dupe, est sensible à toutes les misères comme à tous les ridicules. Car, dans l’aveugle épopée qui broie les peuples de l’Europe, tout abonde à la fois : les exploits et les crimes, les dévouements sublimes, les intérêts sordides, les héros, les grotesques. Et si le rire est permis, si le rire est français, au sein des pires épreuves, combien il l’est plus encore, lorsqu’il devient une arme du bon sens opprimé et vengeur contre l’hypocrisie !… L’hypocrisie, jamais elle ne fut plus copieuse et plus terrible qu’en ces jours où, dans tous les pays, elle est un masque de la force. Le vice rend hommage, dit-on, à la vertu. Fort bien ; mais il abuse ! L’admirable comédie, où instincts, intérêts et vengeances privées s’abritent sous le manteau sacré de la patrie ! Ces Tartuffes de l’héroïsme, qui offrent en holocauste magnifiquement… les autres ; et ces pauvres Orgons, dupés, sacrifiés, qui voudraient perdre ceux qui prennent leur défense et cherchent à les éclairer ! Quel spectacle pour un Molière, ou pour un Ben Jonson ! Le livre de Mme Marcelle Capy offre une riche collection de ces types éternels, dont notre époque voit pulluler, comme sur un bois pourri les champignons vénéneux, des espèces inédites. Mais des vieux troncs qu’ils rongent, on voit pousser les surgeons verts ; et l’on sent que le cœur de la forêt de France reste sain : le poison n’y mord pas[2].

Confiance, amis, vous tous qui chérissez la France, dites-vous que le plus sûr moyen de l’honorer, c’est de garder son bon sens, sa bonhomie et son ironie ! Que la voix de ce livre, affectueuse et vaillante, vous soit un exemple et un guide ! Jugez avec vos yeux, laissez parler votre cœur. Ne vous payez pas de grands mots. Défaites-vous, peuples d’Europe, de cette mentalité de troupeaux, qui s’en remettent, pour juger de l’herbe qu’ils doivent brouter, aux bergers et à leurs chiens. Confiance ! Toutes les fureurs de l’univers n’empêcheront pas d’entendre le cri de foi et d’espérance d’une seule conscience libre, le chant de l’alouette gauloise qui monte vers le ciel !


21 mars 1916.

  1. Introduction au volume de Mme Marcelle Capy : Une voix de femme dans la mêlée, Ollendorff.

    Les passages en italique ont été supprimés par la censure du temps.

  2. Voyez page 26 du volume de Mme Marcelle Capy, quel écho émouvant ces pages de robuste pitié ont éveillé dans le cœur généreux de nos soldats.