Les Précurseurs Italiens - Valentino Pasini
Les révolutions se préparent, s’accomplissent et se consolident par la toute-puissance d’un profond sentiment moral qui s’empare d’un peuplé et par la force d’un travail tout pratique qui, en s’étendant à une société entière, entraîne les intérêts eux-mêmes dans la conjuration commune. Elles ont pour exécuteurs ou pour complices des hommes d’une nature bien différente, qui ne s’entendent pas toujours, qui se heurtent souvent et qui en définitive représentent cette double impulsion : les uns ont en quelque sorte la flammé au front et portent dans les affaires du monde l’éclat de l’éloquence et de la passion, le don des grandes initiatives, tout ce qui frappe l’imagination et réveille l’instinct populaire ; les autres sont des ouvriers laborieux, patiens, modestes, qui s’attachent obstinément à ce qui est possible, et embarrassent souvent plus qu’on ne croirait les dominations illégitimes. Ceux-ci n’ont ni l’emportement des conspirateurs, ni les impatiences bien naturelles des émigrés jetés loin de leur patrie, ni l’orgueil de ceux qui se réfugient en eux-mêmes et se renferment dans une abstention solitaire parce qu’ils ne peuvent pas tout conquérir du premier coup. Ils ne s’exilent pas ou du moins ils n’émigrent que quand ils ne peuvent faire autrement, ils ne conspirent pas ; ils agissent toujours sans repos et sans trêve, avec cette persuasion que rien n’est perdu, que chaque progrès civil ou économique dans le pays dont ils partagent la destinée est une force de plus pour le jour de la délivrance, et que dans tous les cas c’est bien quelque chose de se servir encore des dernières ressources d’une légalité oppressive, ne fût-ce que pour réduire les dominateurs à cet humiliant aveu, qu’ils ne peuvent être que la force. L’Italie a eu depuis un demi-siècle une multitude de ces patiens et infatigables ouvriers, dont le type le plus brillant peut-être est un homme qui a été un instant le coopérateur de Manin et qui est mort il y a trois ans à Turin, avant d’avoir trouvé un rôle égal à ses facultés, au moment où il allait sans doute avoir son jour dans cette vie parlementaire pour laquelle il était si bien fait : c’est Valentino Pasini, un vrai et sérieux patriote sous la figure d’un économiste, d’un financier, d’un homme d’affaires, d’un diplomate.
Ce ne pouvait être un personnage vulgaire, celui dont un écrivain d’un talent élevé, M. César Correnti, retraçait, il y a trois ans, ce portrait que je résume : « esprit lucide et prompt, vaste et heureuse expérience des hommes et des choses, vigueur de travail et de volonté, ferme netteté de langage ; une tête romaine qui pendant quarante ans a suivi le même fil d’idées avec ce que Vico appelle la constance d’un juriste et un caractère vénitien avenant, facile, pénétrant, fait pour manier avec dextérité les affaires les plus scabreuses. Quels livres aurait pu laisser cet homme, s’il eût songé à les écrire, — lui qui, jeune encore, avait connu les vétérans du gouvernement napoléonien et avait recueilli les traditions de cette grande époque, aussi hostile aux théories que riche d’enseignemens pratiques, — lui qui, plus tard appelé dans les conseils de sa ville et de sa province natale, désiré dans les académies, recherché au barreau, avait dû, par devoir de profession et d’honneur, pratiquer des gens de tous les partis, mettre le doigt dans toutes les plaies du pays, voir de près et sur le fait comment l’Autriche même en voulant être juste était poussée par une force maudite, à n’être en Italie que le gouvernement de la soldatesque,… lui qui, en 1848 et 1849, envoyé par la seigneurie ressuscitée de Saint-Marc à Milan, à Turin, à Paris, à Berlin, à Vienne, avait pu voir les Italiens tels qu’ils étaient chez eux dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et tels qu’ils paraissaient de loin aux yeux de l’Europe !… S’il avait pu avoir le temps.de l’écrire comme il se plaisait quelquefois à la raconter, il eût gravé en bronze l’histoire civile et si l’on veut l’histoire secrète de.notre temps… Ce livre qui restera pour jamais inédit, on pourrait essayer de le refaire par fragmens et comme de profil en recueillant, en coordonnant avec un commentaire les mémoires économiques, les consultations, les relations, surtout les lettres de Pasini… Celui qui se chargerait de cette pieuse entreprise de restauration conserverait à l’histoire italienne une splendide personnalité qui s’est dépensée en détail pour la cause sacrée de la patrie… » Cette histoire fragmentaire qu’appelait M. Correnti, c’est justement ce qu’un des esprits les plus vifs et les plus ingénieux de l’Italie, M. Ruggiero Bonghi vient de faire dans une ample biographie à l’anglaise, dans un livre aux pages substantielles et colorées, à travers lesquelles se dessine cette originalité, non pas splendide peut-être, discrète au contraire, à demi voilée, mais réelle d’un homme qui allait devenir d’un jour à l’autre un ministre des finances italiennes dans une époque de réorganisation et d’affermissement. Valentino Pasini était fait pour cela. Il n’avait pas encore donné sa mesure comme homme d’action dans l’Italie nouvelle ; comme politique, comme financier consultant, il n’avait pas de supérieur, et dans tout ce travail contemporain sous lequel a fini par succomber la domination autrichienne, il avait plus d’une fois, sans bruit, sans ostentation, aiguisé des armes dont bien d’autres ont eu l’occasion de se servir avec succès au jour du combat.
C’était un Italien de pure race, venu au monde en 1806, un an après que les provinces vénitiennes enlevées à l’Autriche étaient allées pour la première fois se fondre avec les provinces lombardes dans le royaume d’Italie. Il était ne au pied du monte Berico, de cette chaîne gracieuse qui domine Vicence, dans la petite ville de Schio, où le tissage de la laine est une industrie traditionnelle. Son père était lui-même un des plus intelligens et des plus riches manufacturiers du Vicentin, possédant à Schio un vaste et bel établissement qu’il faisait prospérer en y introduisant tous les progrès de la science appliquée à l’industrie, et qu’il ne céda plus tard que pour s’occuper de ses deux fils, dont l’un, vivant encore aujourd’hui, est un homme des plus distingués. L’éducation de Valentino Pasini se fit à Vicence d’abord, puis à la vieille université de Padoue, que le gouvernement du royaume d’Italie avait relevée et que la restauration autrichienne laissait vivre en lui donnant, bien entendu, des professeurs et des programmes de son choix. A vingt ans, il avait fini ses études en droit, et déjà il passait pour un jeune homme instruit, au jugement sûr, à l’intelligence sérieuse et vive, à l’esprit souple et pénétrant ; il entrait d’un pas ferme dans cette carrière où se pressait avec lui une génération qui a été depuis à tous les combats et qui en réalité a fait l’Italie. Valentino Pasini avait dès ce moment ce qui est devenu son originalité, la, fermeté dans la modération, le sens pratique, le goût des affaires, la passion du travail. A vingt ans, il faisait ses premières armes dans les recueils périodiques et les journaux, qui étaient alors nombreux au-delà des Alpes ; il se mettait à écrire sur l’économie publique, sur l’agriculture, sur le droit ; il suivait le mouvement des idées et des faits non-seulement en Italie, mais en France, en Angleterre, en Allemagne. C’était un esprit curieux, et actif qui, en dehors de l’enseignement officiel de l’université de Padoue, s’était fait une éducation indépendante, Ses premières impressions ou ses premières opinions se ressentaient visiblement de deux influences qui ont eu leur rôle dans l’histoire italienne.
La première de ces influences est celle des souvenirs du royaume d’Italie. Pasini était trop jeune pour avoir connu ce régime. Sans l’avoir connu, il en retrouvait partout la trace sous l’enveloppe autrichienne, et, comme beaucoup de ses contemporains, il subissait la fascination d’une époque qui ne réalisait certes ni l’idéal de l’indépendance nationale, ni un idéal de libéralisme politique, mais qui avait été une époque d’émancipation civile, de réforme administrative et économique, qui avait été pour les Italiens eux-mêmes une grande et vigoureuse école, qui avait laissé enfin, des traditions de progrès intérieur mal effacées, quoique violemment interrompues par les restaurations de 1815. Pasini, selon le mot d’un de ses biographes, « avait vu à l’œuvre Castiglioni, Decapitani, Guicciardi, Terzi, tous ces naufragés du premier royaume d’Italie, et il avait deviné à travers quels prudens détours ils s’ingéniaient à conserver sous le bâtard régime des provinces lombardo-vénitiennes tout au moins l’esprit, d’équité civile, l’avantage de la clarté législative. » Valentino Pasini avait gardé de tout cela une vive impression que ranimait sans cesse le spectacle d’une administration surannée, décousue et arbitraire. Il sentait l’importance pour l’Italie de ces dix ans de vie civile qui avaient tout d’abord parlé à sa jeunesse et qui l’avaient si fortement frappé que trente ans après il songeait à retracer cette histoire comme un enseignement pour l’Italie nouvelle.
L’autre influence subie, librement acceptée par Valentino Pasini, fut celle d’un homme qui était un maître pour une grande partie de la jeunesse italienne, Gian-Domenico Romagnosi, l’auteur de la Genèse du droit pénal, de l’Introduction à l’étude du droit public. Romagnosi était un continuateur original de Filangieri et de Beccaria, interprétant les lois à la lumière de la philosophie du XVIIIe siècle, les ramenant à leurs principes humains, M. Ruggiero Bonghi le peint d’un trait juste et peut-être un peu piquant. « Il avait, dit-il, tout ce qui peut frapper des esprits jeunes, — une phrase enveloppée qui, par l’effort même qu’elle impose pour la comprendre, laissé supposer qu’elle en dit beaucoup plus qu’elle n’en a l’air, — une vaste perception embrassant l’ensemble des rapports des choses, une grande et vigoureuse unité de logique, liant toutes les déductions dans une chaîne serrée… » L’ascendant de Romagnosi était en effet considérable en Italie à cette époque. Sa philosophie était incomplète, son esprit était supérieur. Il a toujours a été peu connu en France, et il s’en affligeait avec candeur ; il accusait amèrement Rossi, qui, émigré à Genève, puis à Paris, le dépouillait, disait-il, ou le combattait tour à tour sans le nommer ; « autant mon livre de la Genèse du droit pénal est connu en Allemagne, écrivait-il, autant il est inconnu du public français. Rossi avait là beau jeu pour son génie plagiaire. » Dans cette guerre bizarre. où Romagnosi se plaignait, où Rossi se renfermait dans un silence dédaigneux, les jeunes Italiens étaient du côté de leur maître. Valentino Pasini particulièrement s’inspirait des idées de Romagnosi ; il s’était lié avec le vieux philosophe. Il entrait même en lice contre Rossi, dont il reconnaissait la Supériorité d’esprit, mais dont il n’admettait les théories ni en économie politique ni en droit pénal, et à l’égard duquel il est resté toujours un peu sévère.
C’est donc à cette double école des traditions civiles du royaume d’Italie et de la philosophie de Romagnosi que Valentino Pasini s’était formé. Je peux bien ajouter une troisième école très pratique et qui n’a pas été moins fécondé pour les Italiens, celle d’une vie précaire, disputée, étouffée, excitante encore pourtant, sous un gouvernement étranger réduit à s’affirmer sans cesse par la force, de peur de périr en étant simplement libéral et juste. Cette époque, où le jeune Vicentin commençait à se mêler au mouvement de son pays, n’avait en effet rien de favorable, elle était même particulièrement difficile. La révolution française de 1830 enflammait un instant tous les esprits ; on ne pouvait croire qu’un tel événement fût sans retentissement au-delà des Alpes, et jusque dans les provinces lombardo-vénitiennes l’attente était universelle. La déception qui venait bientôt produisait un immense découragement. On ne sut plus pour le moment de quel côté se tourner. L’imprévu, un imprévu quelconque, venant on ne sait d’où, semblait devenir la dernière et bien incertaine ressource. C’est dans ces situations surtout que se montrent ces deux classes d’hommes dont je parlais. Les uns se raidissent contre la fortune et conspirent quand même, au risque de livrer sans cesse de nouvelles victimes ; les autres ne se découragent pas de la vie de tous les jours et agissent encore, même quand ils ne peuvent plus se mouvoir que dans les limites étroites où les enferment des pouvoirs ombrageux. Valentino Pasini était de ceux qui, sans abdiquer le droit, ne conspirent pas, qui suppléent à l’insuffisance de garanties publiques par la trempe du caractère, par la souplesse et la fertilité de l’esprit, par la ténacité tranquille avec laquelle ils s’attachent à ce qu’on leur laisse de légalité. En peu d’années, Pasini voyait sa position s’agrandir singulièrement. Il devenait un avocat recherché et occupé à Vicence. Les cliens affluaient chez lui. La province elle-même lui confiait le soin de défendre ses finances dans une circonstance délicate où elle avait à se débattre contre les revendications frauduleuses d’un spéculateur qui n’était pas sans trouver quelque appui dans l’administration.
Pasini en un mot était un homme fort en crédit, qui puisait dans son indépendance personnelle le droit et la possibilité de soutenir, même gratuitement, toutes les causes justes qui venaient à lui. Il les soutenait comme il pouvait les soutenir, de ses conseils, de ses démarches, de son autorité croissante. Et cela ne l’empêchait pas d’ouvrir un cours de droit qui fut un moment très fréquenté, de poursuivre dans les recueils et dans les journaux les études économiques et scientifiques par lesquelles il avait commencé. La publication du Cours d’économie politique de Rossi lui offrait l’occasion d’écrire une savante réfutation des doctrines de Malthus sur la population. Des ouvrages publiés en Allemagne ou en France lui permettaient d’exposer les théories de crédit mobilier ou foncier. Que le problème de la réforme des prisons s’agitât en Italie et devînt une de ces questions sur lesquelles les esprits se jettent faute d’autre aliment, Pasini entrait dans ces débats presque passionnés avec une supériorité réelle. A propos de Ricardo, il discutait la théorie de la rente, de même qu’il parlait savamment des irrigations, qui ne sont point une petite chose au-delà des Alpes. Dans toutes ces questions, comme dans ses travaux d’avocat, Valentino Pasini se montrait expert, habile, fécond en ressources, prêt à tout et trouvant du temps pour tout. « Une de ses qualités qu’il faut relever parce que c’est celle dont les Italiens auraient le plus besoin, dit M. Ruggiero Bonghi, c’est cette activité continuelle d’esprit qui lui donna plus tard l’air d’un de ces politiques anglais qu’une multitude d’affaires privées n’empêchent point de s’occuper des affaires publiques, et qui avec tout cela trouvent encore le temps de cultiver les lettres. » La littérature de Pasini est l’image de sa personne et de son caractère moral. Ce n’est pas un écrivain, si l’art littéraire ne consiste que dans l’éclat de la couleur et dans les fantaisies de l’imagination. Son style, simple, délié et sévère, est le style d’un homme qui va droit au but sans s’égarer dans de vaines recherches, qui prétendait lui-même que « la langue de Machiavel et des économistes italiens n’a pas besoin de néologismes pour exprimer une idée d’économie et de politique, fût-elle nouvelle. » Dans ses premiers écrits comme plus tard dans ses rapports diplomatiques et dans ses discours, Pasini, en un mot, a le langage clair et net des affaires avec un certain degré d’élévation morale et de philosophie. Il est encore Anglais sous ce rapport ou plutôt il est Vénitien.
Des études sur des intérêts ordinaires, sur la rente, sur les impôts, sur les irrigations et même sur le régime des prisons, c’est bien peu, dira-t-on ; — c’est beaucoup au contraire, car ce mouvement tout pratique marque en un sens le niveau réel de la masse du pays bien mieux que le travail des sectes ou les vaines déclamations. Ces modestes études d’ailleurs, dans la pensée de ceux qui les font, ne sont pas aussi étrangères à la politique qu’on le dirait ; elles conduisent à la politique, elles lui préparent le terrain solide sans lequel elle s’effondre à tous les pas. Lorsque dans une simple question de droit Pasini demandait avec une calme vigueur de logique la publicité des débats judiciaires, ce n’était pas sans doute pure affaire de tribunaux ; lorsque bientôt s’élevait cette question de chemin de fer qui agitait la Lombardie et la Vénétie, ce n’était pas un simple intérêt matériel qui se débattait.
Les révolutions sont un peu superbes. Quand elles sont faites, elles oublient ce qui les a préparées. Elles suscitent aussitôt tant d’autres intérêts plus puissans, elles deviennent si promptement irrévocables, qu’elles semblent toutes simples, toutes naturelles ; on s’étonne presque qu’elles ne se soient pas réalisées plus tôt. Avant d’être accomplies, elles ne semblent ni faciles ni simples ; elles apparaissent tout au plus comme un but lointain vers lequel il faut marcher dans un tourbillon d’impossibilités. L’Italie est faite aujourd’hui, et les chemins de fer sillonnent la péninsule des Alpes au golfe d’Otrante. Ce n’était pas tout à fait la même chose vers 1840, et l’affaire du chemin de fer lombard-vénitien devenait une vraie bataille, un des curieux épisodes de cette obscure histoire d’autrefois. Quelle était donc la vraie question ? En apparence, il s’agissait de savoir si le chemin de fer entre Milan et Venise devait, à travers les premiers contre-forts des Alpes, remonter jusqu’à Bergame pour redescendre à Brescia et filer ensuite sur la Vénétie, ou s’il devait aller directement par la plaine lombarde, par Treviglio et Brescia, pour gagner Vérone, Vicence, Padoue et Venise. Au fond, sous cette question de tracé, c’était une sorte d’agitation nationale, la lutte de deux partis. D’un côté étaient les banquiers viennois, qui se jetaient sur l’affaire comme sur une proie et trouvaient pour auxiliaires des intérêts locaux, ceux de Bergame notamment ; de l’autre côté étaient les Milanais et les Vénitiens, qui tenaient vigoureusement pour la ligne directe, la plus naturelle et la mieux faite pour relier rapidement les deux provinces. Les uns et les autres se retrouvaient en présence dans une société qui avait été fondée en 1837 et que le gouvernement de Vienne n’approuvait définitivement qu’en 1840, sans trancher encore la question du tracé. Pendant des années, ce fut une lutte acharnée. Chaque réunion de la société devenait une mêlée tumultueuse. On se battait à coups de brochures, et même les épigrammes latines se mêlaient de la question. Quelquefois les Italiens avaient l’avantage, surtout en fait d’épigrammes ; malheureusement les banquiers viennois regagnaient bien vite le terrain soit. par les intelligences qu’ils avaient dans le gouvernement, soit par la force du capital. Il aurait fallu que les Italiens eussent un assez grand nombre, d’actions pour rester les maîtres ; mais il était visiblement plus facile de faire des épigrammes latines que de souscrire et d’acheter des actions. Le résultat fut qu’un beau jour, après cinq ans de débats passionnés, le gouvernement restait à peu près seul maître de l’entreprise par une abdication de la société, à laquelle les Italiens ne pouvaient opposer qu’une vaine résistance, et les chemin de fer lombard-vénitien allait se perdre dans le tourbillon des affaires de l’empire. Il n’a été définitivement livré qu’en 1857 !
Le résultat matériel n’était pas brillant, le résultat moral était immense. Dans ce simple épisode apparaissaient déjà réunis et groupés des hommes qui devaient se rencontrer sur un autre terrain et qui presque tous ont eu un rôle : du côté de Milan, les Borromeo, les Casati, les Durini, l’inquiet et irritable Cattaneo, le futur combattant des journées de Milan en 1848 ; du côté de Venise, Daniel Manin, Paleocapa, Pincherle, Mengaldo, Pasini. Les réunions de la société favorisaient les rapprochemens, accoutumaient les hommes à se retrouver ensemble, à organiser une action commune, à discuter avec une liberté relative, presque publiquement ; elles prenaient l’apparence de vraies séances parlementaires, et quelquefois ces séances s’animaient extraordinairement, témoin le jour où Daniel Manin, qui commençait alors son rôle d’agitateur légal, protestait contre l’abdication suggérée par les banquiers viennois et les partisans du gouvernement. « Accepter cette proposition, s’écriait-il, entraînerait une nouvelle et grande humiliation nationale. (Interruption et tumulte.) Une grande société constituée pour accomplir une grande œuvre qui doit rapporter aux associés beaucoup de profit et au pays beaucoup d’avantages viendrait proclamer à la face de l’Europe son incapacité !… (Interruption.) Et cette déclaration humiliante serait faite volontairement, spontanément !… (Assez ! assez !) On me dit que la société subsistera encore, et moi je désire que subsiste aussi ma déclaration, qu’une fois sorti des mains de la société, le chemin de fer n’y retournera plus !… (Cris et sifflets. Assez ! assez !) J’ai cru devoir dire ceci, et je l’ai dit malgré les signes de désapprobation dont j’ai été honoré. »
Pasini, disais-je, était dans toute cette affaire au premier rang. Son frère, Ludovico Pasini, était, lui aussi, un des directeurs du chemin de fer pour Venise. Devenu depuis quelques années l’ami de Manin, Valentino Pasini combinait avec lui toutes les démarches et avec lui portait tout le poids des discussions ; il s’y montrait serré de raisonnement, habile à tourner toutes les difficultés, plein de dextérité et d’entrain. Il fut un instant envoyé à Vienne pour les affaires de la société, et il apprenait pour la première fois ce qu’est une négociation avec un gouvernement soupçonneux et lent, qui ne se décide jamais. Son esprit sagace s’égayait dans des observations qu’il déposait dans des pages intimes. « Faute d’autre chose, dit-il, j’ai appris ici que la trinité n’est pas absolument inexplicable, Je crois qu’ici l’empereur, l’archiduc Louis, l’archiduc François-Charles, Metternich et Kollowrath sont cinq personnes et un seul empereur ; mais, comme ils ne participent pas de la nature divine, ils ne s’unifient que lentement… les attributs de cette quinquiade sont premièrement la lenteur qu’ils appellent maturité ; ceci est un attribut qui les rapproche de la Divinité, car il touche à l’infini… La lenteur est ici une chose commune à tous les êtres. La vapeur elle-même se ressent du génie du pays, et vous la voyez mettre une heure pour faire huit milles ! .. » La vie oisive, facile et amusée de Vienne lui paraît tout à fait propre à un peuple « qui ne connaît pas la liberté. » Il va faire une visite à la garde-noble italienne, et cela ne lui donne que l’idée triste « de l’abjection morale » de son pays. Valentino Pasini n’obtint pas grand’chose ; mais il revint de Vienne, si je ne me trompe, avec un sentiment national plus précis, mieux affermi, avec un peu moins de considération pour la domination impériale. Lui aussi, sans se laisser emporter, il sentait déjà au visage les premiers souffles de là tempête qui approchait. Il ne restait pas moins fidèle à ses habitudes d’action légale en étant de ceux qui, selon son expression, « voient au-delà du moment présent et de l’apparence. »
La révolution de 1848 ne le surprit peut-être pas beaucoup. Tout y préparait, quoique tout fût imprévu et qu’on ne pût deviner d’où viendrait le signal. La révolution trouva Valentino Pasini à Vicence ; où il était naturellement un de ces représentans de l’opinion qui ne tiennent de personne un caractère officiel, mais que tout le monde reconnaît dans les jours de crise. Le 22 mars 1848, Daniel Manin lui écrivait de Venise sur un morceau de papier au crayon : « Nous avons vaincu et nous sommes libres. Que faites-vous de votre côté ? Que faut-il pour vous délivrer ? » Il ne fallait rien. Vicence n’avait qu’à attendre un peu pour être libre sans combat comme Padoue, comme Trévise, comme toutes les villes de la Vénétie, sauf Vérone, restée le dernier refuge de l’armée autrichienne. Pasini suivait de près et dirigeait ce mouvement, qui montait d’heure en heure, et rien n’est assurément plus caractéristique que son dernier entretien avec le général d’Aspre, le fougueux d’Aspre, qui traînant sa goutte : de Padoue à Vicence, irrité, voulait contraindre les magistrats de la ville à lui livrer l’argent des caisses publiques en dehors de toute formalité légale. Pasini avait pris ses précautions, il avait fait cacher les caissiers et les clés, et il se retranchait derrière la nécessité d’obéir à la loi, qui exigeait un ordre de l’intendance supérieure de Venise. Or Venise était libre depuis trois jours. « Les militaires ne discutent pas, s’écria d’Aspre, ils agissent ; ils ouvrent la caisse par la force. — Par la force ! répondit tranquillement Pasini, nous n’avons rien à opposer ; mais votre excellence voudra-t-elle que son dernier acte dans cette ville soit l’effraction d’une caisse et un rapt d’argent ?… Elle tient certainement à son honneur plus qu’à notre argent. » D’Aspre secoua la tête, car, si c’était un rude soldat, c’était aussi un gentilhomme plein d’honneur. « Comment, reprit-il, me croire capable d’un acte peu honorable ! Il faut bien cependant en finir, mes soldats ne peuvent mourir de faim. — Ceci, répliqua Pasini, est une autre affaire ; la municipalité ne refuse pas de pourvoir aux besoins des troupes de passage. » On s’entendit vite sur les conditions d’évacuation de la ville ; puis d’Aspre, trouvant à qui parler, se mit à s’emporter contre M. de Metternich, à qui il attribuait tous les malheurs de l’empire, et ce soldat sans peur, au spectacle des extrémités où tombait l’Autriche, laissait échapper une grosse larme. Quelques heures après, Vicence était libre et avait son comité provisoire de gouvernement, dont Pasini était un des membres principaux.
Tout se hâtait à cette époque, tout se mêlait et se succédait avec une furieuse rapidité, les événemens et les résolutions, les revers et les succès. Au fond, Valentino Pasini pensait qu’on perdait un peu la tête, que Manin avait eu tort de proclamer immédiatement la république pour la Vénétie, que les Lombards avaient tort de se donner immédiatement et définitivement au Piémont, que la première chose à faire devait être de consacrer tous les efforts à la guerre de l’indépendance, et qu’à la paix toutes les questions d’organisation seraient réglées en toute liberté, avec une pleine maturité. Ce politique essentiellement modéré, au sens pratique si fin, raisonnait en homme qui croit qu’on reste maître de faire tout ce qu’on veut dans le tourbillon d’une telle crise. Ce serait vrai tout au plus, si la politique était le royaume des sages, si les intérêts et les passions n’y jouaient pas leur rôle. Pasini, je le crois, obéissait, sans se l’avouer peut-être, à quelque sentiment secret de méfiance à l’égard du Piémont ; mais en pensant qu’on s’était trompé, et sans cacher ce qu’il pensait, il n’était pas moins d’âme et d’intelligence dans cette entreprise où l’Italie était engagée. Il se trouvait à Milan lorsque les Autrichiens rentrèrent à Vicence à la suite des plus violens combats, et ce fut pour lui une anxiété cruelle de voir retomber sous le joug sa ville natale, où il avait laissé sa famille. Bientôt ce n’était plus seulement à Vicence, c’était à Milan même que les Autrichiens rentraient victorieux et irrités. On était au mois d’août. Tout avait terriblement changé en peu de temps. Pour la première fois, Valentino Pasini s’exilait momentanément à Lugano, et c’est là que Manin allait le chercher comme l’homme le plus capable de représenter Venise en France. Manin le connaissait depuis longtemps, il savait ce qu’il y avait de ressources chez l’habile Vicentin, et nul en effet n’était plus propre à une telle mission. Venise avait trouvé en Manin un chef digne d’elle, et le chef avait trouvé un représentant digne de lui. Pasini n’avait pas l’éclat de renommée littéraire de Tommaseo, à qui il succédait ; mais il avait l’activité d’un esprit fait pour manier tous les problèmes de droit diplomatique, pour gagner tout ce qu’on pouvait gagner par l’étendue des connaissances aussi bien que par la dextérité de la conduite.
C’était en vérité une situation difficile que celle d’un diplomate improvisé venant à ce moment représenter l’indépendance vénitienne en France. Voici quelle était cette situation diplomatiquement, strictement. La lutte était suspendue au-delà des Alpes par l’armistice piémontais, qui laissait l’Autriche maîtresse de la Lombardie ; Venise seule se défendait, et à la guerre était substituée une médiation proposée par la France et par l’Angleterre, acceptée par l’Autriche ; mais dans quelles conditions générales se débattait ce malheureux problème d’une pacification propre à concilier le sentiment d’indépendance d’un peuple frémissant dans sa défaite et l’orgueil d’une puissance qui venait de se raffermir par les armes ? En Italie même, tout était confusion et déchaînement, et comme si ce n’était pas assez de la difficulté qu’il y avait à sauver quelque chose du naufrage pour les provinces du nord, la situation se compliquait encore d’une république romaine, devant laquelle s’enfuyait le pape, d’une république ou d’une semi-république toscane, devant laquelle s’enfuyait le grand-duc. En France, le pouvoir était incertain et précaire ; l’opinion vivait dans de perpétuelles perplexités qui la détournaient de toute grande affaire extérieure. En Europe, le souffle de la réaction courait partout, de telle sorte que cette malheureuse médiation dépendait de mille circonstances, de ce qui se faisait chaque jour en Italie, de ce qui se passait en France, des fluctuations incessantes du mouvement européen. C’est dans ces conditions cruelles que Pasini avait à suivre une négociation toujours fuyante, qu’il restait chargé de défendre Venise, d’abord sans la séparer de l’Italie tout entière, puis seule en définitive, si l’on ne pouvait faire autrement. Pendant un an, il remplit cette mission en plénipotentiaire habile, qui en vint bientôt à se faire écouter en Angleterre et en France. Si la cause avait pu être gagnée, elle l’eût été sans doute par ce négociateur intelligent qui était au fait de tout, qui étonnait par la variété de ses connaissances autant que par la sûreté de ses vues, et dont les dépêches rappelaient les belles relations de la diplomatie vénitienne. C’est à lui surtout que Manin faisait allusion plus tard quand il écrivait : « J’ai montré que notre terre natale, féconde en toute espèce de grandeurs, produit encore non-seulement des soldats pour combattre virilement sur le champ de bataille et des martyrs qui meurent héroïquement, mais des hommes d’état et des diplomates de premier ordre. »
La vérité est que dans cette confusion des affaires italiennes Pasini gardait un esprit ferme et net, et que personne n’a rien ajouté de sérieux à ce qu’il écrivait dans plusieurs mémoires sur Rome, notamment dans celui Où il réfutait l’opinion de ceux qui veulent voir dans une royauté temporelle la sauvegarde nécessaire du pouvoir spirituel. Toute la question romaine est là, dans ces mémoires substantiels et décisifs, qu’on n’a fait que répéter mille fois depuis ; mais sur ce point il avait trop à faire pour convaincre à cette époque des esprits accoutumés à une tradition politique et déjà engagés dans l’expédition qui allait aboutir à la restauration pure et simple de la papauté temporelle. On le consultait évidemment sur les affaires de Rome, puisqu’on lui demandait ces mémoires ; on se laissait peu toucher à la vérité. On l’écoutait plus volontiers quand il parlait de Venise, dont on reconnaissait les droits, l’héroïsme et la touchante infortune. Malheureusement on n’en faisait pas plus, et Venise, elle aussi, souffrait de la mauvaise humeur que causaient les affaires du reste de l’Italie. Pasini, sans se décourager, multipliait les démarches, les communications et les exposés. Il épiait toutes les occasions possibles, tous les mouvemens de l’opinion réveillée de temps à autre par un cri de détresse venant de l’Adriatique. Il tenait ferme dans la situation difficile qui lui était faite, et un homme d’esprit et de sagacité, Varnhagen, qui était alors à Paris, le peint au vif dans une note de son journal : « Visite de M. Valentino Pasini, envoyé de Venise… Il est persuadé que Venise peut se défendre longtemps encore. Il ne croit pas désespérée la cause de la liberté. Il pense que, tout bien pesé, le peuple a plus gagné que perdu, et que si l’Italie peut être encore vaincue, même plus d’une fois, elle ne peut plus être mise sous le joug et dominée. — Analogie entre les conditions de l’Italie et celles de l’Allemagne : vrai et seul obstacle, les maisons princières. — Il assure que les masses populaires sont plus progressives en Italie qu’en France, où dans les départemens il y a beaucoup d’ignorance. Plaintes amères sur la direction des choses en France. Espoir d’un prochain redressement. Jugemens très justes sur nos affaires d’Allemagne. Belle parole, œil vif, beaucoup de feu sous un extérieur calme. » C’était le diplomate vénète au moral et au physique.
Malgré tout, pendant bien des mois, Pasini attendit beaucoup de la France. Il devenait même embarrassant quelquefois par sa confiance au moins apparente, par sa pressante logique, par la netteté avec laquelle il rappelait les engagemens qu’on avait pris, ou mettait en relief les intérêts de la politique française. Il ne pouvait cependant se faire indéfiniment illusion, et sans abdiquer le droit il était bien obligé à la fin de le voiler un peu, d’admettre comme une possibilité quelqu’un de ces projets qu’on mettait alors en avant : Venise seule affranchie et constituée en ville libre, — un royaume lombard-vénitien constitutionnel avec ou sans un prince autrichien. En véritable Italien, il eût préféré, lui, l’autonomie lombardo-vénitienne ; qui réservait mieux l’avenir. Au fond, de toutes ces combinaisons, l’une n’avait pas plus de chances que l’autre, surtout après Novare, quand Venise restait seule vouée à une inévitable défaite. Lorsque Pasini n’espéra plus rien de la diplomatie européenne, il voulut faire une dernière tentative, autorisée d’ailleurs par Manin. Avec une lettre de lord Palmerston qui lui ouvrit le chemin, il se rendit à Vienne pour essayer d’ouvrir une négociation directe, mais là il se trouvait en face de l’ennemi le plus intraitable de l’Italie, le prince Schwartzenberg, qui le recevait sans doute courtoisement, puisqu’il l’avait laissé arriver jusqu’à Vienne, qui l’écoutait même volontiers, et en définitive persistait à demander une soumission entière et absolue.
On était au mois d’août 1849. Pendant quelques jours encore, Pasini recevait des dépêches de Manin ; puis il ne reçut plus rien. Venise exténuée avait fini par succomber. La position de Pasini devenait embarrassante. Le maréchal Radetzky prit soin de l’éclairer sur son sort en inscrivant son nom sur une liste de quatre-vingts personnes bannies des provinces lombardo-vénitiennes. Au premier moment, on s’émut un peu à Vienne. Les ministres paraissaient froissés de cette proscription sommaire d’un homme qui avait négocié avec eux, qui s’était fait estimer de quelques-uns, qui était d’ailleurs arrivé à Vienne sous la sauvegarde morale des gouvernemens anglais et français, et ils lui firent savoir qu’il pouvait rester sans inquiétude sur les terres de l’empire. Pasini refusa le bénéfice de cette tolérance exceptionnelle ; il préféra, au moins pour le moment, partager le sort de ses compatriotes, bannis pour un crime de patriotisme dont il se sentait coupable, et il s’achemina vers Lugano. C’est à peine si quelques mois plus tard il put obtenir des autorités militaires lombardo-vénitiennes la permission d’aller voir son père mourant à Schio, près de Vicence, et comme le père ne se hâtait pas de mourir, on lui refusa durement une prolongation de séjour en le menaçant de le faire conduire à la frontière, s’il ne partait immédiatement de lui-même. Peu de jours après, il n’eut d’autre moyen que de revenir en secret, aidé de quelques amis, et il put assister ainsi aux derniers momens de son père ; il ne vit personne, pas même son fils, qu’il avait laissé dans un collège de Vicence, et il repartit.
C’était un émigré de plus. Pasini avait cependant une position particulière. Il avait été évidemment et il restait un adversaire décidé de la domination autrichienne en Italie ; mais cette domination, il l’avait combattue en quelque sorte régulièrement, en plénipotentiaire presque reconnu en Europe. Pour le reste, il s’était toujours peu mêlé aux partis intérieurs italiens ; il les avait blâmés souvent, il s’était tenu soigneusement en dehors de leurs luttes et de leurs violences. Il n’était pas homme à se laisser envahir dans l’exil par les passions des partis vaincus et humiliés, pas plus qu’il n’était homme à s’aigrir dans l’oisiveté. A Turin même, où il se transportait bientôt, il évitait de prendre couleur, il restait volontiers, quoique sans affectation, étranger aux mouvemens de la politique de tous les jours, aux polémiques bruyantes, et il se croyait obligé à d’autant plus de réserve qu’il n’avait pas demandé les droits de citoyen piémontais comme beaucoup d’autres émigrés. Il se bornait à reprendre cette œuvre d’investigation pratique pour laquelle son esprit semblait si bien fait, à poursuivre une série d’études sur les finances des provinces lombardo-vénitiennes, sur les chemins de fer. C’était sa manière de participer au mouvement dont le Piémont, à peine remis de la défaite de Novare, restait l’unique foyer en Italie. Il était même sur le point de devenir le promoteur d’une institution de crédit foncier dont une société de banquiers voulait lui confier la direction, lorsqu’un incident venait encore une fois changer sa position. On se souvient peut-être ou on ne se souvient pas d’une échauffourée qui eut lieu à Milan en 1853, et qui était l’œuvre de Mazzini. L’Autriche n’eut pas de peine à réprimer d’un revers de sabre cette convulsion inutile, et elle prit ce prétexte pour mettre le séquestre sur les biens des émigrés du lombard-vénitien qu’elle accusait de soudoyer toutes les agitations. Le Piémont qui avait mis tous ses soins à décliner toute connivence dans l’événement de Milan et dont les émigrés étaient devenus les citoyens, le Piémont ne pouvait pour le moment aller au-delà d’une simple protestation qui ne servait à rien, il est vrai, mais qui était déjà le premier anneau de cette chaîne de protestations conduisant à l’éclat de 1859. Pasini, qui était émigré comme les autres sans être citoyen piémontais et qui était frappé avec tous les émigrés, Pasini personnellement réclama et fit réclamer à Vienne contre une mesure qui le frappait pour un acte auquel il était notoirement étranger. On lui fit savoir que le séquestre mis sur ses biens ne pourrait être levé qu’à la condition qu’il rentrerait dans son pays.
Si Pasini eût été seul, il eût hésité peut-être, quoique, à vrai dire, il n’eût cessé de garder une pensée de retour. « Je sais, disait-il lui-même, que certains pensent qu’en aucun cas on ne peut accepter rien de semblable ; je sais que quelques-uns croient qu’il ne faut jamais faire état des intérêts pécuniaires. » Mais voilà ce que les partis ne comprennent pas toujours : le séquestre ne frappait pas seulement l’émigré, il atteignait sa mère, son frère, par suite de l’indivision de la fortune, sa sœur, dont la dot se trouvait compromise, sa femme, dont les biens étaient aussi séquestrés, des créanciers, des légataires, des serviteurs à qui le père avait laissé des pensions. Pasini se décida à faire ce qu’on lui imposait, et, près de partir, il écrivit à Manin une lettre pleine d’une dignité simple où il lui racontait tout, et qui commençait ainsi : « Tu auras lu dans les journaux que je rentre au pays ; mais je ne puis quitter Turin sans t’écrire deux mots, parce que tu es le seul homme à qui je me croie obligé de rendre compte de mes actions. » Manin était homme à comprendre les motifs de délicatesse qui dictaient cette résolution et peut-être à sentir que son ancien plénipotentiaire pouvait être aussi utile à Vicence qu’à Turin. Tout s’était d’ailleurs passé avec dignité ; le mot d’amnistie n’avait pas été prononcé. Ce ne fut pas moins pour Pasini une source d’amers déboires. Sa rentrée était considérée par les partis comme une défection, comme un abandon de Venise, dont il avait eu l’honneur de rester le représentant jusqu’à la dernière heure. — « Quoi ! disait-on, le plus fidèle ami de Manin plier la tête ! » — Cette injustice des partis a longtemps pesé sur lui, et il en fit quelques années plus tard l’expérience.
Rentré à Vicence, il restait ni plus ni moins ce qu’il était, un homme qui n’avait rien abdiqué, rien trahi. Il continuait à faire ce qu’il pouvait dans l’intérêt du pays, à multiplier ses études économiques, lorsque l’archiduc Maximilien arrivait en 1857 comme gouverneur de la Lombardo-Vénétie. L’archiduc Maximilien, on le sait, était un prince plein de toute sorte de velléités libérales ; seulement il ne savait que faire. On lui conseilla de consulter Pasini, de lui demander un mémoire. Pasini consentit, mais à une condition : c’est que dans ce mémoire tout financier il pourrait dire librement ce qu’il pensait, il n’aurait à employer aucune formule officielle. Une fois en possession de ce mémoire, qui était tout simplement un acte d’accusation contre l’administration financière de l’Autriche, l’archiduc Maximilien n’était pas beaucoup plus fixé sur ce qu’il y avait à faire, parce qu’il y aurait eu trop à faire. On lui persuada alors devoir Pasini lui-même ; Pasini consentit encore, et un jour l’archiduc, arrivant de Trieste, Pasini, venant de sa villa d’Arcugnano, se rencontrèrent à Venise. Ils eurent une conférence de trois heures. Le mémoire qui avait été remis fut lu et discuté. A chaque doute de l’archiduc, Pasini répondait avec sa précision habituelle. Maximilien ne s’en tint pas au mémoire et aux finances ; il rappela à son interlocuteur la mission qu’il avait remplie à Vienne en 1849, les combinaisons qu’il avait présentées dans l’intérêt de la Lombardo-Vénétie, et il exprimait la confiance personnelle qu’il obtiendrait aujourd’hui ce qu’on n’avait pu obtenir alors, qu’on arriverait ainsi à la conciliation des esprits. Pasini répondit sans détour que depuis ce temps beaucoup de choses s’étaient passées, que la désaffection s’était répandue partout, et que, quant à lui, il ne croyait pas à la possibilité d’une conciliation. Le prince persista dans ses espérances, Pasini persista dans son doute, et l’entretien en resta là. Au moment où Pasini sortait, Maximilien le retint à déjeuner à l’improviste, et, selon le mot de M. Bonghi, « l’ancien exilé s’assit à la tablé de celui dont le frère l’avait envoyé en exil. » Le prince et le citoyen s’étaient expliqués, ils savaient qu’ils n’avaient rien à attendre l’un de l’autre.
Ce fut tout, et cet incident, dont on ne connaissait pas les détails, suffit pour raviver tous les soupçons, toutes les rumeurs qui représentaient déjà le Vicentin comme la brillante conquête du libéral archiduc. Pasini en souffrait sans vouloir descendre à des justifications inutiles. Il resta d’ailleurs après cela peu de temps à Vicence. Vers l’automne de 1858, il allait s’établir à Florence, et c’est là que les événemens de 1859 venaient le surprendre. Il se retrouvait là au milieu d’un mouvement qu’il n’avait pu suivre de près depuis quelques années, qui s’était prodigieusement agrandi et accéléré. Un mot du chef du ministère anglais de cette époque le ramena au combat. Lord Derby dans un discours, avait fait honneur à l’Autriche de la douceur de son gouvernement, des améliorations qu’elle avait réalisées en Italie. Pasini prit occasion ; de ces paroles pour tracer dans quatre lettres substantielles, serrées, lumineuses, le tableau de l’administration financière de l’Autriche, des exactions auxquelles les provinces lombardo-vénitiennes, avaient été soumises, des inégalités et des exagérations d’impôts qui exténuaient le pays. Ce procès de l’administration financière de l’Autriche, Pasini l’avait commencé dix ans auparavant à Lugano. ; il l’avait continué à Turin : c’était le thème du mémoire remis à l’archiduc Maximilien. Les Lettres à lord Derby le résumaient en lui donnait plus d’éclat et surtout un intérêt plus actuel. On peut dire que toutes les données sous lesquelles l’administration autrichienne est restée accablée viennent de là. La conclusion, c’était, en dehors même de toute considération morale, l’impossibilité matérielle du gouvernement de l’Autriche en Italie. « On accroît les impôts pour refuser la liberté, disait-il, on refuse la liberté pour accroître les impôts. » Dès ce moment, Pasini était tout entier dans le mouvement. Plus que tout autre, il se prononçait après Villafranca pour l’unification de l’Italie, à tel point que lui, Vénète, il faisait tous ses efforts pour dissuader la Toscane d’accepter le retour du grand-duc au prix d’une autonomie trompeuse accordée à la Vénétie, et il fit même un cours public pour développer cette thèse, « que toutes les provinces d’une nation, dès qu’elles étaient libres, devaient s’unir en un seul état. » Bientôt après, il entrait dans le premier parlement italien, et à partir de ce moment c’est le député laborieux, zélé, uniquement préoccupé d’affermir ce qui était le prix de tant d’efforts, en attendant que l’unité nationale allât embrasser la Vénétie elle-même.
Il faut tout dire, Valentino Pasini ne prenait pas du premier coup sa vraie place dans le parlement italien. Il était apprécié, grandement estimé de ceux qui le connaissaient, notamment de Cavour, qui voyait en lui un des hommes les plus utiles. Il était peu connu de beaucoup d’autres, peut-être à cause de sa simplicité naturelle, peut-être aussi parce qu’il avait encore à lutter contre les ombrages et les méfiances de certains esprits passionnés. Bientôt cependant, à mesure que les grandes questions administratives et financières se présentaient dans les débats parlementaires, il montrait sans effort, sans affectation, ce qu’il était, ce qu’on pouvait attendre de son aptitude. C’est lui qui devenait en quelque sorte le rapporteur naturel de toutes ces grandes mesures telles que la création du grand-livre de la dette publique, les principales lois d’impôts, la formation du budget. Nul plus que lui, en effet, ne connaissait à fond les finances de tous les anciens états italiens, les ressources du pays aussi bien que ses misères, toutes ces questions de péréquation qui ont été une épreuve sérieuse pour la constitution de l’unité italienne. Pasini ne se faisait du reste aucune illusion. Il croyait les finances malades, très malades ; il pensait qu’on se laissait aller beaucoup trop à compter sur les moyens extraordinaires pour combler le déficit, à augmenter les dépenses en faisant tout ce qu’il fallait pour diminuer les recettes. Il croyait qu’on s’était trompé plus d’une fois, il le disait hautement, sans se décourager d’ailleurs, et si on l’accusait de pessimisme, il répondait avec fermeté dans un de ses derniers discours : « Je me suis entendu reprocher d’avoir prononcé dans cette chambre des paroles qui faisaient allusion à la triste condition de nos finances. Eh bien ! messieurs, je suis d’une opinion tout opposée à la vôtre ; je l’ai déclaré et je le déclare encore, selon moi, le crédit ne se fait pas avec l’inconnu. Quand vous dissimulez les conditions vraies des finances, quand ces conditions ne résultent pas des débats parlementaires, de façon à ne pouvoir être mises en doute par qui que ce soit, le crédit en souffre ; on présume des maux plus grands que ceux qui existent. C’est pourquoi, prenant en considération l’état vrai des finances de mon pays, j’entends faire ce que le bien de mon pays commande, rien d’autre. » C’est par cette franchise de langage unie à une expérience pratique consommée que Pasini se faisait de jour en jour une autorité plus grande, lorsqu’au mois de mars 1864 il était pris tout à coup d’un refroidissement qui l’emportait en une semaine, et lui aussi, dans le délire de sa dernière heure, il parlait de l’Italie, du parlement, de la vie publique. Celui qui expirait ainsi à l’improviste était probablement un ministre des finances naturel dans la situation difficile où entrait l’Italie. Il avait l’activité, l’expérience, la fécondité de conception, le courage de dire la vérité, tout ce dont l’Italie a besoin aujourd’hui, tout ce qui fait l’homme d’état réparateur et organisateur du lendemain des révolutions.
CH. DE MAZADE.