Les Précurseurs français du cardinal Lavigerie dans l’Afrique musulmane

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Les Précurseurs français du cardinal Lavigerie dans l’Afrique musulmane
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 899-932).
LES PRÉCURSEURS FRANÇAIS
DU CARDINAL LAVIGERIE
DANS L'AFRIQUE MUSULMANE

La prise d’Alger, la conquête de l’Algérie et la réduction de la Tunisie sous le protectorat de la France, enfin les œuvres civilisatrices du cardinal Lavigerie, ont été la revanche éclatante d’une longue série d’avanies, d’insultes et de persécutions, subies par les chrétiens dans l’Afrique musulmane. Pendant six siècles et plus, des milliers d’Européens, des centaines de prêtres ou de moines, pris sur des navires de commerce, enlevés sur les rivages ou dans les îles de la Méditerranée, ou bien victimes de leur zèle apostolique, ont été emmenés en captivité, livrés à toutes les horreurs de l’esclavage ou, s’ils tentaient de s’échapper, condamnés à mourir dans des supplices atroces. Je ne sais ce qu’il y a de plus étonnant dans cette domination séculaire de la Méditerranée par les États barbaresques : ou de l’audace de cette poignée de bandits et de pirates ; ou de l’impuissance des nations européennes, payant à ces corsaires un tribut annuel qui se montait à plusieurs millions de livres et leur sacrifiant des milliers de vies humaines. C’est là une des pages les plus sombres de l’histoire de la civilisation en Occident, parce qu’elle offre le navrant spectacle de la force brutale primant le droit des gens et du fanatisme l’emportant sur l’humanité.

Heureusement pour l’honneur de l’Europe, des souverains, des princes de l’Eglise et des religieux se sont rencontrés qui ont interrompu le cours des triomphes du Koran sur l’Évangile et manifesté la vigueur des nations chrétiennes. Aux noms du cardinal Ximenès et de Charles-Quint, du cardinal de Richelieu et de Louis XIV répondent, à travers les siècles, ceux du roi de France Charles X et du cardinal Lavigerie. Les premiers ont déployé de grandes forces militaires pour réduire Alger et Tunis ; mais toute leur force est venue se briser contre ces repaires de pirates, protégés par les tempêtes de la Méditerranée et par la stérilité du désert. Les derniers, mieux servis par les circonstances, ont enfin réussi à planter le drapeau français et la croix sur la terre d’Afrique.

Tout le monde connaît les œuvres du cardinal Lavigerie, qui assurent à son nom une place d’honneur parmi les bienfaiteurs de l’humanité[1]. On sait qu’à peine établi sur le siège épiscocal d’Alger, il s’est mis à construire des églises, à ouvrir des orphelinats pour les enfans arabes, à fonder des collèges et des séminaires. Mais bientôt son grand cœur s’est senti à l’étroit dans ce vaste diocèse. Répondant aux appels de l’héroïque Livingstone et de Léon XIII, dont l’âme vraiment apostolique était remplie de tristesse à la pensée de tant de créatures réduites en esclavage, Mgr Lavigerie a entrepris dans toute l’Europe occidentale ces campagnes contre la traite des noirs et contre l’esclavage qui ont abouti à l’acte général de la conférence de Bruxelles (juillet 1890) et du Congrès anti-esclavagiste de Paris (septembre 1890). Enfin joignant l’exemple à la parole, il institua la congrégation des missionnaires d’Alger, qui, sous le nom de « Pères blancs », ont entrepris l’évangélisation des Musulmans depuis l’Algérie jusqu’à l’Ouganda et à la région des Grands-Lacs. Mais, il ne faudrait pas croire que de Ximenès à Richelieu, et de Richelieu à Lavigerie, la chrétienté d’Europe n’ait rien fait pour les esclaves d’Afrique. L’intrépide cardinal et ses Pères blancs ont eu des précurseurs pacifiques, qui ont plus contribué à faire respecter le nom de chrétien, que les armadas de Charles-Quint ou les flottes de Louis XIV. Ses vrais précurseurs furent saint Vincent de Paul, les vicaires et les consuls Lazaristes et leurs obscurs avant-courriers, les Trinitaires et les Pères de Notre-Dame de la Mercy, qui, depuis le XIIIe siècle, ont arrosé cette terre d’Afrique de leurs sueurs, de leurs larmes, et souvent de leur sang. Je voudrais, dans les pages qui suivent, rendre justice à ces modestes religieux et montrer quel rôle capital ils ont joué dans l’histoire de la deuxième civilisation de l’Afrique, œuvre si humaine et si française à la fois, qui a duré des siècles et dont nous commençons seulement à recueillir les fruits. Mais il faut d’abord jeter un coup d’œil sur la situation des États barbaresques au XVe siècle.

I

Deux causes amenèrent, à cette époque, une recrudescence du fanatisme musulman : d’abord les victoires des rois chrétiens d’Espagne sur les derniers rois arabes de la péninsule, suivies de l’expulsion définitive des Maures, qui se réfugièrent en masse en Afrique et y portèrent la haine du nom chrétien ; et puis, surtout, la prise de Constantinople par les Turcs. Ce succès, en effet, en exaltant outre mesure l’orgueil des musulmans, leur donna l’espoir d’une revanche et ouvrit une ère nouvelle de vexations intolérables contre les Européens. La prise d’Alger et de Tlemcen par Barberousse (1516-17) marque le paroxysme de cette réaction furieuse de l’islam contre la chrétienté.

Quelle fortune singulière que celle de Baba-Aroudji[2] ! Fils d’un renégat sicilien, né à Mételin, à treize ans il apprend le métier de pirate, groupe autour de lui, par son audace et sa générosité, une bande d’aventuriers, et à quarante ans se fait couronner roi d’Alger ! Il ne jouit pas d’ailleurs longtemps de sa conquête et mourut trois ans après, dans un combat contre les Espagnols, aux environs de Tlemcen (1518).

Son frère, Khaïr-ed-din, surnommé aussi Barberousse, lui succéda et comprit de suite qu’il ne lui était pas possible de se maintenir seul à Alger, entre l’Espagne menaçante et les tribus arabes de l’intérieur, frémissantes sous le joug. Il fit donc hommage de son royaume au sultan Selim Ier, qui l’accepta, en lui confiant le titre de beglier beg et lui envoyant un renfort de six cents soldats turcs. Ainsi se forma mi-partie avec des soldats ou janissaires[3], mi-partie avec de hardis marins ou reïs, l’odjak d’Alger, qui durant trois siècles, répandit la terreur sur tous les rivages de la Méditerranée. Chose étrange, cette milice turque fut organisée par les Barberousse sur le modèle d’un ordre militaire chrétien, celui des chevaliers de Rhodes. Les membres de l’odjak étaient astreints au célibat, ils recevaient tous, quel que fût leur grade, une solde égale et une égale part de butin dans les prises. La régence d’Alger eut d’abord à sa tête un pacha, nommé par le sultan de Constantinople et investi de pouvoirs limités ; il était assisté de quatre ministres ou secrétaires d’Etat, qui formaient le Divan et se réunissaient chaque semaine. Mais un ramassis de brigands ne peut garder longtemps un gouvernement régulier ; la violence appelle l’anarchie. Aussi, au XVIIe siècle, la milice d’Alger, supportant impatiemment l’autorité des pachas, plus avides de butin que capables de gouverner, s’en débarrassa peu à peu entièrement et mit à sa tête un chef élu par le suffrage des reïs et des janissaires, et investi d’un pouvoir absolu, appelé Dey. Ce Dey, qui n’était plus que le vassal nominal de la Sublime Porte, siégeait dans son palais de la Jemina assis sur une peau de lion ou de tigre, symbole frappant de la féroce tyrannie que l’odjak exerçait sur les populations arabe et maure, berbère et juive. Il disposait d’une flotte de soixante-quinze à quatre-vingts galères, armées chacune de vingt-cinq à quarante canons et manœuvrées par des esclaves chrétiens.

La capitale, Alger (Al-Djezaïr-ben-Mezghama), bâtie au Xe siècle, sur les ruines de la ville romaine d’Icosium, était, déjà deux ou trois siècles après, une ville très peuplée et dont les bazars étaient fréquentés par les marchands du Mâgreb[4]. Assise sur le penchant d’une colline qui forme un amphithéâtre descendant jusqu’à la mer, avec ses murailles de 14 mètres de haut, flanquées de tours crénelées et garnies de crocs en fer pour y suspendre les condamnés à mort, ses six portes bardées de fer et qu’on fermait sans rémission au coucher du soleil, son arsenal dit topane, ses six caseries ou casernes de janissaires, ses cent mosquées, ses cent vingt-cinq fontaines, ses quinze mille maisons blanches, avec leurs toits en terrasse, du haut desquels les reïs pouvaient contempler à l’aise leur domaine maritime, son badistan, ou marché aux esclaves, ses bagnes où les esclaves étaient entassés pêle-mêle, puis le fort de l’Empereur, construit à la place où avait été la tente de Charles-Quint et sur lequel flottait maintenant l’étendard vert semé d’étoiles d’or, enfin le môle, qui s’avançant à 300 mètres en mer, formant un port capable d’abriter plusieurs centaines de navires, avec tout cela Alger offrait l’aspect d’une ville superbe et menaçante.

Les tristes exploits accomplis par Barberousse et les reïs d’Alger aux dépens des nations de l’Europe, trouvèrent des imitateurs ; bientôt des milices ou oligarchies militaires semblables se constituèrent à Tunis (1574), à Tripoli, à Salé (Maroc). Tunis ou Thunes le cédait à peine à Alger pour sa puissance militaire, — l’odjak comptait cinq mille janissaires et deux ou trois milliers de reïs, — et pour son activité commerciale.


C’est, écrivait Capmany vers 1785, une fort grande et belle ville extrêmement riche. Elle a plus de cent mille habitans. On y voit de belles maisons, de magnifiques mosquées et des maisons fortes. Sur une petite hauteur se trouve le palais, dit Al-Kazar. Dans l’arsenal sont toujours dix galères, et le fort n’est jamais sans en avoir au moins une armée. Je ne connais pas, ainsi termine le narrateur espagnol, de plus beau pays que les environs de Tunis. Il y a là au moins trois cents tours ou pavillons, chacune avec son domaine a l’entour.


Bien que la présence d’un noyau de chrétiens indigènes, groupés près la porte d’El-Manera, et parmi lesquels s’était recrutée la garde royale des rois berbères, imposât quelques ménagemens à la régence de Tunis vis-à-vis des chrétiens, l’influence mauvaise des reïs d’Alger prévalut la plupart du temps et décida les Tunisiens à joindre leurs galères à celles d’Alger, pour fondre sur les navires ou les rivages d’Europe ; le voisinage des côtes de Sicile et de Naples rendait ces corsaires de Tunis d’autant plus redoutables.

Salé était aussi devenu un repaire de forbans de mer, et le centre d’une principauté musulmane vivant de leurs rapines[5]. Peuplée en grande partie par des Maures expulsés d’Espagne, elle se distinguait par son fanatisme, mais paraît être toujours restée indépendante des Turcs. Enfin Tripoli, après avoir été prise par les Espagnols (1510) et avoir été confiée par eux à la garde des chevaliers de Rhodes, tomba définitivement aux mains des Turcs en 1551. Le corsaire Dragut, suivant l’exemple de Khaïr-ed-din, en fit hommage au sultan de Constantinople, mais, en fait, y constitua un odjak autonome.

Tels étaient au XVe siècle les quatre États barbaresques, indépendans quant à leur gouvernement, mais unis par la communauté de haine et de vengeance contre le nom chrétien. En fait, ils continuèrent la « guerre sainte » sur la Méditerranée, dans les îles, dans l’océan Atlantique et jusque dans la Manche, après que les souverains arabes eurent été rejetés hors d’Europe.


II

On n’a que l’embarras du choix quand on veut se faire une idée des dommages et des souffrances que les pirates de Barbarie faisaient subir aux populations chrétiennes : nous possédons les récits de plusieurs captifs célèbres, par exemple du chevalier d’Aranda et de saint Vincent de Paul, de Cervantes et de Du Chastelet des Bois, et les chroniques de voyage des religieux qui se consacrèrent à leur rédemption. A peine le prisonnier était-il amené à bord du navire ennemi que les corsaires, par mille flatteries, essayaient d’obtenir des informations détaillées sur son pays d’origine, sa famille et ses ressources, sa profession ou son métier ; ils s’efforçaient ainsi d’évaluer le chiffre de la rançon qu’on pouvait tirer de lui. Si l’on s’apercevait que le captif avait menti, on le faisait rouer de coups de bâton ou flageller avec des cordes à nœuds. Une fois débarqué au port d’attache du corsaire, on conduisait l’esclave au marché public[6], et on le remettait à un courtier chargé de le vendre… Mais ici, laissons la parole à un esclave dont on ne récusera pas, je pense, la sincérité.


Il y a deux ans, écrit saint Vincent de Paul[7], étant allé à Marseille recouvrer une créance de 300 écus et retournant par mer de cette ville à Narbonne, je fus fait prisonnier par trois brigantins turcs, qui, après nous avoir grossièrement pansés et enchaînés, nous emmenèrent en Barbarie, tanière et caverne de voleurs, sans aveu du Grand Turc ; où, étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec procès-verbal de notre capture, qu’ils disaient avoir été faite sur un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul de France.

Leur procédure, à notre vente, fut qu’après qu’ils nous eurent dépouillés tout nus, ils nous baillèrent à chacun une paire de braves, un hocqueton de lin avec un bonnet et nous promenèrent par la ville de Tunis, où ils étaient venus pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au col, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait manger et qui non, pour montrer que nos plaies n’étaient pas mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands nous vinrent visiter, tout de même que l’on fait à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche, pour visiter nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis tenir des fardeaux, puis lutter pour voir la force d’un chacun et mille autres sortes de brutalités,… et finalement, je fus vendu à un vieux médecin spagirique.


Après la vente aux particuliers, sur le produit de laquelle le pacha et plus tard le bey ou dey prélevaient un huitième, on employait les esclaves suivant leur sexe, leur âge et leurs aptitudes. Les jeunes femmes étaient enfermées dans le harem, et Dieu sait quels outrages, et, en cas de résistance, quelles violences elles avaient à subir ; les vieilles servaient de domestiques. Les hommes étaient en général logés dans les bagnes[8], sortes de prisons publiques où on les renfermait quinze à vingt par chambrée, dans des salles basses et voûtées, dont les fenêtres étaient grillées. Il y avait à Alger six bagnes, dont trois étaient pourvus de chapelle.

Puis on les triait sur le volet. Les plus vieux, les débiles ou les infirmes étaient les moins malheureux, car on les occupait soit à garder le bétail aux champs, soit à crépir la maison, à nettoyer les latrines ou à aller vendre de l’eau et des fruits par la ville. Il y avait d’ailleurs quelques bons maîtres, mais c’était le petit nombre. Quant aux captifs les plus vigoureux, on leur faisait labourer la terre, transporter et scier les pierres de taille, et surtout ramer sur les galères. On sait par les mémoires de Jean Marteilhe ce que les galériens avaient à souffrir sur les galères du roi de France ; cela ne donne qu’une faible idée du sort des captifs enchaînés sur les galères des Turcs d’Algérie.

Et ces traitemens n’étaient rien à côté des souffrances morales qu’on leur infligeait. Après chaque capture d’un équipage européen, les Turcs triaient les plus jeunes et les plus adroits et, les amadouant par des promesses séduisantes, s’efforçaient de les convertir à la religion de Mahomet. Quelques patrons allèrent jusqu’à offrir la main de leur fille, avec la liberté, à un captif, s’il consentait à abjurer. Pour l’ordinaire, on menait ces jeunes gens à la taverne, on les faisait boire avec excès, et on profitait de leur ivresse pour les affubler d’un turban et leur faire prononcer la moindre parole ou donner le moindre signe d’adhésion à l’islamisme. S’ils cédaient, on adoucissait aussitôt leur sort et on leur confiait des emplois d’écrivains ou de comptables. Mais en cas de résistance, ou bien si, une fois dégrisés, ils rétractaient leur abjuration, on les livrait aux tortures les plus cruelles. Témoin ce mousse de Saint-Tropez, dont le Père Dan nous a conservé l’histoire (1633). Guillaume Sauvéir n’avait que 15 ans : après avoir essayé en vain toutes les séductions pour le convertir à l’islam, les Turcs le suspendirent par les pieds et lui administrèrent la bastonnade, en le sommant d’abjurer. Comme il s’y refusait, on lui arracha les ongles des orteils et on lui coula de la cire fondue sur la plante des pieds sans pouvoir vaincre la résistance du jeune martyr.

Quant aux esclaves employés sur les galères ou dans les maceries, ils étaient privés de tout secours spirituel. Tous n’étant pas des héros, comme Sauvéir, un bon tiers reniait le christianisme pour obtenir un adoucissement à leurs maux ; les autres, — c’était le plus grand nombre, — le déshonoraient par leur inconduite. Le restant, poussé à bout par l’excès de la souffrance, essayait d’échapper à cet enfer par le suicide ou par l’évasion. Mais malheur au fugitif qu’on rattrapait ! Le Père Dan n’a pas relevé moins de vingt-deux genres de supplices auxquels il pouvait être condamné ! Le pal ou le feu lent sur un bûcher étaient les plus ordinaires ; l’un des plus atroces peut-être était celui des gauches, qui consistait à enfoncer dans le corps de l’esclave de gros hameçons de fer et puis à le suspendre contre les murailles, où on le laissait mourir de soif et d’épuisement.

Voici, d’après le Père Dan, la statistique des dommages infligés par les corsaires à l’Europe chrétienne. Depuis un quart de siècle, écrivait-il en 1635, « ils ont capturé 600 vaisseaux et la valeur de leurs prises se monte à 20 millions de livres ; »ce qui donne pour un siècle 2 400 vaisseaux et 80 millions de livres. Quant aux pertes en hommes, il évalue à plus d’un million le nombre de chrétiens mis à la chaîne depuis 1600. En 1635, date de son voyage, il compte qu’il y avait en Barbarie 36 000 esclaves, pris sur les navires ou enlevés à terre.


III

La chrétienté ne pouvait rester sourde à l’appel de tant et de si intéressantes victimes. Mais comment leur porter secours ? Deux moyens se présentaient : la force des armes et la diplomatie. Ils avaient été appliqués tour à tour par le cardinal Ximénès et Charles-Quint, de la part de l’Espagne ; par Richelieu et Louis XIV au nom de la France. Nous n’avons pas à faire ici le récit de ces expéditions militaires, ni celui de nos relations diplomatiques avec les régences d’Alger et de Tunis ; ce travail a été fait ailleurs, et de très bonne source[9]. Il nous sera permis du moins d’en constater les vains résultats : ou ces coups de force échouèrent ; ou, après un premier moment d’effroi, ils ne firent qu’exaspérer la cruauté des Algériens ; et quant aux traités conclus avec eux, ils ne furent jamais sérieusement observés. Bien plus efficace fut, à notre avis, l’action de la charité chrétienne.

Dans les premiers siècles de l’Eglise, les évêques avaient toujours compté au premier rang de leurs devoirs celui de visiter les prisonniers et de racheter les captifs, et après l’invasion des Barbares, les occasions ne manquèrent pas d’exercer ce noble privilège. Mais, lorsque, au XIIIe siècle les guerres contre les Sarrasins prirent un caractère de plus en plus acharné, ce furent des ordres religieux qui se consacrèrent spécialement à cette œuvre : les Trinitaires ou Mathurins, et les religieux de Notre-Dame de la Mercy[10].

Jean de Matha, le fondateur de l’ordre des Trinitaires, était né à Faucon, en Provence, le 24 juin 1160. Ses parens, qui étaient de petite noblesse et fondaient sur lui de grandes espérances, l’envoyèrent étudier à Paris, où il fut ordonné prêtre et reçut le bonnet de docteur en théologie. Mais son cœur était dès lors animé d’une autre ambition que celle des dignités et des riches prébendes ; il avait sans doute entendu bien des fois dans sa jeunesse le récit des enlèvemens de chrétiens par les corsaires sarrasins ; peut-être même avait-il été témoin des misères endurées par les galériens musulmans en France et rêvait-il de les soulager. En effet, son biographe nous raconte que, comme il disait sa première messe, un ange lui apparut, éblouissant de clarté et orné d’une croix rouge et bleue sur la poitrine, qui tenait ses mains posées sur l’épaule de deux hommes chargés de chaînes, l’un chrétien, l’autre Maure. Symbole touchant de la vraie charité qui, à l’instar du bon Samaritain, vient au secours de tout être souffrant, sans distinction de race. A la suite de cette vision, Jean de Matha renonça à l’Université et aux honneurs qui l’y attendaient et alla consulter un ermite célèbre, Félix de Valois, qui habitait les bois de Gandelu, près la fontaine de Cerfroid. Celui-ci, ne doutant pas un instant qu’il y eût là un signe du ciel, retint le jeune docteur et l’engagea à fonder un ordre pour la rédemption des captifs. A eux deux, ils en dressèrent les statuts, qui furent approuvés par Innocent III sous le titre de « Compagnie des frères de la Trinité » et d’après lesquels un tiers des revenus devaient être consacrés à cet objet. Ils adoptèrent pour costume une tunique blanche, ornée sur la poitrine d’une croix rouge et bleue, en souvenir de la vision de l’ange ; ils ne devaient aller qu’à pied, tout au plus, pour de longues traites, monter à âne, d’où le surnom de « Frères aux ânes », que le peuple leur donna. A l’aide d’une riche donation du roi Philippe-Auguste, ils bâtirent le premier couvent de l’ordre près de la fontaine de Cerfroid[11], désormais célèbre (1198) ; le second, doté par saint Louis, s’éleva à Paris, près de l’église de Saint-Mathurin, et valut à l’ordre l’autre nom sous lequel il est connu : celui des frères Mathurins. À peine installés, les Trinitaires se mirent à l’œuvre. L’année même de la fondation du couvent de Cerfroid, deux frères, Jean Anglic (de Londres) et Guillaume Scot (d’Oxford), partirent de Rome avec la mission de racheter ou plutôt d’échanger le plus grand nombre possible de captifs en Afrique. Ils étaient porteurs d’une lettre d’Innocent III à Miramollin, roi du Maroc, dans laquelle le pape rappelait que l’œuvre, recommandée par l’Évangile, n’était pas moins profitable aux payens qu’aux chrétiens et, en terminant, exhortait le roi à se convertir[12].

L’histoire ne dit pas si le roi Miramollin fut sensible à l’exhortation contenue à la fin de la lettre du pape ; mais ce qu’on sait, c’est qu’il fît bon accueil aux Trinitaires, défendit à ses sujets qu’on leur fît aucun mal, et qu’en un mois ils purent racheter ou échanger cent quatre-vingt-six esclaves, qu’ils ramenèrent à Marseille. Encouragé par ce succès, Jean de Matha se rendit l’année suivante à Tunis et y délivra cent dix captifs.

De son vivant même, l’ordre se développa en France et dans le nord de l’Europe : il comptait au XVIe siècle cent cinquante maisons en France, une cinquantaine en Espagne, quarante-trois en Angleterre, cinquante-deux en Irlande, neuf en Écosse, et l’on a calculé que depuis sa fondation il avait racheté en tout 900 000 victimes de l’esclavage.

Ce ne fut pas le seul service rendu par eux à la cause de l’humanité en Barbarie : c’est à des Trinitaires espagnols qu’on doit la fondation du premier hôpital d’Alger.

Jusqu’en 1551, les esclaves malades ou infirmes étaient traités comme des bêtes de somme devenues inutiles et même moins bien, car, pour celles-ci du moins, on abrège leur tristesse en les abattant. Mais aux esclaves invalides était réservé un sort plus affreux : leurs maîtres les abandonnaient sans pitié sur la voie publique ou dans les champs, et ils y mouraient de faim ou succombaient à leurs infirmités sans aucun secours. Un Trinitaire de Burgos, Sébastien Duport, qui avait été témoin des souffrances de ces malheureux, conçut le projet d’y apporter quelque adoucissement. Après avoir recueilli une somme d’argent en Espagne, il se rendit à Alger, réunit les esclaves dans la chapelle du bagne du beylic, et après leur avoir fait approuver les plans et les règlemens d’un hôpital, il le fit construire dans un lieu voisin[13] Soixante ans après, l’édifice menaçant ruine, ce furent encore trois Trinitaires espagnols : Aquila, Monroy et Pallacio, qui le réparèrent à leurs frais (1616), et en construisirent deux autres. En 1664, les hôpitaux d’Alger furent de nouveau restaurés par Pierre Garrido dit de la Conception, auquel on peut donner le nom de deuxième fondateur, car il répara les trois anciens hôpitaux et en ouvrit deux autres, avec des fonds qu’il avait collectés au Pérou. Afin de pourvoir à l’entretien de cinquante à soixante lits, qu’ils pouvaient contenir, et d’assurer le traitement d’un chirurgien et d’un apothicaire, il eut recours à une taxe singulière : tout malade, en entrant, devait payer un tiers de piastre[14], soi-disant pour les frais de sa sépulture. Quelle devait être l’existence de gens si familiers avec la pensée de la mort ? En 1694, le dey Hadji-Chaban Khodja les autorisa à établir une taxe de 3 piastres sur tout bâtiment chrétien entrant au port d’Alger, et 4 s’il appartenait à une nation en guerre avec la Régence. Cette taxe, qui produisit un revenu de 3 000 piastres par an, permit de quadrupler le nombre des lits mis à la disposition des esclaves infirmes. Tunis n’eut son hôpital d’esclaves qu’en 1719 et le dut aussi à un frère de la Trinité.

La renommée d’abnégation et de justice des Mathurins était si bien établie chez les Algériens que ce fut à un des leurs que la Régence consentit à accorder, pour la première fois, le titre de Consul de la nation française. En effet, malgré un firman obtenu de la Sublime Porte, Henry III ne put faire agréer par le Divan d’Alger le consul laïque, proposé par les Marseillais (1564). Après seize ans d’instance, le couvent des Trinitaires de Marseille acheta la charge de consul à Alger et fit agréer en cette qualité par le Divan le Père Bionneau. Ce dernier s’acquitta avec tant de fermeté des devoirs de sa charge, qu’il fut plusieurs fois arrêté et mis aux fers par les Turcs. Ceux-ci n’avaient égard ni au rang, ni à la robe ; ils n’épargnèrent pas davantage son successeur Jacques de Vias, qui avait été maître des requêtes de la reine Catherine de Médicis.

Les Trinitaires avaient porté secours aux misères les plus criantes des esclaves en Barbarie, celles du corps ; mais, au point de vue catholique, ces derniers couraient un danger plus grand, celui de reniement, qui entraînait les peines éternelles dans l’autre vie et même, s’ils retournaient en Espagne, la peine du feu, qui était appliquée sans pitié par l’Inquisition aux renégats. D’ailleurs, il ne suffisait pas de faire, de temps à autre, un voyage rapide en Afrique et d’en ramener une centaine de captifs ; on y laissait souvent les plus intéressantes victimes de la tyrannie barbaresque, les adolescens et les femmes. C’est pour remédier à ces maux que Pierre Nolasque fonda l’ordre de Notre-Dame de la Mercy. Nolasque, comme Jean de Matha, était Français ; il était né en 1190 au château de Mas de Saintes-Puelles, entre Carcassonne et Castelnaudary, et avait fait ses premières armes sous Simon de Montfort. Mais, dégoûté du métier de soldat, et attiré à Barcelone par la renommée du dominicain Raymond de Pennaforte, il songea d’abord à entrer dans son ordre. L’Espagne était alors engagée dans sa lutte héroïque contre le croissant, et Pierre, à Barcelone, entendit raconter les misères des captifs chrétiens et peut-être aussi les services rendus par les compagnons de Jean de Matha. Son biographe, le Père Auvry, attribue à une révélation de la vierge Marie la première idée qu’il eut de fonder un ordre de rédempteurs ; il fait même remarquer que l’ordre de Nolasque est d’autant supérieur à celui de J. de Malha que la Vierge est supérieure aux anges. Quoi qu’il en soit, Pierre donna à sa compagnie le nom de Notre-Dame de la Mercy et y introduisit un élément nouveau, chevaleresque.

Pour être admis, il fallait prononcer un quatrième vœu, celui de demeurer en otage, en cas de besoin, pour délivrer les fidèles chrétiens en puissance des Sarrasins et les empêcher d’abjurer : Et in Saracenorum potestate, déclarait le novice, in pignus detentus manebo, si necesse fuerit in redemptionem Christi fidelium. Les premiers compagnons de Pierre de Nolasque exercèrent leur office dans les royaumes de Valence et de Grenade, qui étaient encore au pouvoir des Maures assez civilisés ; mais, deux ou trois siècles après, quand ils passèrent dans le nord de l’Afrique, ils furent exposés, comme otages, aux cruels traitemens que les Maugrebins infligeaient à leurs esclaves. Et ce n’était pas seulement quelques mois, mais souvent plusieurs années qu’ils devaient rester ainsi détenus[15].

L’ordre Notre-Dame de la Mercy, ayant été fondé à Barcelone (1218) et placé sous le patronage de Jacques Ier, roi d’Aragon, eut d’abord un caractère semi-militaire. Les chevaliers qui y entraient s’engageaient à défendre la foi chrétienne les armes à la main. La maison mère était à Barcelone, mais l’ordre se propagea rapidement en Amérique et en France, où ils formèrent jusqu’à huit provinces. Les Pères de la Mercy avaient un collège dans l’Université de Paris (1515) et un couvent à Paris, fondé par Marie de Médicis (1613). Louis XIII les avait en particulière estime, et par un arrêt du 24 juillet 1636, il ordonna aux évêques de lever des aumônes dans tout le royaume en faveur de ces religieux rédempteurs.

L’un d’eux, le Père Michel Auvry nous a laissé dans son livre intitulé : le Miroir de la Charité, la relation très intéressante du voyage de rédemption qu’il fit avec deux frères à Alger, en 1662. Le prix moyen de rachat d’un esclave de qualité ordinaire était de 200 livres, à quoi il fallait ajouter 50 pour 100 pour les taxes diverses à acquitter ; ce qui faisait un total de 300 livres. S’agissait-il d’un captif de marque, la rançon pouvait s’élever à 6 000 livres, parfois même à des sommes exorbitantes ; par exemple, on dut payer pour la rançon de la petite-fille du général du Bourk, qui avait été prise avec trois personnes de sa suite, ta somme de 75 000 livres. Le P. Auvry, avec les 20 000 livres qu’il avait recueillies, put racheter soixante et dix esclaves, appartenant à toutes les provinces de France, et dont quelques-uns languissaient dans la servitude depuis douze, quinze et même vingt-deux ans ; en outre, il en délivra vingt-cinq autres, auxquels il avança des deniers pour compléter leur rançon. Puis on procéda à l’embarquement, qui était entouré, par les autorités turques, de précautions rigoureuses. Le truchement appelait chaque esclave par son nom, d’après la liste des religieux, en présence du comptador, qui en avait le double, puis ce dernier allait visiter l’estive ou cale du navire, pour voir s’il n’y avait pas là, caché, quelque esclave fugitif ; enfin le chef de la douane faisait rendre au patron du bateau les voiles et le gouvernail, qui lui avaient été retirés à l’arrivée et mis en magasin.

Notre chroniqueur clôt son récit en constatant, non sans une légitime fierté, que ce voyage était la soixante et treizième rédemption faite par son ordre dans la seule ville d’Alger, dont on avait tiré en tout 12500 esclaves.


IV

Aux Trinitaires et aux Pères de Notre-Dame de la Mercy revient l’honneur de s’être les premiers exclusivement dévoués à la rédemption des esclaves en pays musulman et d’y avoir pourvu non seulement par échange ou à prix d’argent, mais aussi, quand ces moyens faisaient défaut, au prix de leur propre liberté. Au XVIIe siècle, hélas ! ce beau zèle était bien refroidi ; les Trinitaires, oublieux de l’article fondamental de leurs statuts, ne consacraient plus qu’une somme insignifiante au rachat des captifs[16]. De sorte que saint Vincent de Paul pouvait écrire, en 1654, que « les religieux avaient discontinué leurs rédemptions depuis tantôt dix ans. » Chez les Pères de la Mercy régnait aussi le plus grand désordre.

C’est à saint Vincent qu’il était réservé de reprendre la tâche, de concevoir l’office de la mission chrétienne dans les bagnes de Tunisie et d’Algérie dans toute son ampleur et de l’exécuter avec toute la perfection d’une charité égale à celle des apôtres. Mais, laissons-le définir lui-même cette tâche, comme il l’entendait :


L’œuvre des esclaves, dit saint Vincent de Paul, a été estimée si grande qu’elle a donné lieu à l’institution de quelques saints ordres dans l’esprit de Dieu, et ces ordres ont toujours été très considérés ; par exemple, les Pères de la Rédemption des captifs, qui vont de temps en temps racheter quelques esclaves et puis s’en retournent chez eux.

Néanmoins il me semble qu’il y a quelque chose de plus en ceux qui non seulement s’en vont en Barbarie pour contribuer au rachat de ces pauvres chrétiens, mais, outre cela, y demeurent pour vaquer en tout temps à ce rachat et pour assister à toute heure, corporellement et spirituellement, ces pauvres esclaves, enfin, pour être toujours là prêts à leur prêter la main et à leur rendre toute sorte d’assistance et de consolation dans leurs misères…. Y a-t-il œuvre plus rapportante à ce qu’a fait Notre-Seigneur lorsqu’il est descendu sur la terre pour délivrer les hommes de la captivité du péché et les instruire par ses paroles et ses exemples ? Voilà le modèle que tous les missionnaires doivent suivre !


On trouve dans les lettres écrites par saint Vincent de Paul, au début de l’année 1643, les premières lignes d’un plan de mission auprès des esclaves d’Afrique :


MM. du Coudray et du Bouchet partiront dans deux jours pour la Barbarie, écrivait-il à l’abbé de Tournon le 20 février, et MM. Brunet et Caudelon avec eux et un frère chirurgien pour faire les missions sur les galères de France ensemble, et le chirurgien diriger une espèce d’hôpital à Alger pour les pauvres galériens, et, par conséquent, avoir droit de demeurer là et s’y comporter à la façon de ceux du Canada. Il n’y a pas de meilleur moyen, pour faire voir la vérité et la sainteté de la religion chrétienne, que d’exercer l’hospitalité envers les malades[17]. Les Lazaristes devaient, tout en évangélisant les forçats enchaînés sur les galères de Marseille, minuter les traités conclus entre les rois et le Grand-Seigneur ou les deys d’Alger et de Tunis, afin d’y relever tous les privilèges qui avaient été accordés pour le service divin. De même que pour son œuvre des enfans trouvés, le saint homme avait obtenu de plusieurs nobles femmes le plus généreux concours, ce fut encore une grande dame qui, par deux donations magnifiques, rendit possible l’organisation de l’assistance des esclaves en Barbarie.

Marie-Madeleine de Vignerod était la nièce du cardinal de Richelieu. Mariée jeune au duc d’Aiguillon, elle avait été dame d’atours de Marie de Médicis, mais avait perdu son mari de bonne heure. Son oncle, qui n’aimait personne au monde plus qu’elle, aurait voulu lui faire contracter une union princière ; mais la jeune veuve, dans tout l’éclat de la beauté et de la fortune, n’y voulut point consentir et résolut de consacrer sa vie et sa fortune à des œuvres de piété ! Elle éprouvait pour M. Vincent une vive admiration et avait déjà largement contribué à son œuvre des galériens en France. Fut-ce elle qui lui suggéra la pensée de rétablir la mission en Barbarie, ou bien est-ce saint Vincent de Paul qui sut l’intéresser à son œuvre ? Peu importe : ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle témoigna l’une des premières sa sympathie pour les chrétiens esclaves d’Afrique.

Eh bien ! cette œuvre qu’il avait conçue lors de sa captivité à Tunis (1605), il la porta quarante ans dans son cœur, attendant l’occasion, hésitant entre les moyens, et cherchant les ressources pour l’exécuter. De là, certainement, la perfection qu’il sut lui donner, car, suivant la forte expression de Bossuet, « le temps ne respecte que les œuvres qu’il a contribué à fonder. » Saint Vincent de Paul qui, depuis 1019, était aumônier royal des galériens et qui avait essayé de relever leur niveau moral, ne trouva pas du premier coup le moyen de venir en aide à ces malheureux. Chose singulière, cet homme pacifique et débonnaire songea d’abord à employer la force des armes, pour détruire ces repaires de forbans, dont il avait deviné la réelle faiblesse.

Il réclama de Louis XIII l’établissement de croisières permanentes pour donner la chasse aux pirates ; dès 1020, il invita le général des galères Philibert de Gondi, dont il avait élevé les enfans, à proposer au roi une expédition contre Alger, et vers 1663, il encouragea les projets de Paul de Sam, chevalier de Malte, qui aurait voulu s’emparer de Tunis. Mais tous ces projets échouèrent faute d’argent et de décision. La supplique des captifs de Tunis à Louis XIII (16 mai 1631)[18] dut ranimer son désir de venir en aide aux esclaves de Barbarie ; le roi de France, qui avait été touché, lui donna 9 000 à 10 000 livres pour cette œuvre, mais ce n’était pas assez.

Quelques années après, la mission d’Afrique fut définitivement assurée par deux donations, l’une de Mme d’Aiguillon, qui se montait à 45 000 livres en principal, et l’autre de 30 000 livres d’un bourgeois de Paris qui ne voulut pas être nommé.


D’après la première donation[19], les prêtres de la Mission étaient tenus d’employer le revenu de ladite portion à entretenir à Alger, Tunis et autres lieux de barbarie, un prêtre de leur Compagnie, afin d’y exercer leur ministère auprès des pauvres esclaves. L’intention de la duchesse était d’honorer Jésus-Christ venu en terre pour tirer les hommes de la misère du péché et les réconcilier à Dieu, qui les a rachetés par le sang et la mort de son Fils. Les messes que lesdits prêtres diraient auxdits lieux pour catéchiser et instruire les esclaves, devaient être dites pour le repos de l’âme du grand cardinal de Richelieu son oncle et pour les parens et amis de la duchesse et pour le repos de son âme.


Saint Vincent de Paul avait, enfin, les ressources pour réaliser son projet ; mais il fallait encore qu’il assurât à son œuvre, à défaut du prestige qu’elle ne pouvait avoir à ses débuts, le concours des consuls de France à Alger et à Tunis. Or ces charges furent vénales jusqu’en 1669, — époque où Colbert les rattacha au domaine, — et les consuls de ce temps, préoccupés avant tout de s’enrichir le plus vite possible, n’avaient cure de se mettre en frais pour les esclaves. Saint Vincent de Paul a raconté lui-même, dans sa lettre à M. de la Haye Vantelay, ambassadeur du roi de France dans le Levant, comment il fut amené à acheter les deux consulats ci-dessus[20] :


Peut-être, Monseigneur, trouverez-vous étrange que des prêtres qui se sont donnés à Dieu, comme nous, pour instruire le pauvre peuple de la campagne et porter l’état ecclésiastique à la vertu, se mêlent d’une affaire temporelle. Je vous dirai à cela, Monseigneur, qu’ayant entrepris depuis six à sept ans d’assister les pauvres chrétiens esclaves de Barbarie, il a fallu, pour faciliter cette bonne œuvre, que, du commencement, ils se soient mis en pension auprès des Consuls, en qualité de chapelains, de peur qu’autrement les Turcs ne leur permissent pas les exercices de la religion. Mais, le consul étant mort, le dey ou pacha commanda à un prêtre de la mission d’exercer cette charge, à l’instance que lui en firent les marchands français. (Lettre du 25 février 1654.) Et, comme une personne de condition et d’insigne piété[21] eut vu le bien que faisait ce bon prêtre dans l’exercice de cette charge, elle s’est employée vers le Roy, sans que nous en eussions aucune pensée, pour nous faire avoir les consulats de Tunis et d’Alger, et Sa Majesté nous a permis de les faire avoir par telles personnes capables que nous trouverions propres à notre dessein. Pour cela, Monseigneur, nous en avons choisi deux de notre Compagnie qui ne sont pas prêtres, mais qui entendent les affaires… de manière que n’ayant qu’une même intention avec nos prêtres, ils vivent ensemble comme frères, ils ont tout en commun et emploient les profits des consulats, avec ce que nous leur envoyons de France, après leur simple entretien pris, à l’assistance corporelle et spirituelle des pauvres chrétiens captifs, et à procurer la liberté à quelques-uns qui, faute de 30 à 50 piastres, seraient en danger de demeurer esclaves toute leur vie et peut-être de se perdre par désespoir, ainsi qu’il est arrivé à plusieurs.


Saint Vincent de Paul obtint sans difficulté de Louis XIV la nomination de M. Husson au consulat de Tunis et celle du frère Barreau au poste d’Alger ; mais il n’eut pas si vite raison de l’opposition du collège de la Propagande à Home. Celui-ci lui adressa des remontrances sur l’emploi des membres de la compagnie de Saint-Lazare comme consuls, en se fondant sur les canons de la discipline, qui avaient édicté l’incompatibilité entre le commerce et les fonctions ecclésiastiques.

Le supérieur de Saint-Lazare répondit aux cardinaux que les fonctions consulaires étaient assignées à des membres laïques de la société et non pas à des prêtres, et d’ailleurs qu’il n’y avait pas là œuvre de négoce, mais de charité, puisque la charge de consul dans ces deux villes était très onéreuse[22]. Cependant la Propagande refusait obstinément sa sanction. Alors l’apôtre des galériens et des esclaves, sans faiblir et sans se départir de son admirable humilité, revint à la charge. « Il y allait, disait-il, du salut de 20 à 30 000 âmes exposées tous les jours aux périls de l’abjuration, et aux séductions les plus grossières. Si l’on n’employait pas ce moyen, rien ne se ferait à cause de l’inertie et de l’indifférence des consuls, et l’Eglise catholique serait responsable de la damnation éternelle de ces milliers de chrétiens ! »

Enfin, la Propagande céda et toléra l’existence des consuls lazaristes, vaincue parce doux entêtement, qui est le secret de la force des femmes et des cœurs aimans. Les missionnaires de Saint-Lazare se mirent de suite à l’œuvre, et saint Vincent de Paul, avec un coup d’œil digne d’un grand politique, leur assigna d’emblée trois champs d’action, qui devaient un jour revenir à la France : Tunis, Alger et Madagascar.

Saint Vincent commença par Tunis, — n’était-ce pas là-bas, au centre de la fameuse province d’Afrique, que saint Louis était mort pour la cause de la Croisade ? N’était-ce pas là qu’il avait été lui-même mené jadis en captivité comme par la main de la Providence, pour être témoin des souffrances des chrétiens ? Il choisit, pour ce poste, deux de ses meilleurs ouvriers : MM. Louis Guérin et François Francillon. Le premier, né à Selles (diocèse de Bagneux), après avoir été quinze ans soldat, était entré à 35 ans dans la maison de Saint-Lazare et s’était déjà distingué par son dévouement aux pestiférés de Lorraine et de Champagne. Il alliait à la douceur du prêtre le courage d’un soldat intrépide. Un mot de lui peint bien son caractère. Comme quelqu’un, au moment de son départ, lui disait : « Eh bien ! monsieur Guérin, vous allez donc vous faire pendre en Barbarie ? — J’espère davantage, répondit-il avec un éclair dans les yeux, je compte sur le pal et sur mieux encore ! »

Tout de suite après son arrivée à Tunis (1646), M. Guérin organisa les services religieux à la chapelle du fondouk, où résidait notre consul, Lange Martin, et dans les différens bagnes. « Vous seriez ravi, écrivait-il peu après à saint Vincent de Paul, d’entendre, tous les jours de fête, chanter dans nos églises l’Exaudiat et d’autres prières pour le roi de France. Avec quelle affection ces pauvres captifs offrent leurs oraisons pour tous leurs bienfaiteurs, dont les principaux sont ou viennent de France !… Ici presque toute sorte de nations dans les fers et les chaînes prient le Dieu des Français. » De Tunis, nos Lazaristes allaient visiter les esclaves, employés dans les maceries, ils allèrent plus loin, jusqu’à Bizerte, Sidi Regeppe, etc. Une autre année, vers Pâques, informé qu’on allait dans la première de ces villes embarquer des esclaves sur des galères armées pour la course, M. Guérin s’y rendit en hâte, y trouva 400 esclaves, et ayant acheté et fait dépecer une douzaine de bœufs, il offrit un festin à ces malheureux qu’on laissait mourir de faim les deux ou trois premiers jours de traversée. — Il proposa même à saint Vincent de Paul d’établir une mission à Salé, à l’autre extrémité du Magreb sur la côte du Maroc ; mais le supérieur, ayant appris que ce poste était convoité par d’autres religieux, renonça à ce projet « de peur, dit-il, de donner lieu à des démêlés, qui eussent scandalisé chrétiens et infidèles. » La mort seule put arrêter cette activité. Guérin, lors d’une épidémie de peste à Tunis, prodigua ses soins aux malades avec tant de zèle qu’il épuisa ses forces ; atteint, à son tour, par la contagion, il succomba le 13 mai 1648, malgré les soins dévoués du frère Francillon.

Il pouvait mourir en paix, car il laissait sa tâche entre les mains d’un homme de premier ordre, Jean Le Vacher, que saint Vincent de Paul lui avait donné comme auxiliaire le 22 novembre de l’année précédente et qui avait déjà fait ses preuves. Jean Le Vacher avait 28 ans, lorsque saint Vincent de Paul le désigna pour le poste de Tunis (1G48). Arrivé à Marseille au couvent de Saint-Lazare qui servait de procure, c’est-à-dire d’économat, aux maisons d’outre-mer, il tomba sérieusement malade. Le supérieur, inquiet de sa mine chétive, écrivit à saint Vincent pour lui exprimer ses craintes sur les aptitudes physiques du missionnaire.

Voici la réponse qu’il reçut du saint homme :


Si votre malade est trop faible pour aller à pied jusqu’au navire, il faut l’y porter. Et quand il aura fait quelque chemin sur l’eau, s’il ne peut supporter la mer, qu’on le jette dedans !


Parole d’une rudesse étonnante chez un prêtre dont le cœur était si tendre d’ordinaire, mais qui s’explique pourtant par la haute idée que le jeune Lazariste avait su donner de son ressort et de son énergie morale. Tel est l’homme qui succéda à L. Guérin.

Il continua à agir dans le même esprit, multipliant les secours de sa parole et de l’office divin, soulageant les misères du corps et de l’aine, volant au-devant des captifs nouveaux venus pour les avertir des pièges tendus, et portant des vivres aux galériens en partance à Bizerte, au Cap-Negro, à Sidi-Regeppe. Bref, il avait fait la conquête de tous les cœurs, des esclaves, des marchands, et même des corsaires. Le bey, frappé d’admiration par tant de vertu, lui dit un jour : « En vérité, tu gagneras le ciel par tant d’aumônes ! » Mais Jean, loin de s’enorgueillir, de répondre : « Je n’ai pas de mérite, car ce que j’en fais c’est au moyen de la charité des autres. Ce sont tous ces donateurs qui gagnent le ciel. » Aussi, à la mort de Martin Lange, lorsque les marchands français, d’un élan unanime, proposèrent au bey de l’agréer comme consul de France, le plus étonné, ce fut lui-même. Il refusa obstinément l’offre qui fut réitérée ; il ne céda que devant la volonté expresse du bey qui lui remit en main le sceau, mais n’accepta que provisoirement.

Il trouva bientôt, en effet, que la besogne administrative lui dérobait un temps précieux pour la cure des Ames et supplia qu’on le déchargeât de l’office de consul. Saint Vincent fit agréer par le roi M. Martin Husson, neveu de Mme d’Aiguillon. C’est un beau caractère que celui de ce jeune magistrat, renonçant à une carrière pleine de promesses et à une famille qui le chérissait, uniquement pour servir la France, à Tunis, et le Christ dans la personne des pauvres esclaves. Saint Vincent, qui l’avait préparé à cette tâche, a tracé de lui un portrait admirable dans une lettre à Jean Le Vacher (15 juillet 1653) :


C’est un jeune homme des plus accomplis de sa condition, parmi tous ceux que je connais. Sa vertu vous sera bientôt connue. Il n’est pas seulement sage, accort, vigilant et pieux, mais il est très capable pour les affaires et toujours prêt à s’employer pour le prochain. Il s’en va servir Dieu et les pauvres en Barbarie, nonobstant l’éloignement et les dangers du lieu et de la mer. Il quitte Paris, où il est avocat au Parlement, et ses parens, qui le chérissent beaucoup et qui ont tâché de l’arrêter par une abondance de larmes, de remontrances et d’industrie. Certes, son dégagement est admirable, dans l’âge où il est, dans la pureté d’intention qu’il apporte à ce voyage… De plus, il a tant de douceur pour tout le monde, tant de condescendance pour ses amis et de soumission pour son Dieu, que, voyant celle qu’il aura pour vous, vous serez obligé d’en avoir pour lui.


Les instructions que saint Vincent avait données à M. Husson comme règlement de vie pour lui et J. Le Vacher ne sont pas moins remarquables. Nous y relevons les articles suivans :


Ils devaient maintenir les marchands en parfaite union et leur rendre bonne et brève justice, s’assujettir aux lois du pays, à la religion — de laquelle ils ne disputeront jamais, ni ne diront rien pour la mépriser ; et enfin tenir registre de tous les esclaves, y compris ceux de la campagne, afin d’éviter les doubles emplois dans la distribution des secours.


Eh bien ! le croirait-on ? Un consul aussi parfait fut mal accueilli, tant d’abnégation fut méconnue. Les marchands français de Tunis refusèrent de lui payer les droits consulaires qui, en fait, ne servaient qu’à l’entretien modeste des Lazaristes et au soulagement des captifs. Le bey lui-même fut mécontent et, six ans après, sans forme de procès, chassa ignominieusement M. Husson. Le roi de France — et ce roi était Louis XIV — eut beau protester, exiger des réparations ; tout ce qu’il put obtenir, c’est qu’on remît les sceaux du consulat à Jean Le Vacher. Ce dernier les garda dix ans (1657-1666). Le bey de Tunis, d’ailleurs, ne ménagea guère plus le consul lazariste, et, le rendant responsable des sottises de ses nationaux, il l’expulsa deux fois. Quant à Le Vacher, avec un zèle qui n’avait d’égal que sa persévérance, il remplit les devoirs de consul, qui n’étaient pas une sinécure, car il y avait alors près de trois cents Français esclaves en Tunisie.

Mais c’est surtout comme prêtre que la charité de Jean Le Vacher aimait à s’exercer. Dès qu’on lui signalait des personnes en danger de mort ou des adolescens en péril de reniement, il accourait pour administrer les sacremens aux premiers, pour réconforter les seconds. Ce fut pour avoir empêché plusieurs captifs d’abjurer que le bey le fît une fois mettre à la chaîne.

Après les jeunes gens, c’est aux prêtres et aux religieux esclaves qu’il témoignait la plus vive sollicitude, car le bagne, en relâchant le lien de la discipline ecclésiastique, était devenu pour beaucoup une école de vice et de démoralisation. Jean Le Vacher, recourant plus souvent à la persuasion qu’à la menace des peines canoniques, en ramena le plus grand nombre au souci de leur dignité et put alors les employer au service des chapelles des bagnes. Il les fit, à cet effet, dispenser de tout travail servile, moyennant une petite redevance, dite « lune » payée chaque mois à leurs maîtres. Lui-même, suivant l’exemple du supérieur de Saint-Lazare à Paris, servait de secrétaire et de banquier aux esclaves pour correspondre avec leurs familles et négocier leurs rançons. Il n’hésitait pas à franchir à pied des distances de dix à quinze lieues pour aller les visiter dans les fermes éloignées, à El-Cantara, à la Tabourne, à la Molochia, etc. C’est là que Jean Le Vacher faisait les missions proprement dites, qui consistaient en sermons, confessions et communions, et se terminaient en général par une sorte d’agape. Ce fut lui qui institua la coutume, qui s’est longtemps conservée, de convier deux fois par an, à Noël et à Pâques, tous les Français, esclaves ou libres, en un repas au consulat de France. On juge si nos pauvres galériens de Tunis se rendaient avec joie à ces festins du fondouk. Pour subvenir à toutes ces dépenses, le consul lazariste ne disposait que de 2500 livres que rapportaient les droits consulaires, et des 1500 livres qu’il recevait à titre de subvention de la province de Saint-Lazare à Marseille. Ces 4 000 livres étant manifestement insuffisantes, Jean Le Vacher dut faire des emprunts, et, en 1659, il avouait un découvert de 1 200 écus, soit 3600 livres. Son supérieur saint Vincent, dans sa lettre du 18 avril, lui adresse de douces remontrances ; il lui recommande d’égaler sa mise à sa recette, et, chose qui devait lui être dure, de ne pas emprunter, même pour faire la charité ! Cette générosité perdit le consul lazariste. S’il était l’idole des esclaves et l’homme de confiance des marchands de Tunis, il devint, hélas ! suspect à la Chambre de commerce de Marseille qui, trompée par son train de maison, se figura que le consulat de Tunis rapportait de gros revenus et que ce serait une bonne affaire de s’en emparer. Le Vacher fut victime d’une basse intrigue ourdie contre lui. Un sieur Dumoulin, gentilhomme de Paris, envoyé pour ratifier le traité conclu entre le duc de Beaufort et le dey Hadji-Mustapha, se dit chargé par le ministre de lui reprendre les sceaux du consulat. Saint Vincent de Paul n’était plus là pour défendre son fidèle disciple, il venait de mourir et avait été remplacé comme supérieur de la congrégation par M. Aimeras, qui rappela Jean Le Vacher à Paris.

Ce dernier n’eut que le temps de charger deux capucins, dont il paya la rançon avec ses deniers, de continuer le service religieux dans les bagnes et les maceries. Quelques années après (1672), la congrégation de la Propagande établit à Tunis des capucins, avec le titre de « missionnaires apostoliques », mais en les subordonnant au vicaire apostolique d’Alger.

L’œuvre des Lazaristes à Alger fut préparée par les Trinitaires qui, on l’a vu, y avaient fondé le premier hôpital en 1581. Saint Vincent de Paul, fidèle à son principe, qui était de respecter les droits acquis et les sphères d’action des autres ordres, refusa toujours de se charger de la gestion de cet hôpital, mais se borna à compléter l’œuvre de ses devanciers. C’est à cette fin qu’il envoya en 1643 deux prêtres de la Mission et un frère chirurgien pour organiser à Alger « une espèce d’hôpital pour les pauvres galériens. » Mais si l’Algérie offrait aux missionnaires de saint Vincent de Paul un terrain mieux cultivé que la Tunisie, en revanche il était hérissé d’obstacles, semés par la méfiance et la tyrannie des autorités de cette régence. Saint Vincent de Paul, après avoir acheté le consulat d’Alger, y envoya M. Jean Barreau, membre laïque, et, l’année suivante, le fit assister par un jeune prêtre M. Noël ou Novelli. Ce dernier, arrivé au milieu d’une épidémie de peste, se dévoua au soin et à la consolation des malades, et au bout de quelques semaines tomba malade et mourut à trente ans (1647). Or Noël, en ce court laps de temps, avait su gagner tant de cœurs que ses obsèques furent suivies par huit cents esclaves. A peine eut-on reçu la nouvelle de sa mort que deux Lazaristes demandèrent à le remplacer : c’étaient MM. Lesage et Dieppe. Saint Vincent les fit partir immédiatement pour Alger ; mais en vain, ils furent à leur tour moissonnés par le fléau terrible : le premier en mai 1648, et le second en mai 1649. Voilà donc le consul lazariste, demeuré seul debout à Alger. Afin de suffire à sa double tâche : maintenir les droits de la France et protéger les esclaves contre une Régence avide et cruelle, Barreau se multiplie, emprunte partout pour racheter les esclaves les plus maltraités, les plus en danger de succomber au prosélytisme musulman ; de sorte qu’il se trouve bientôt, lui aussi, dans des embarras d’argent. En vain, le sage supérieur de la congrégation lui recommande-t-il « de ne pas trop se hâter en empruntant de l’argent… de peur de décrier son ministère. » En vain obtient-il en sa faveur un crédit de 12 000 livres qui lui est ouvert par les Mathurins de Marseille, et presse-t-il les Pères de la Mercy de fournir leur quote-part pour l’acquittement des rançons promises par le consul d’Algérie. Les Turcs finissent par perdre patience ; le consul lazariste est saisi et mis aux fers ; il subit les avanies les plus odieuses et reçoit la bastonnade, presque jusqu’à en mourir.

Alors, le bon saint Vincent multiplie ses lettres ; il exhorte le consul d’Alger à supporter avec patience sa prison ; puis il lui annonce « qu’il a été résolu dans le conseil du Roy qu’il en serait écrit à Constantinople et que le Roy en ferait plainte à la Sublime Porte. Autrement Sa Majesté ferait justice des corsaires turcs (décembre 1650). » Il lui fait même espérer sa délivrance par une voie plus courte, sans doute la rançon. Quoi qu’il en fût, l’année suivante, le pauvre Barreau était encore sous les verrous ; les esclaves d’Alger durent se cotiser pour racheter le consul de France !

Barreau reprit donc ses fonctions ; mais, entraîné par sa charité, il contracta de nouvelles dettes. Il essaya alors de suppléer à l’insuffisance des ressources du consulat, en faisant le commerce des diamans, des perles et du corail, et se trouva derechef dans une position critique. Pour comble de malheur, il fut encore jeté en prison, à propos d’une querelle survenue entre le dey d’Alger et les commerçans du « Bastion de France ». De son cachot, il écrivait à Saint-Lazare de Paris, pour supplier qu’on lui envoyât les 8 000 à 10 000 écus dont il avait besoin. Aussitôt le supérieur de Saint-Lazare, le frère et les amis de Barreau se mirent en quête ; mais il ne fallut pas moins de deux ans pour réunir cette somme. Les dernières lettres de saint Vincent au frère Barreau trahissent l’inquiétude que lui donne la situation obérée du consul.

« Nous avons été longtemps entre l’espoir et la crainte à votre sujet, lui écrit-il le 31 janvier 1689 : mais l’espérance a prévalu, car Dieu vous a délivré non seulement de la mort, mais même de la prison. Prenez patience, et vous vous tirerez aussi de vos anciens engagemens ; mais ménagez bien l’argent qu’on vous envoie. C’est l’argent des esclaves et de là dépend leur liberté et peut-être leur salut ! » Dans une lettre du 17 juin de la même année il ajoutait : « Gardez-vous bien de divertir ces sommes à un autre dessein que celui-là. Les devoirs de la justice sont préférables à ceux de la charité. »

Parole rare, sous la plume de saint Vincent, mais qui prouve que l’apôtre de la charité était doublé d’un excellent administrateur. Les dettes de Saint-Lazare furent payées, mais le frère Barreau fut rappelé à Paris, par le supérieur de Saint-Lazare (1661). Heureusement, depuis 1650, le consul d’Alger avait été secondé dans ses fonctions par un prêtre éminent de Saint-Lazare, Philippe Le Vacher, frère puîné de Jean Le Vacher, que nous avons trouvé vicaire, puis consul à Tunis. Né, comme Jean, à Ecouen, Philippe avait devancé Jean dans l’étude de la théologie. Les deux frères, unis d’une étroite affection, étaient entrés le même jour à Saint-Lazare de Paris ; ensemble ils avaient prononcé leurs vœux ; ensemble ils avaient reçu le sacrement de l’ordre. Philippe avait fait sa première campagne de missionnaire en Irlande (1646-1649). C’est de l’ancienne « lie des Saints » ou lona qu’il fut rappelé par saint Vincent pour amener du renfort au poste d’Alger, privé coup sûr coup de ses trois premiers prêtres ; on lui fit donner par le Saint-Siège le titre de « missionnaire apostolique et grand vicaire de Carthage. »

Il y avait grand besoin à Alger d’un prêtre austère et énergique ; car la population chrétienne y soutirait d’un mal plus grave que les rigueurs de la servitude : les esclaves, les prêtres eux-mêmes étaient gagnés par la lèpre morale du monde musulman, la polygamie ; et les Mémoires de la Congrégation nous disent que « les musulmans blasphémaient le nom de Dieu, à cause de l’inconduite des prêtres esclaves. »

Philippe Le Vacher entreprit, avec l’ardeur de sa foi et l’impétuosité de ses vingt-huit ans, de rétablir les bonnes mœurs dans le clergé catholique et y réussit dans une large mesure. Non content de relever des prêtres déchus et de racheter des esclaves, Philippe voulut encore ramener des renégats et convertir des musulmans. Ce zèle indiscret était à la fois contraire aux instructions formelles des papes[23] et à la prudence de saint Vincent de Paul :


Vous n’êtes point chargé des âmes des Turcs et des renégats, lui écrit-il, en décembre 1650, évitez-les donc. Votre mission ne s’étend qu’aux pauvres chrétiens captifs. Il est plus important d’empêcher que plusieurs esclaves ne se pervertissent que de convertir un seul renégat.


Et il termine par ces paroles dignes d’être méditées par quiconque entreprend une œuvre de charité : N’allez pas trop vite, de peur de tout gâter. Le bien que Dieu veut, se fait quasi de lui-même, sans qu’on y pense. Digne fils de saint Vincent de Paul, Philippe avait une prédilection pour les petits et les abandonnés, il ne pouvait voir un enfant réduit en esclavage, sans être remué jusqu’au fond des entrailles et il ne se donnait ni trêve ni repos qu’il ne l’eût délivré à tout prix. C’est ainsi qu’il racheta un jour trois jeunes filles de Vence, au prix de 1 000 livres chacune. Vers l’époque de la seconde captivité de M. Barreau, Philippe s’inquiéta des dettes qui accablaient le consul lazariste, il fit le voyage de Paris tout exprès pour exposer sa triste situation à saint Vincent. Celui-ci, après l’avoir entendu, obtint la permission de faire une quête dans toutes les paroisses de France et, au bout de sept à huit mois, la rançon de notre consul d’Alger était enfin trouvée ! Ce fut encore lui que M. Aimeras, le successeur de saint Vincent de Paul, chargea d’aller installer à Alger le nouveau consul, frère Dubourdieu. Philippe, à cette occasion, fit donner au frère Barreau la décharge de toutes ses dettes et trouva encore moyen de ramener à Marseille 70 esclaves affranchis (1662). A son retour de ce voyage, Philippe fut envoyé à la maison des Lazaristes à Fontainebleau et consacra les quinze dernières années de sa vie à l’évangélisation des paysans de la Brie.

Après tant de services rendus à la cause de la chrétienté, il ne manquait plus au nom de Le Vacher que l’auréole du martyre. Ce fut Jean, l’aîné des deux frères, qui la lui donna. On se souvient qu’à la suite de la mission du sieur Dumoulin, il avait été brusquement destitué des fonctions de consul à Tunis. Après deux ans de repos à Saint-Lazare de Paris, le supérieur, M. Almeras, l’envoya à Alger. Il n’était plus jeune, car il était tout près de la cinquantaine ; il avait toujours eu une santé délicate, et les labeurs de son apostolat de Tunis n’avaient pas été faits pour la raffermir ; mais ni son courage, ni son ardeur charitable n’étaient diminués. Comme on lui demandait, a son départ : « N’avez-vous pas peur de retourner parmi ces Barbares ? » il répondit : « Si je voyais d’un côté le chemin du ciel ouvert et d’un autre celui d’Alger, je prendrais plutôt ce dernier, par la charité que je sais qu’il y a à exercer parmi ces infidèles, envers les pauvres esclaves. »

A son arrivée à Alger, il fut reçu par M. Dubourdieu, consul, par le frère Audoire, religieux de la Mercy, et bientôt rejoint par le frère Francillon ; ces deux derniers avaient été ses collaborateurs à Tunis. Il reprit aussitôt la tache commencée par son frère Philippe et qui consistait à relever le niveau moral et, partant, la considération des prêtres esclaves. Jusqu’alors, ils étaient réduits à porter la livrée des esclaves, telle que saint Vincent l’avait revêtue lui-même. Jean Le Vacher obtint du pacha la permission de leur faire reprendre la soutane. Cela fait, il obtint de leurs patrons, comme il l’avait fait à Tunis, que, moyennant le paiement d’une lune de 3 écus, on les dispensât de tout travail servile et qu’on leur permît de vaquer aux offices divins dans les six bagnes de la ville. En outre, il organisa parmi eux des conférences pour l’étude de la Sainte Écriture et l’édification mutuelle, sur le modèle de celles que saint Vincent avait instituées à Saint-Lazare. Par ces mesures, il atteignait un double but : multiplier les secours spirituels aux esclaves chrétiens, tout en rendant aux clercs conscience de leur vocation.

Malgré sa mauvaise santé, il avait été chargé des fonctions de consul par le suffrage des Français. Il les exerçait encore lorsque Tourville parut devant Alger avec l’escadre française ; cette démonstration suffit pour faire ratifier le traité proposé par le roi de France (12 mai 1679). Ce ne fut pas sa faute, si la paix fut rompue deux ans après, mais l’effet de la mauvaise volonté du commandant des galères de Marseille. Dans l’hiver de 1670, sept Turcs algériens avaient été pris par un vaisseau français, sur un navire espagnol et envoyés au bagne de Marseille, pour ramer sur les galères du Roi. Les autorités d’Alger réclamèrent leur mise en liberté, et, en vertu des capitulations avec la France, ils étaient dans leur droit : aussi Jean Le Vacher appuya-t-il la réclamation du Divan. Colbert, alors ministre de la marine, donna l’ordre d’élargir ces esclaves turcs, mais il avait compté sans le général, ou plutôt le commandant des galères de Marseille, qui, ayant en eux des rameurs vigoureux, fit la sourde oreille. Quatre ans après, les malheureux ramaient toujours sur les galères du Roi, à travers la Méditerranée, et notre consul d’Alger écrivait (13 mai 1680) : « Le seigneur Dey attend toujours les sept Turcs ou Maures de cette ville, injustement détenus à Marseille. » Enfin, la sixième année, Baba-Hassan perdit patience et rompit la paix avec la France (oct. 1601). Au bout de quelques semaines, les corsaires d’Alger avaient enlevé vingt et un navires français, dont le chargement était évalué à 600 000 livres, et fait un nombre considérable de prisonniers ; entre autres, M. de Beaujon, gentilhomme de la Chambre du Roi, chargé d’une mission sur les côtes d’Italie, qui fut vendu, comme esclave, 30 000 livres (lettre de Le Vacher, du 13 décembre 1681), soit environ 700 000 livres pour sept têtes de Turcs ! La note à payer était lourde. Louis XIV, cette fois, se courrouça et chargea Duquesne d’aller donner une verte leçon à ces pirates, qui prétendaient lui faire observer des traités qu’eux-mêmes avaient si souvent violés !

L’amiral français fit subir à Alger un premier bombardement (août-septembre 1682) qui démolit une cinquantaine de maisons, ensevelit sous les ruines cinq cents habitans, mais n’obtint du Divan que des promesses illusoires[24].

Nous pensons que, si on eût laissé agir le consul lazariste, si, surtout, on eût fait droit aux justes revendications des Algériens, on eût obtenu la reddition de tous les esclaves faits depuis la rupture de la paix ; mais on tenait à obtenir une large indemnité pécuniaire.

Louis XIV renvoya donc l’année suivante Duquesne, à la tête d’une flotte, avec ordre d’exiger la restitution de tous les captifs, plus une somme d’un million et demi de livres pour indemniser les commerçans français de leurs pertes et, s’il ne les obtenait, de s’emparer de la ville d’Alger à tout prix. L’intrépide marin parut devant Alger, le 20 juin 1683, et ouvrit, pendant la nuit, le feu du bombardement. Le dey Baba-Hassan, effrayé, enjoignit, dès le lendemain matin, au consul J. Le Vacher d’aller trouver l’amiral français et de lui demander ses conditions. Celui-ci ne voulut même pas laisser monter le parlementaire à son bord et dit qu’il ne pourrait traiter sans avoir des otages. Le dey, deux jours après, lui en envoya une douzaine, y compris un renégat turbulent, Mezzomorte, dont il se méfiait. Cette fois-ci, Duquesne laissa monter le consul sur son vaisseau ; mais, soit qu’il y eût en lui la rudesse d’un soldat, soit qu’il fût choqué de l’intercession du consul en faveur des Algériens, il ne lui offrit aucun siège, de sorte que le pauvre prêtre impotent dût s’asseoir sur un affût de canon et, au cours de l’entretien, l’amiral s’écria : « Êtes-vous donc plus Turc que chrétien ? » J. Le Vacher, sans se fâcher, lui répondit : « Je suis prêtre. » L’amiral répéta qu’il ne consentirait à traiter que lorsque tous les esclaves français lui auraient été rendus : on lui en amena 516. Il réclama alors l’indemnité. Cependant, toute la ville d’Alger était en ruines ; les habitans étaient affolés ; les janissaires musulmans murmuraient contre les concessions du dey et menaçaient les Francs de représailles ; le Dey, tiraillé en sens contraires, n’osait prendre aucune décision.

Duquesne, de son côté, s’impatientait ; alors Mezzomorte lui persuada qu’il obtiendrait plus d’effet en un jour que le dey en dix s’il voulait le laisser agir. Notre amiral se laissa prendre à cette ruse et le relâcha. Aussitôt débarqué, le renégat va de casserie en casserie souffler le feu de la révolte parmi les reïs ; une troupe de conjurés se rend à la Casbah, étrangle Baba-Hassan et proclame à sa place Mezzomorte, sous le titre de Hadji-Hussein, dey d’Alger. Duquesne, se voyant joué, rouvre le feu contre la ville. Alors, un groupe de Turcs et de Maures, exaspérés, se précipite vers la maison du consul de France, qu’ils étaient habitués à rendre responsable de tous les maux ; on s’empare de Jean Le Vacher, malgré les supplications de ses compagnons. On le traîne ou plutôt on le porte à travers les rues d’Alger, car il n’était pas en état de marcher ; après lui avoir fait subir toute sorte d’outrages, on le porte au môle, on le lie sur une chaise, le visage tourné vers la bouche d’un canon et, d’un coup de feu, on fait voler son corps en morceaux. Vingt résidens français partagèrent le sort du consul lazariste : le capitaine de Choiseul-Beaupré, qui avait été pris lors d’une attaque contre le port, allait subir le même supplice, lorsque à la dernière minute un officier de reïs, qui, étant prisonnier, avait été traité par lui avec des égards, le couvrit de son corps et obtint sa grâce (27 juillet).

Ce jour-là le grand Duquesne dut regretter la parole injuste qui lui était échappée quelques jours auparavant dans son entretien avec le consul.

Une mort aussi atroce, loin de décourager les prêtres de la mission, leur parut le plus beau couronnement de la vie d’un missionnaire. On se disputa, dans les maisons de Saint-Lazare, l’honneur de succéder à ce héros, deux fois martyr et de sa foi et de son patriotisme. Michel Montmasson fut désigné pour ce poste périlleux, sous le titre de vicaire apostolique. C’était un homme dans toute la force de l’âge, qui s’était déjà signalé par son énergie dans la mission de Madagascar et, depuis son retour, avait été attaché à la paroisse de Versailles. Bien secondé par M. Piolle, consul de France, il compléta les institutions créées par les frères Le Vacher. Lorsque ce consul fut arrêté par ordre du dey, ainsi que 372 résidens français, et tomba malade, des suites de mauvais traitemens, Montmasson réussit à le faire transporter dans la maison des agens du Bastion de France pour y être soigné, et dut accepter les sceaux du consulat. Quelque temps après, une flotte française, commandée par le maréchal d’Estrées, se montra de nouveau devant Alger, avec ordre de recourir à la force pour obtenir des réparations. Chose incroyable ! Oublieux de la triste expérience faite par Duquesne, le maréchal ne prit pas la précaution de faire mettre d’abord en sûreté les Français libres résidant à Alger. Aux premières bombes qui éclatèrent sur la ville, le dey Hadji-Hussein fit saisir une quarantaine de nos nationaux qui furent massacrés sans pitié. De leur nombre fut le consul Piolle et le Père Montmasson. On fit subira ce dernier des mutilations cruelles. On lui coupa le nez, les oreilles, on lui creva les yeux, on le perça de coups de couteau et de poinçon (5 juillet). Telle fut la fin héroïque du second martyr de Saint-Lazare à Alger. Si des hommes, pourtant, avaient dû trouver grâce devant les chefs de la milice turque, c’étaient ces missionnaires catholiques, car, sans exception, dans tous les conflits qui survinrent entre le roi de France et le Divan, ils jouèrent le rôle de conciliateurs et souvent réussirent à prévenir une rupture. Mais pas plus que la colère ou la vengeance, le fanatisme ne raisonne. Les Turcs, une fois exaspérés, frappaient tous les Européens sans distinction. Quelquefois, néanmoins, après avoir sévi contre le consul de France, ils chargeaient d’office le vicaire apostolique de remplir ses fonctions. Ainsi, pendant l’emprisonnement de M. Lemaire, consul, qui dura près d’une année (1736-1757), ce fut le chef de la mission lazariste, M. Bossu, qui fit l’intérim. Il en profita pour donner asile à une vingtaine de prêtres, de femmes et d’enfans fugitifs de Tunis, qui venait d’être pris par les corsaires d’Alger (2 août 1756). Ce fut aussi lui qui mit la dernière main au Coutumier de la mission d’Alger, sorte de manuel de conduite à l’usage des missionnaires d’Afrique, qui avait été composé par Jean Le Vacher et retouché par MM. Montmasson et Duchesne.

Le P. Théodore Groiselle clôt la série des Lazaristes, qui gérèrent le consulat de France à Alger (novembre 1757 à décembre 1763). On lira dans le Recueil des Lettres édifiantes le détail des affaires litigieuses Bava et Candio, qui étaient presque inextricables et dans lesquelles il déploya toutes les ressources d’un esprit délié et d’un caractère tenace. Il faut mentionner enfin le P. Cosson, qui fut vicaire apostolique d’Alger de 1778 à 1782, et le P. Chossat, qui exerçait les mêmes fonctions en 1830, comme ayant rendu aussi de grands services à la cause de l’affranchissement des esclaves.

Mais la charité de saint Vincent de Paul débordait hors des frontières des États barbaresques ; par-delà l’Afrique maure, il entrevoyait ce continent noir, le pays d’origine de ces nègres, que les Espagnols avaient transportés aux Antilles et au Mexique et qu’ils employaient sans pitié à l’exploitation des mines. Nouveau Las-Casas, il rêvait de leur porter, avec la bonne nouvelle du vrai Dieu, les moyens de s’élever à un état moral et social meilleur. Bien que son œuvre de Madagascar diffère entièrement, par ceux à qui il s’adressait, de celle de Barbarie, elle s’en rapproche cependant par l’unité des motifs et la similitude des moyens ; dans les deux cas il s’agissait de relever des hommes déchus à l’aide de la foi et de la charité. D’ailleurs, elle se rattache de trop près à l’action civilisatrice de la France dans le monde pour que nous n’ayons pas le droit d’en dire quelques mots dans cette étude.

Le cardinal de Richelieu avait ordonné au capitaine Rigaut (de Dieppe) de prendre possession de l’île Saint-Laurent (c’est ainsi qu’on appela d’abord l’île de Madagascar) au nom de la France, et, peu après, séduits par la description des richesses du sol faite par nos marins, des marchands de Paris avaient formé pour les exploiter la « Société de l’Orient », qui fut approuvée par lettres patentes de Louis XIII, confirmées par Louis XIV (20 septembre 1643).

Pronis, le premier agent de la Compagnie, avait établi des comptoirs sur plusieurs points de la côte orientale et bâti Fort-Dauphin, à la pointe sud-est de l’île. Trois ans après, sur l’ordre d’Innocent X, le nonce du pape à la cour de Versailles demanda à la Congrégation de Saint-Lazare d’y envoyer des missionnaires, et celle-ci élut MM. Nacquart de Champmartin et Nicolas Gondrée. C’étaient deux Picards, dans la force de 1 âge et animés de l’esprit d’initiative qui a toujours distingué les habitans de cette province : le premier, avec des vues plus hautes et le talent d’organisateur, le second plus humble, mais non moins dévoué. Voici comment saint Vincent leur trace leurs devoirs, dans une lettre adressée à Nacquart, la veille de leur embarquement à la Rochelle (22 mai 1648) :


La première chose que vous aurez à faire, ce sera de vous mouler sur le voyage que fit le grand saint François-Xavier ; de servir et édifier ceux des vaisseaux qui vous conduiront, d’y établir les prières publiques, si faire se peut ; à l’égard de ces Messieurs, leur garder toujours grand respect[25] ; être pour tout fidèle à Dieu et jamais ne trahir sa conscience par aucune considération… Quand vous serez arrivé dans cette île… vous ferez toutes les fonctions curiales à l’égard des Français et des idolâtres convertis. Vous suivrez en tout l’usage du Concile de Trente et vous vous servirez du rituel romain… Le capital de votre étude, après avoir travaillé à vivre parmi ceux avec qui vous devez converser en odeur de sainteté et de bon exemple, sera de faire concevoir à ces pauvres gens, nés dans les ténèbres de l’ignorance de leur Créateur, les vérités de notre foi, non pas par des raisons subtiles de la théologie, mais par des raisonnemens pris de la nature.


Il ajoute qu’on va leur envoyer un paquet de livres, parmi lesquels nous remarquons deux Bibles, deux Actes du Concile de Trente et la Vie elles Epitres de saint François-Xavier.

Ils partirent, en effet, en avril 1648, accompagnés du frère Meusnier, et arrivèrent, au bout de deux mois, à Fort-Dauphin. Nos deux Lazaristes se mirent aussitôt à l’œuvre ; il paraît que leur parole eut plus d’écho chez les Ho vas qu’auprès des colons ou des soldats européens. Ils trouvèrent bon accueil auprès d’un chef, nommé Audian Ronach, qui avait été à Goa et avait gardé quelques souvenirs de l’instruction reçue des prêtres portugais. Cependant le climat meurtrier faisait son œuvre : l’année ne s’était pas écoulée que tous deux étaient morts. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain ; ils laissaient six cents indigènes baptisés, et le P. Nacquart avait écrit une relation détaillée de son voyage et de ses travaux missionnaires.

M. Toussaint Bourdaise (de Blois) fut envoyé pour les remplacer et réussit à s’acclimater : mais, seul, il succombait à la tâche et demanda du renfort. Saint Vincent lui envoya, en novembre ou décembre 1650, trois prêtres : MM. Claude Dufour, ancien missionnaire à Sedan, Prévost et de Belleville, qui le secondèrent avec beaucoup de succès, mais furent à leur tour emportés par la fièvre ou la dyssenterie. Les vaillans Lazaristes ne reculèrent pas devant les coups meurtriers du climat ; pour animer leur courage, saint Vincent faisait lire au réfectoire de Saint-Lazare la relation de voyage du premier missionnaire mort à Madagascar, Nacquart.

Dans une lettre au P. Bourdaise (octobre 11)59), saint Vincent, après avoir, non sans fierté, énuméré les noms de ces premiers soldats du Christ tombés au champ d’honneur, écrit :


Ces pertes n’ont pas été capables de rien rabattre de notre résolution à vous secourir, ni d’ébranler celle des quatre prêtres qui vont vers vous, lesquels ayant eu de l’attrait pour votre mission, nous ont fait de longues instances pour y être envoyés.


Et il termine ainsi :


Priez aussi Notre-Seigneur pour moi, s’il vous plaît, car je ne la ferai pas longue, à cause de mon âge qui passe quatre-vingts ans et de mes mauvaises jambes qui ne veulent plus me porter. Je mourrais content si je savais que vous vivez et quel nombre d’enfans et d’adultes vous avez baptisés. Mais, si je ne le puis apprendre en ce monde, j’espère de le voir devant Dieu, en qui je suis pour l’amour de Notre-Seigneur.


A mesure, en effet, qu’il sentait approcher sa fin, les dernières ombres de son esprit s’effaçaient sous les rayons de l’amour divin qui embrasait son cœur. Nos Lazaristes, parmi lesquels se trouvait le P. Montmasson et le frère Patte, devaient s’embarquer à La Rochelle, sans doute sur un navire anglais, et il y avait des protestans à bord. Le frère Patté en avertit son supérieur avec force doléances, sans doute, et voici la réponse de saint Vincent : Je suis fort affligé qu’il y ait des hérétiques dans votre vaisseau ; mais enfin Dieu est le maître… Évitez les disputes et les invectives avec eux, afin de les gagner par votre patience et votre débonnaireté.


Et puis s’adressant spécialement au chirurgien, il ajoute :


Dans les services que vous rendrez à Dieu sur le vaisseau, ne faites pas acception de personne, et ne mettez pas de différence entre catholiques et huguenots, afin que ceux-ci connaissent que vous les aimez en Dieu ! (Déc, 1659.)

Neuf mois après cet admirable testament, le grand apôtre de la charité mourait.

Les cinq Lazaristes au sujet desquels saint Vincent avait écrit cette lettre ne parvinrent pas tous à destination ; une tempête les arrêta au cap de Bonne-Espérance, et la flotte hollandaise en ramena plusieurs. L’entreprise missionnaire fut dirigée par le P. Aimeras avec plus d’esprit de suite que les ministres de Louis XIV n’en montrèrent dans leur politique coloniale. Les archives de Saint-Lazare ont conservé les noms de MM. Roguet, Etienne et Montmasson, prêtres ; des frères P. Pollion, Guille Callot, J. Bourgoin, Gérard Minser et Patté, comme ayant été les derniers pionniers de cette œuvre de Madagascar.

Douze ans après (1670), Louis XIV laissait tomber cette colonie, et, oubliant ses devoirs de roi très chrétien envers les Lazaristes, interdisait à ses vaisseaux de faire même relâche à l’île Saint-Laurent. Le départ des derniers officiers français donna le signal d’une réaction violente de la part des Malgaches païens ; deux lazaristes : Etienne, prêtre, et le frère Patte, furent emprisonnés, et puis, comme ils ne mouraient pas assez vite, assommés à coups de bâton. Les autres purent se réfugier à l’île Bourbon, d’où ils revinrent en France.


V

La mission des Lazaristes à Madagascar n’avait duré que seize années environ ; mais elle ne fut pas stérile et laissa des semences précieuses. Après un long intervalle, des missionnaires, catholiques et protestans sont allés cultiver le même champ et ils ont récolté avec allégresse, là où les fils de saint Vincent de Paul avaient semé avec larmes. Quant à leur œuvre en Algérie, elle se poursuivit pendant deux siècles sans autre interruption qu’à l’époque de la Révolution française, et c’est à eux que les chrétiens exploités ou asservis par les Barbaresques durent secours et protection. Les Lazaristes, à leur tour, n’avaient fait que continuer, en la complétant, l’œuvre de la rédemption des esclaves commencée au XIIIe siècle par les Mathurins et les Pères de la Mercy. — Nous avons vu pourquoi, dès la deuxième moitié du XVe siècle, s’était aggravée la situation des chrétiens captifs en Barbarie ; on a dit à quels travaux de galériens, à quelles privations ils étaient soumis et quelles tentatives furent faites pour abolir ce foyer de piraterie et d’esclavage. Mais l’emploi intermittent de la force militaire par les puissances de l’Europe fui plus nuisible qu’utile aux esclaves : le réel secours leur vint des ordres religieux. Ce sont ces hommes de foi et d’abnégation qui en ont rapatrié des centaines de mille et qui, pour ceux qui restaient à la chaîne, ont fondé des chapelles pour les consoler, des hôpitaux afin qu’une fois invalides ils ne fussent pas jetés à la voirie, et des cimetières pour qu’après leur mort leurs amis pussent venir prier sur leur tombe[26]. Et qui dira combien d’enfans et de jeunes filles ils ont préservés des hontes de l’apostasie ou du harem ; combien de mères ils ont consolées par le retour d’un époux ou d’un fils ; à combien d’orphelins ils ont rendu leur père, qu’on croyait mort depuis de longues années !

Voilà ce qu’ils ont fait, pour les familles et pour l’humanité ; c’est peu de chose auprès des services rendus par eux à l’Eglise et à la patrie. On reconnaît un arbre à ses fruits ; nulle part cette parole du Christ n’a trouvé plus éclatante confirmation que dans l’œuvre des rédempteurs d’esclaves. Le résultat de toutes les armadas de l’Espagne, de tous les bombardemens de nos amiraux, n’égale pas l’effet moral produit par le ministère de consolation, de paix, d’abnégation, allant jusqu’au sacrifice de la liberté ou de la vie, exercé par les humbles fils de saint Jean de Matha, de saint Pierre de Nolasque et de saint Vincent de Paul.

Mieux que par le fracas de l’artillerie, mieux même que par des foudres d’éloquence, ils ont fait bénir le nom de leur divin Maître par leur vertu sans tache et par leur charité sans borne ; témoin cette réponse d’un hôtelier musulman de Bizerte à qui le Père Guérin voulait payer ses frais de séjour, pendant le temps qu’il avait passé à nourrir 200 galériens, et qui les refusa en disant : « Prêtre ! va en paix, la charité que tu exerces envers les autres mérite bien qu’on l’exerce envers toi ! » Aussi est-ce avec raison que l’Église catholique romaine a mis au nombre des saints les fondateurs de ces trois associations : les noms des Jayme Castellar, des Jean Le Vacher et des P. Montmasson n’en seraient pas moins dignes !

Ce n’est pas seulement le nom de chrétien et de catholique, c’est celui de Français qu’ils ont fait respecter par leur probité, leur loyauté dans l’observation des traités, leur esprit d’équité et de conciliation dans les affaires litigieuses, surtout leur dévouement pour les captifs en temps d’épidémie, pour les malades sans acception de culte. Aussi, lorsque après tant de siècles de longanimité, pour ne pas dire de faiblesse ou d’insouciance, la France royale s’est décidée à tirer l’épée pour obtenir réparation de tant d’insultes et de dommages faits à nos nationaux et à nos consuls, elle avait pour elle non seulement le bon droit, mais encore des titres sérieux au gouvernement du Mâgreb. Les plus humbles, mais non les moins braves de ses enfans, par leurs sueurs, par leurs larmes, par leur sang, avaient commencé à humaniser « la Barbarie » et y avaient fait aimer le nom de la France, comme celui de la protectrice naturelle des opprimés et des vaincus. — Une fois le dey d’Alger expulsé, une fois cette œuvre de justice accomplie, ce sont encore des religieux français : les Trappistes, les Pères blancs, qui, sous l’impulsion généreuse du cardinal Lavigerie, ont repris l’œuvre des Lazaristes, interrompue par la conquête. N’avons-nous donc pas le droit de conclure que ces moines obscurs, aujourd’hui presque oubliés, ont été les vrais précurseurs de la civilisation française dans l’Afrique musulmane, et que l’Algérie, la Tunisie et Madagascar nous appartiennent à double titre, et par droit de conquête, et, mieux encore, par les droits de la charité ?


G. BONET-MAURY.

  1. Voir le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique, par l’abbé Félix Klein ; Paris, 1893.
  2. Surnommé Barberousse, à cause de la couleur de sa barbe.
  3. La milice d’Alger comptait, en 1638, 22 000 hommes.
  4. Alger avait, au XVIe siècle, une population de 100 000 à 120 000 âmes, dont 10 000 Juifs.
  5. Salé ou Vieux-Salé, ville du Maroc, à l’embouchure de l’Oued-Regrag, à 165 kilomètres O. de Fez, est la Sala des Romains. La France y établit, en 1630, un consulat, qui fut supprimé dans la suite.
  6. Il s’appelait à Alger le badistan.
  7. Lettre à M. de Commet, datée d’Avignon, le 24 juillet 1607.
  8. Le mot bagne, dérivé de l’italien bagni (bains), désignait originairement les petites chambres qui entouraient une grande salle voûtée. Il y eut jusqu’à 3 000 captifs entassés dans un bagne.
  9. H. de Grammont, Relations de la France avec Alger au XVIIe siècle ; Alger, 1879. — Eug. Plantet, Correspondance des deys d’Alger et des beys de Tunis avec la cour de France ; Paris, 1889-1893 (4 vol. in-8o).
  10. Les Franciscains, les Dominicains et les Alfaqueques s’occupèrent aussi de racheter des esclaves ; mais, pour les deux premiers ordres, ce n’était pas leur office propre, et quant aux derniers, c’était un ordre espagnol moitié religieux, moitié militaire ; ils sortent donc des cadres que nous nous sommes tracés.
  11. On montre aujourd’hui encore, dans un vallon de ces bois arrosé par le Clignon, la source ombragée par des ormeaux et des peupliers, près de laquelle était l’ermitage. Il reste une tour du monastère du XIII’ siècle et une chapelle inachevée qu’on avait commencé d’édifier pour la restauration de l’ordre des Trinitaires en France.
  12. Le P. Dan a donné, dans son Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, le récit du voyage de rédemption qu’il accomplit en 1634 à Alger et à Tunis.
  13. Le plus ancien hôpital d’Alger se trouvait derrière le bagne du roi, qui occupait l’immeuble situé aujourd’hui entre la place de Chartres, la rue Saint-Louis et la rue Bab-Azoum. (Note de M. Alfred Milon, secrétaire général de la congrégation des prêtres de la Mission.)
  14. La piastre valait 3 livres 1 sol 2 deniers ; un tiers de piastre valait donc environ 1 livre.
  15. Citons entre autres Pierre Armengel, le P. Vigo et surtout le P. Jacques Castellar, qui restèrent en otages plusieurs années pour sauver de jeunes garçons en danger de reniement.
  16. Le cardinal de La Rochefoucauld, chargé par Urbain VIII de faire une enquête sur la situation de l’ordre des Trinitaires en France (1638), constata que les maisons de l’Ordre étaient fort loin de consacrer un tiers de leurs revenus au rachat des captifs ; le couvent des Mathurins, à Paris, par exemple, sur 10 000 livres de revenu annuel, n’en avait dépensé que 18 à cet objet.
  17. Comparez la lettre du 31 janvier 1643 à M. Codouing, supérieur de Saint-Lazare à Rome. Bion que la rédemption des esclaves ne fût pas l’objet principal de la mission des Lazaristes en Afrique, saint Vincent de Paul, pendant les quinze dernières années de sa vie, dépensa environ un million de livres pour racheter 1 200 captifs.
  18. V. Archives des affaires étrangères, Correspondance avec les consuls de France à Tunis.
  19. Actes passés les 31 décembre 1646 et 16 mai 1647, par Mes Gallion et Richer, notaires, au Châtelet de Paris.
  20. En outre, les prêtres de Saint-Lazare organisèrent une sorte de service de correspondance entre les esclaves et leurs familles, qui étaient très souvent sans nouvelles.
  21. La duchesse d’Aiguillon.
  22. Le seul consulat d’Alger avait contracté une dette de 30 000 livres.
  23. Le Saint-Siège avait interdit à tous chrétiens, clercs ou laïques, de provoquer les musulmans à discussion et refusait même le titre de martyr à ceux qui s’attireraient la mort en déclamant contre Mahomet.
  24. On trouve un écho des espérances que firent naître ces expéditions militaires, dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, par Bossuet (1683).
  25. Les directeurs de la Société de l’Orient, dont plusieurs étaient protestans.
  26. Le premier cimetière d’Alger fut fondé par un capucin espagnol, ancien confesseur de don Juan d’Autriche qui, comme saint Vincent, avait été captif en Barbarie. Il était situé au N.-O. d’Alger, près du chemin de Bab-el-Oued.