Les Préliminaires d’Iéna
Le chevalier Frédéric de Gentz, né à Breslau le 8 septembre 1764 et mort le 9 juin 1832, était le fils d’un employé de la Cour des Monnaies de Prusse et d’une Berlinoise de la famille des Ancillon[1]. Après ses premières études à Breslau, il vint à Berlin au gymnase Joachim, où son père était devenu trésorier. S’étant fait remarquer par ses talens précoces d’écrivain, il alla compléter ses études de droit et de philosophie à Kœnigsberg. Là, il fut séduit par les doctrines de Kant et fit de l’ « Impératif catégorique » son principe de direction et de vie. « C’était, dit l’un de ses biographes, le moyen le plus sûr de marcher sur des pieds solides ; » mais il tempérait la rigueur des préceptes kantiens par une tendance naturelle à appliquer en même temps les doctrines épicuriennes. En 1785, secrétaire particulier du comte de Schulenbourg au Directoire Royal, puis attaché aux bureaux de la Guerre, il apprit à fond l’anglais et le français et suivit avec une curiosité attentive le mouvement révolutionnaire qui emportait la France vers de nouvelles destinées. Attiré en même temps vers la carrière diplomatique, il renforçait ses études politiques par la lecture et l’annotation des écrits de Burke, Mallet du Pan, Mounier et Jean-Jacques Rousseau. L’histoire l’intéressait fort aussi et il reste de lui des Essais peu connus sur Marie Stuart, parus à Berlin en 17994 Entre temps, il fondait la Neue Deutsche Monatschrift et l’Historischer Journal. A l’avènement de Frédéric-Guillaume III, qui avait la tâche redoutable de succéder au grand Frédéric, il soumit ses vues politiques à ce monarque qui, attiré dans l’alliance de la République française, le jugea un esprit trop réactionnaire et lui reprocha de se faire l’avocat de l’Angleterre et de ses ambitions. Les aperçus de Gentz sur les Origines et le caractère de la guerre contre la Révolution française rendirent sa situation difficile en Prusse et l’amenèrent à se lier avec le ministre Thugut, conseiller violent de l’Autriche. Attiré en ce pays, il y fit la connaissance de Metternich dont il devait être un jour le secrétaire intime et indispensable, et se fixa à Vienne, séjour délicieux où il put entretenir des relations politiques importantes avec Colloredo, Cobenzl et d’autres ministres de laCour.et en même temps jouir des plaisirs et des distractions les plus désirables. Après une entrevue avec l’empereur François qu’il charma par son esprit incisif, sa dialectique profonde et sa ferme volonté, il fut gratifié d’une pension de 4 000 gulden, ce qui n’était que le commencement d’une fortune considérable, car Gentz était de ces hommes qui ne peuvent se contenter de l’aurea mediocritas, vantée surtout par les poètes.
Adversaire acharné du Premier Consul et jaloux des succès immenses et du génie extraordinaire d’un homme qui, de simple général, allait monter au faîte des grandeurs humaines, il consacra tous ses efforts et tout son talent à combattre, comme le faisait d’autre part Mallet du Pan, sa puissance inouïe. A l’instigation de Louis XVIII, il composa un Mémoire destiné à être répandu dans toute l’Europe contre l’avènement de Napoléon au trône impérial, puis étudia les rapports de l’Angleterre et de l’Espagne et la nécessité de maintenir à tout prix l’équilibre politique de l’Europe. Conseiller aulique, puis, au lendemain de la première abdication de Napoléon, secrétaire du Congrès de Vienne, titre qu’il aimait à transformer en celui de « Secrétaire général de l’Europe, » il fut un des plus utiles instrumens de ce Congrès comme de ceux d’Aix-la-Chapelle, de Laybach et de Vérone.
Parmi les Mémoires importans qui sont sortis de sa plume, adressés au comte de Cobenzl, au roi de Suède, à Louis XVIII et autres personnages marquans, le plus curieux à relire en ce moment est la relation de son voyage au quartier général du roi de Prusse, du 2 au 17 octobre 4806, publié en 1841, à Stuttgart, par Schlesier, et formant une étude de 120 pages d’un intérêt saisissant.
Gentz était né, comme je l’ai dit, l’adversaire de la Révolution française et de Bonaparte qui l’incarnait. Il avait voulu délivrer l’Allemagne du joug de l’étranger, et, tout en tirant un profit considérable de sa plume, il mettait à cette tâche une ardeur passionnée et sincère. Par son talent incontestable de publiciste et de polémiste, il était devenu un adversaire redoutable. Il avait contribué certainement, avec Metternich, à la chute du colosse impérial et s’était fait un nom aussi célèbre que celui de Stein, de Fichte, d’Arndt, de Hardenberg et de Humboldt. Napoléon le détestait et l’appelait « un misérable scribe, un de ces hommes sans honneur, qui se vendent pour de l’argent. » Sans aller jusque-là, il est cependant avéré que la passion de Gentz pour cet argent et pour les plaisirs qu’il procure était immense, et son Journal intime mentionne avec complaisance, à la fin de chaque année, les louis, les frédérics, les ducats, les roupies, les florins, les sequins qui tombaient de toutes parts dans sa caisse bien tenue.
Le Journal du mois d’octobre 1806, qui a paru pour la première fois dans l’United Service Gazette, et de là est passé en Allemagne, a fait jadis grande sensation, même en Prusse, où le lieutenant général de Boyen en a hautement reconnu l’authenticité. Il fut rédigé par l’auteur en français, comme étant la langue diplomatique par excellence. Gentz avait tenu à se servir spécialement de cette langue, parce qu’elle lui permettait d’expliquer plus clairement qu’aucune autre « les véritables causes de la chute subite et lamentable de la nation prussienne. »
Comme le remarque l’éditeur de Stuttgart, G. Schlesier, ce Journal nous présente « un tableau effrayant de l’infirmité et de la décadence dans laquelle la monarchie du grand Frédéric était tombée, depuis qu’énervée au dedans elle avait suivi au dehors une politique faible et antinationale. La peinture, frappante des personnes et des événemens, la connaissance profonde de la conduite déplorable des faiseurs et celle des dangers menaçans, l’exposition lucide des véritables causes de la guerre et de son issue funeste, enfin, les principes nobles et solides que l’auteur manifeste partout, l’élan patriotique et le ton mélancolique qui animent le récit de ces calamités nationales, tout cela fait, ajoute Schlesier, de ce Mémoire un des documens historiques les plus merveilleux. ».
Les exigences de Napoléon, imposant, après Austerlitz, une soumission absolue à la Prusse qui, le 3 novembre 1805, par son roi Frédéric-Guillaume III, avait juré une éternelle amitié à l’empereur Alexandre sur le tombeau du grand Frédéric à Potsdam, avaient irrité au plus haut degré une nation qui se croyait encore une puissance militaire de premier ordre. Le Roi, qui avait cédé aux conseils de Haugwitz séduit par les offres captieuses de Napoléon, regrettait maintenant d’avoir été amené à signer un traité d’alliance offensive et défensive avec la France. La Cour l’en avait blâmé ; l’armée en avait frémi d’indignation. Aussi, les Prussiens ne pouvaient-ils cacher leur mécontentement, et tout faisait craindre de nouvelles et prochaines hostilités. Napoléon prévoyait l’orage et, après la conduite louche de la Prusse lors de la triple alliance de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie qui avait abouti au désastre d’Austerlitz, demanda le départ de Hardenberg, le chef du Cabinet prussien, qu’il qualifiait de traître et de parjure. Les esprits s’enflammèrent ; le parti de la reine Louise, très puissant et très hardi, ne cacha pas ses idées de révolte contre tant de soumission. Les patriotes avaient une confiance absolue dans l’armée et poussaient à une entente secrète avec la Russie, qui paraissait se montrer bienveillante. Le congé imposé par Napoléon au marquis de Lucchesini, ambassadeur de Prusse à Paris, l’exécution brutale du libraire Palm, coupable d’avoir vendu un pamphlet de Gentz : le Profond abaissement de l’Allemagne, accrurent encore toutes les colères contre le despote français.
Les officiers prussiens vinrent aiguiser leurs sabres sur le perron de l’ambassadeur de France à Berlin, comme les officiers allemands l’ont fait en juillet dernier sur le rebord des fenêtres à Metz, et, le 1er octobre, Knobelsdorf, qui avait remplacé Lucchesini à Paris, posa à Napoléon un ultimatum qui exigeait la retraite des troupes françaises au-delà du Rhin, la création indépendante d’une confédération du Nord et la reddition de Wesel. Le refus de l’empereur des Français fut naturellement immédiat, et la guerre que la Prusse désirait avec tant d’ardeur, parce qu’elle se croyait prête et invincible, fut déclarée.
Frédéric-Guillaume avait reçu de l’empereur de. Russie une lettre qui ne consistait qu’en de belles promesses. Cependant, il s’en contenta. Quant à l’Autriche, dont on aurait dû demander préalablement le concours, la Prusse, trop crédule, ne doutait pas qu’elle ne marchât avec elle.
Le comte de Haugwitz, croyant faire merveille et pouvoir s’assurer cette alliance en quelques jours, fit venir Frédéric de Gentz, de Dresde, au quartier général de Hambourg le 2 octobre. En supposant même que l’Autriche eût donné la promesse formelle de son concours immédiat, ce concours ne pouvait être effectué que dans un mois, et encore ce délai eût-il été bien rapide.
Ici, je vais analyser sommairement le Journal de Gentz qui relate minutieusement les moindres incidens de cette période. Le célèbre polémiste trouva à Hambourg le roi de Prusse, la reine Louise, les dames d’honneur, les princes et les généraux, les ministres, le corps diplomatique et les deux premiers bataillons de la Garde. Le quartier général allait être transféré le lendemain à Erfurt, non loin du centre de l’armée.
Haugwitz appelle alors Gentz chez lui et le met au courant de ses vues et de la prudence de sa marche. Il lui dit que la guerre de plume touche à sa fin et que celle du canon ne va pas se faire attendre, car on sait que Napoléon est déjà à Wurzbourg. Il veut qu’il sache tout, parce qu’il a beaucoup de choses à lui demander ; il espère qu’il ne regrettera pas d’être venu à Hambourg dans des conjonctures aussi intéressantes. « C’est l’intérêt et le succès même de l’entreprise… Je sais qu’on sera content à Vienne de ce que vous ferez ici. Jamais vous n’aurez rendu un service plus essentiel à la cause générale. »
Gentz cède à cette invitation pressante et se dirige sur Auerstædt. La route lui offre un spectacle solennel : le Roi et la Reine, précédés et entourés de troupes nombreuses et de pièces d’artillerie. Au moment où le cortège passa le pont de Kœsen, le coup d’œil fut superbe. Mais les idées de Gentz étaient peu favorables à l’entreprise des Prussiens. « La réflexion que les Souverains, dit-il, allaient à la rencontre d’un combat dont le succès pouvait changer la face de l’Europe, mais dont l’issue contraire, en les ruinant eux-mêmes, détruirait la dernière chance de salut pour tant de pays et de peuples, rendait en même temps cette marche imposante et lugubre. »
Arrivé à Auerstædt, Gentz a une conversation de cinq heures avec le général de Kalkreuth, un des meilleurs officiers de l’armée prussienne, un vétéran de Frédéric. Celui-ci lui confie franchement que personne, plus que lui, n’avait désiré une guerre avec la France, car il la croyait nécessaire ; mais que de la manière dont les choses étaient préparées, il ne pensait pas que cette guerre pût réussir. Ses raisons de douter étaient que le Roi avait eu tort de vouloir commander en chef ; qu’il n’était pas préparé à un rôle aussi difficile et qu’il avait eu tort de partager cette responsabilité écrasante avec un homme aussi incapable que le duc de Brunswick, dont la petitesse, la fausseté, la jalousie, l’hypocrisie et la vanité allaient gâter toutes les affaires. Kalkreuth se plaignait d’une coterie militaire, formée du colonel Kleist et du colonel Scharnhorst, qui exerçait sur l’armée une tyrannie aussi odieuse que ridicule. Il prévoyait dès lors les plus grands malheurs pour un roi qui était à la merci d’un entourage médiocre et orgueilleux et disait que si, avant huit jours, il ne se présentait pas quelque incident fortuné qui changeât entièrement l’état actuel des choses, on verrait cette campagne finir par une retraite dans le genre de celle de 1792 ou par quelque catastrophe mémorable, qui surpasserait le désastre d’Austerlitz. « Les dispositions prises pour combattre, dit-il, étaient déplorables. Les retards multiples et les hésitations de tout genre avaient fait passer le moment d’une offensive utile, et il ne restait plus d’autre ressource qu’une défensive acharnée, mais pleine d’inconvéniens et de dangers. On avait commis la faute de partir en guerre sans avoir positivement lié une alliance ferme avec l’Autriche, et sans avoir obtenu le concours effectif de 100 000 Russes. Des innovations et des chimères avaient égaré le moral de l’armée prussienne et dénaturé son caractère et sa discipline. On avait écouté les sottises d’un Bülow qui s’était fait enfermer pour sa déraison à la Hansvoglei, la prison publique de Berlin. La même défiance et les mêmes inquiétudes se manifestèrent, à un degré moindre, mais cependant réel, dans l’état-major de Kalkreuth, et Gentz comprit, par ses propres soupçons, que ces appréhensions étaient justifiées. « L’aigreur personnelle du général, d’anciens ressentimens, l’amour-propre blessé pouvaient avoir leur place dans ses confidences, mais les argumens solides et irrésistibles dont il avait appuyé la plus grande partie de ses griefs avaient fait sur moi, écrit le célèbre polémiste, une impression profonde. »
Gentz savait en outre que le prince Louis de Prusse, dont nul ne contestait la bravoure audacieuse, avait, par une ardeur juvénile et intempérée, poussé à cette guerre dont il prédisait le succès incontestable. Les courtisans et les officiers parlaient de même, et tant de confiance inquiétait Gentz qui regrettait une levée de boucliers inopportune. Le moment ne lui semblait pas en effet bien propice, car la Prusse, en guerre avec l’Angleterre et la Suède, devait prévoir « que l’Autriche ne s’exposerait pas à de nouveaux dangers pour partager les premiers coups d’une guerre qui semblait tomber des nues. »
Il savait encore que la Russie se trouvait trop affaiblie pour y coopérer. « La Prusse, n’ayant même pas invoqué ce secours assez tôt pour en jouir à l’ouverture de la campagne, se précipitait presque seule dans une arène où tant d’autres avaient succombé avant elle. » Le mérite politique de l’expédition lui paraissait des plus critiquables. Quant au point de vue militaire, il reconnaissait que le prince Louis, le prince de Hohenlohe, le général Grauert, le comte de Tauentzien, le comte Gœtzen étaient des officiers de valeur commandant à des troupes excellentes. Mais les aveux de Kalkreuth avaient rapidement diminué cette confiance, et Gentz commençait à s’effrayer.
A Erfurt, il apprit que le duc de Brunswick dirigerait en définitive les grandes opérations, secondé par Moellendorf, Kalkreuth, le prince d’Orange, Schmettau, le duc de Weimar, l’électeur de Hesse, Ruchel, Blücher, le prince Louis, Tauentzien et Grauert. L’armée s’élevait à environ 170 000 hommes. La réserve était confiée au général Lecoq et au prince Eugène de Wurtemberg.
Au dîner que lui offrit le comte Haugwitz, Gentz retrouva Lucchesini qui le reçut avec une sorte de tendresse. Le dîner fini, Haugwitz chambra Gentz pendant près de trois heures et lui dit à brûle-pourpoint qu’il s’agissait de gagner son opinion et celle de l’Autriche en faveur de l’entreprise actuelle. Il se défendit de toute duplicité envers l’Autriche et dit avec une belle franchise : « S’il a jamais existé une Puissance que nous ayons eu l’intention de tromper, c’était la France. La nécessité nous en avait fait la loi… » C’est la propre déclaration faite tout récemment au Reichstag par M. de Bethmann-Hollweg au sujet de l’invasion de la Belgique.
« Depuis longtemps, ajoutait Haugwitz, nous étions convaincus que la paix et Napoléon étaient deux objets contradictoires… Un simulacre de paix, voilà tout ce que nous pouvions maintenir. Cette situation équivoque et forcée s’est prolongée pour deux raisons puissantes. » Haugwitz expliquait alors que, de ces deux raisons, la première était l’espoir chez le Roi de voir culbuter par quelque événement heureux le pouvoir colossal de Napoléon, ce qui le dispenserait d’une lutte difficile et dangereuse ; la seconde était qu’il fallait ménagera l’Europe aux abois une sage et dernière ressource.
Cependant, si la victoire d’Austerlitz et la retraite de l’empereur de Russie n’étaient pas survenues, le Roi eût pris part à la lutte. « Il a fallu, hélas ! disait Haugwitz, signer sous le couteau une convention qui a été mal accueillie en Prusse. La crainte d’une explosion subite a amené le Roi à la ratifier. » On comprenait cependant que ce n’était là qu’une trêve et qu’il fallait saisir la première occasion pour prévenir la prétendue alliée qui n’avait au fond d’autre jeu que celui de détruire la Prusse. Le Roi laissa alors 50 000 hommes sur le pied de guerre et secrètement fit tous les préparatifs pour rassembler l’armée sans délai.
La plus grande dissimulation était indispensable. L’empereur de Russie fut d’abord le seul dépositaire des projets de la Prusse et mis au courant de ses plans. Napoléon, qui était mécontent de Lucchesini, avait exigé le rappel de ce diplomate. « C’était tout ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, dit Haugwitz. Nous y consentîmes de la meilleure grâce du monde, et M. de Knobelsdorf fut nommé pour compléter l’illusion. Dans les derniers jours d’août, le Roi eut de l’empereur de Russie une lettre qui ne laissait rien à désirer… Enfin, dans les premiers jours de septembre, nos préparatifs étaient assez avancés pour que nous puissions, sans inconvénient, nous en ouvrir à d’autres Puissances. Des communications furent faites à la cour de Vienne et peu après à celle de Londres. L’arrivée de Knobelsdorf à Paris et le résultat de ses premières audiences firent enfin éclater la rupture… Vous me direz, après ce que je viens de vous exposer, si j’ai eu le droit de prétendre que notre politique a été sage et bien intentionnée et que nous n’avons à nous rétracter sur rien. »
Gentz avait écouté le récit de Haugwitz sans l’interrompre un seul instant. Il répondit enfin que l’honneur que lui avait fait le Roi de l’appeler dans un moment aussi grave était fort inattendu, et que, pour s’en montrer digne, il lui fallait manifester son opinion avec toute la franchise possible. Haugwitz l’y engagea fortement et dit qu’il lui saurait mauvais gré, s’il ne parlait pas comme il pensait. Alors Gentz déclara que le roi de Prusse pouvait avoir eu de bonnes raisons pour ne pas s’engager dans la dernière guerre, après que la Russie et l’Autriche y avaient renoncé, mais que tout ce qui s’était fait ensuite l’avait affligé et dégoûté, lui, le défenseur de l’Autriche ; que le traité d’alliance, avec l’ennemi commun de tous les souverains, avait répugné à ses sentimens et à ses principes, et que, s’il avait eu lui-même à conseiller le roi de Prusse, il l’aurait conjuré de recourir aux armes plutôt que de partager l’injustice de l’oppresseur.
Haugwitz le remercia de sa franchise, mais, après lui avoir démontré la nécessité d’une politique commandée par les circonstances, il ajouta qu’il désirait savoir s’il ne parviendrait pas, lui Haugwitz, à déraciner le soupçon de mauvaise foi qui pesait sur le Cabinet de Berlin, dont on connaissait hautement la droiture et la pureté des intentions.
Gentz répliqua qu’il était incapable de se prononcer sur le jugement des Cours, mais que l’opinion du public pour le passé lui paraissait peu favorable à la Prusse. Toutefois, pour le moment, il fallait s’épargner la peine d’y penser. « Il suffit de vous voir armés avec le but avoué de mettre un terme à tant de malheurs, dit-il, pour que tous les cœurs soient à vous… L’Allemagne souffre ; la tyrannie qui l’oppresse est devenue insupportable ; l’usurpateur cruel qui l’exerce est exécré partout… Laissez donc là le passé ; montrez le présent sous une forme qui ne laisse aucun doute sur la justice de votre cause, sur la fermeté de vos résolutions, sur la sagesse de vos maximes…, éloignez absolument toute idée d’intérêt personnel, et j’ose répondre, non seulement de l’opinion, mais encore de la faveur et de la confiance générales. »
Haugwitz parut satisfait de cette réponse et s’expliqua alors sur le présent en ces termes : « Nous avons fait un armement bien dispendieux. Nous l’augmenterons encore de beaucoup… Notre intention est de faire une guerre vigoureuse. Une fois en train, quelques revers même, quelques batailles perdues ne nous engageront pas à rétrograder. Nous aurons aussi des alliés. L’empereur de Russie s’est déjà prononcé d’une manière qui nous autorise à tout espérer de lui… Nous nous flattons que tout s’arrangera avec l’Angleterre… Pour ce qui est de l’Autriche, le parti qu’elle adoptera ne nous est pas positivement connu. En attendant, nous sommes parfaitement sûrs de ses bonnes dispositions pour nous. Vous connaissez Vienne mieux que moi. Si vous avez là-dessus quelques données satisfaisantes que vous puissiez me communiquer, je vous en serai obligé… »
Gentz répondit qu’il ne connaissait pas les intentions de Vienne, car il n’avait à aucune époque été initié aux secrets du gouvernement et d’ailleurs une longue absence l’avait entièrement dérouté à cet égard. C’était une sorte d’échappatoire faite pour éviter tout engagement inopportun. Toutefois, Gentz semblait croire que l’empereur d’Autriche ne repousserait aucun moyen honorable pour effectuer un changement heureux dans l’état actuel de l’Allemagne et de l’Europe, si ce moyen se présentait à lui sans la perspective d’un redoublement de malheur dans le cas d’un moindre revers… Cette réponse, qui ne précisait rien et laissait tout dans une réserve habile, embarrassa fort Haugwitz, qui essaya de convaincre son interlocuteur de sa confiance entière dans les dispositions amicales de la cour de Vienne. La Prusse avait eu l’intention d’y envoyer un militaire de distinction et avait demandé de son côté à l’Empereur un officier de marque comme le général de Stutterheim ; ces deux missions une fois en train, la Prusse s’ouvrirait à la Cour impériale de ses projets présens et futurs, en assurant qu’on n’arrêterait rien sans son assentiment formel.
Gentz dit qu’il avait tout bonnement cru qu’on s’occupait depuis longtemps de ces questions et que les négociations relatives y étaient déjà en cours. Il ne doutait pas de la solidité des plans de la Prusse, mais il fallait que ces plans existassent, car il importait d’abord de savoir vers quoi Ton marchait. Haugwitz lui demanda alors ses idées à cet égard. Gentz, qui avait depuis longtemps médité sur ce sujet, lui exposa brièvement son plan personnel qui était le suivant.
Reléguer les troupes françaises au-delà du Rhin, défendre la Confédération germanique formée sous les auspices d’un pouvoir arbitraire et étranger, rétablir l’ancienne Constitution de l’Empire ou partager l’Allemagne en deux grandes Confédérations réunies par une alliance perpétuelle, l’une sous la protection de l’Autriche, l’autre sous celle de la Prusse ; réduire la Bavière à ses anciennes proportions, réunir le duché de Berg à celui de Clèves pour le donner à la Prusse, restituer à son ancien possesseur, la maison d’Autriche, le Tyrol et le Vorarlberg, avancer la frontière autrichienne jusqu’au Mincio, condition indispensable de l’indépendance réelle de l’Allemagne.
Haugwitz sourit et répondit de l’air le plus bienveillant : « Vous parlez comme si vous aviez lu dans mes pensées et dans mes papiers. Voilà, à peu de modifications près, le plan que j’ai conçu… Il nous faut avant tout des victoires. Si nous les obtenons, je vous promets bien que vous n’entendrez plus parler ni de la ligue du Rhin, ni du Primat, ni de Murat… C’est la Bavière qui doit payer l’écot. Je crois qu’il serait bien d’agrandir la Prusse du côté de la Franconie… Quant à la restitution du Tyrol et à l’extension de la frontière de l’Autriche en Italie, je regarde ces mesures comme les plus pressantes de toutes. »
Cela dit, Haugwitz pria Gentz de l’assister de ses conseils, puis, une fois au courant de tout, de se rendre à Vienne pour parler de ce qu’il avait vu et entendu et détruire les restes de méfiance contre la Prusse. Gentz accepta d’être le conseiller d’Haugwitz, mais déclina le voyage, car il n’avait aucun titre quelconque pour s’ingérer dans des affaires aussi importantes ; et d’ailleurs le récit fidèle de ce qu’il avait appris se ferait aussi bien par écrit.
Haugwitz n’insista pas. Il demanda seulement à Gentz de réviser un manifeste à la Prusse et à l’armée, préparé par M. Lombard, et de le traduire en allemand. Gentz y consentit, puis alla converser avec le marquis de Lucchesini, afin de comparer ses impressions avec celles d’Haugwitz, lequel lui avait présenté l’histoire du passé sous un aspect favorable et brillant qui l’avait rendu très désireux d’éclaircissemens et de rectifications. Il eut, grâce à Lucchesini, la connaissance complète des motifs qui avaient déterminé la Prusse à cette subite levée de boucliers : le dédommagement du roi de Naples par les îles Baléares, le maintien de la Poméranie suédoise, les propositions faites à l’électeur de Hesse, les vues habiles contre le prince d’Orange, la mainmise sur le Hanovre et sur les bouches de Cattaro.
Gentz vit ensuite Lombard, aventurier très fin à la solde de la Prusse, lequel lui sembla perclus de corps, mais ayant gardé toute sa vivacité d’esprit et ayant plus de crédit que M. de Haugwitz lui-même. Celui-ci s’était abstenu de conseiller au Roi de faire la guerre tant que la nation y était opposée, mais en ce moment, sur 10 ou 11 millions d’hommes, pas un seul n’était d’un sentiment différent. Il remit à Gentz la copie du Manifeste destiné à la nation prussienne. Gentz le trouva remarquable, mais ayant besoin de quelques corrections. La tâche n’était pas facile, car la Prusse se trouvait placée dans un dilemme cruel. Ses meilleurs argumens étaient en effet des armes à deux tranchans qui pouvaient la blesser elle-même. Un franc aveu de ses fautes eût peut-être été le seul moyen d’éviter cet écueil, mais il était impossible de l’obtenir des ministres qui avaient mal dirigé sa politique. Lombard fut accommodant ; il accepta toutes les critiques de Gentz qui ne lui dissimulait pas qu’il fallait être bien sûr de la victoire pour employer le langage violent dont il s’était servi. Lombard répondit que le Roi le voulait ainsi. Après quoi, Gentz déclara qu’il n’y avait plus rien à dire. Cependant, il se récria quand Lombard, faisant allusion à l’Autriche, affirma qu’elle seconderait la Prusse de tous ses vœux, si elle ne pouvait le faire de tous ses efforts. Gentz dit qu’il était injuste, indélicat et cruel de compromettre gratuitement une Puissance qui ne voulait pas se jeter dans la lutte ; c’était vouloir l’aliéner que de la violenter ainsi. Il jura que, si ce passage était maintenu, il quitterait Erfurt immédiatement, et Lombard, quoique surpris et mécontent, raya le passage incriminé.
La vérité était que Gentz frémissait devoir la Prusse engagée toute seule dans une vaste et terrible entreprise et qu’il savait bien que, sans l’appui de l’Autriche, elle ne pourrait triompher. Or, non seulement l’Autriche se détournait d’elle, mais la Russie, sur laquelle Haugwitz comptait pour faire marcher trois armées vers la Silésie, la Galicie et l’Italie, ne devait pas bouger. Quant à l’Angleterre, on n’avait rien fait pour s’entendre avec elle ; tout au contraire l’avait-on singulièrement irritée. Lombard s’en doutait bien et se plaignait tout haut des intrigues de M. de Stein et des déclarations insensées du prince Louis de Prusse.
Le commandement, infatué de lui-même, était très inférieur à sa tâche et ne prévoyait pas que l’armée prussienne serait en peu de temps tournée par sa gauche et écrasée, sans qu’elle eût le temps de réunir ses morceaux épars. Contre un ennemi agile, entreprenant, familiarisé avec la victoire, rien de précis n’avait fêté arrêté. Le prince de Hohenlohe aurait dû, et cela était possible encore, se porter vigoureusement le 8 octobre en avant pour occuper, les principaux passages et défendre avec succès l’entrée de la vallée de la Saale. Il n’y songea même pas.
Haugwitz revint trouver Gentz et lui demanda d’écrire à Vienne. Gentz refusa clairement, sous prétexte qu’il était trop préoccupé de ce qui se passait pour écrire des lettres. Haugwitz le pria ensuite, au nom du Roi, de rédiger une Proclamation à l’armée et à la nation prussienne, et même, — détail bien curieux ! — une Prière pour être récitée dans les églises, ce qui parut à Gentz assez bizarre.
Gentz vit ensuite le duc de Brunswick et trouva dans sa manière d’être et dans son langage quelque chose de louche et d’impuissant. « Il y avait, dit-il, dans sa manière d’être, dans sa contenance, dans ses regards, dans ses gestes, dans son langage qui n’annonçait rien moins que la conscience de ses forces, un genre de politesse qui semblait demander pardon d’avance des revers qui devaient arriver. » Le duc lui fit des complimens qui l’impatientèrent furieusement, puis il parla de la guerre en homme qui n’aurait rien eu de commun avec elle et dit qu’il était certain du succès, « pourvu qu’on ne fit pas de grandes fautes. » Gentz crut devoir répondre qu’on n’en ferait pas sous sa direction, mais Brunswick répliqua « Hélas ! je puis à peine répondre de moi-même… Comment voulez-vous que je réponde des autres ? » Après cette conversation, Gentz se livra à de sombres réflexions sur un très prochain avenir.
Il se sentit un peu plus rassuré quand il eut vu la Reine et eut causé avec elle. Il lui trouva une fermeté, une énergie, une mesure et une prudence qui l’auraient enchanté chez un homme d’État. Elle lui demanda son opinion sur la guerre et sur les hommes qu’il avait vus. Gentz appuya courtoisement sur la confiance de l’opinion publique, sur les dispositions favorables des contemporains et sur les vœux de succès qui s’élevaient de toutes les parties de l’Allemagne. La Reine parut satisfaite ; cependant, dans tout ce qu’elle disait, on discernait un fond d’inquiétudes secrètes et de lugubres pressentimens. Elle avoua qu’elle s’était décidée à accepter les hostilités moins par calcul que par devoir. Elle croyait que le grand espoir de salut se trouverait dans l’union étroite de tout ce qui portail le nom allemand.
Au sortir de cette entrevue qui avait eu lieu le 9 octobre, on confia à Gentz que le général Tauentzien avait repoussé les Français qui, dans leur attaque de Hof à Schleitz, auraient montré « une certaine timidité. » Quoique en réalité cette affaire ne fût qu’un engagement sans portée, Haugwitz voulut en faire un bulletin destiné aux cours de Berlin, de Dresde, de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Londres. On l’en dissuada, mais Haugwitz résolut pourtant d’envoyer un courrier à Dresde, porteur de cette heureuse nouvelle.
D’autres instances furent faites en ce moment auprès de Gentz pour l’engager à solliciter le concours de Vienne. Gentz refusa encore une fois, déclarant franchement qu’une lettre, datée d’Erfurt, n’aurait pas l’air de liberté et de sécurité qu’il lui faudrait pour produire son effet. Toutefois, il consentit à rédiger une proclamation aux troupes que le Roi ne trouva pas assez populaire, car, suivant lui, elle n’était pas de nature à agir aussi bien sur les soldats que sur les chefs. Gentz essaya d’arranger la proclamation que le Roi revit lui-même et cribla de telles annotations que Gentz en laissa la responsabilité finale au comte Gœtzen. Il en résulta que cet ouvrage, malgré sa bigarrure et ses imperfections, aurait pu avoir quelque utilité, si la marche rapide des événemens ne lui avait pas enlevé le temps nécessaire pour être répandu.
Gentz revit alors le général Kalkreuth qui ne retira aucune de ses tristes prédictions. Ayant ensuite conversé avec Lucchesini, il convint avec cet ancien ambassadeur que le Roi, placé entre un général aussi incapable que Brunswick et un ministre aussi irrésolu que Haugwitz, allait tout droit aux pires aventures. Il fallait s’attendre à un nouveau changement de système, surtout en cas de revers. « Oh ! pour cela, non, dit Lucchesini, le Roi ne peut plus retourner sur ses pas. Le mouvement général l’entraîne. La Prusse a perdu la confiance de l’Europe ; elle ne peut la reconquérir qu’à coups de canon. Si, sans entrer en guerre, elle avait fait des propositions à ses voisins, personne ne l’aurait écoutée. Telle est sa condition fâcheuse qu’elle se voit obligée de commencer par-là où on aurait mieux aimé finir. » Voilà où mène la légèreté des vues chez les souverains et les hommes d’État !
Le 10 octobre, Gentz assistait à la sortie d’une partie de l’armée d’Erfurt, et il avoue qu’en voyant ces troupes si belles et si fraîches, ces officiers enthousiastes, ces hommes superbes, ces chevaux magnifiques, il se laissa aller au charme trompeur de l’espérance ; mais il ajoute presque aussitôt : « Ce fut la dernière fois que ce sentiment entra dans mon cœur… » Et cependant, au dîner que lui donna gaiement le comte d’Haugwitz, la confiance de tous était telle, que nul ne se serait imaginé qu’en ce jour, qu’à cette heure même, commençaient la défaite de l’armée et la chute de la monarchie prussienne.
Dans une dernière conversation avec Lucchesini, Gentz lui répéta que, tout bien considéré, il regrettait que les Prussiens eussent choisi le moment actuel pour déclarer la guerre. « Si j’avais eu à donner un avis, voici ce que j’aurais proposé. Tout dissimuler pour le moment, affecter la plus grande soumission, employer l’hiver à familiariser en secret les autres Puissances avec la révolution opérée dans notre système politique, s’assurer complètement de la Russie, profiter de ses bonnes dispositions pour inspirer confiance à l’Autriche et délibérer ensuite sur l’époque et sur les moyens pour réaliser subitement quelque grande et puissante mesure. » Lucchesini objecta que cette manière d’agir eût été traitée par la France comme une déclaration de guerre caractérisée et eût amené de graves complications. Gentz persista à affirmer que c’était un risque formidable d’entreprendre à la veille de l’hiver une guerre pareille et sans appui ; il dit qu’on aurait pu la retarder par d’habiles et lentes négociations. Impatienté, Lucchesini s’écria : « Ce n’est pas moi qui ai voulu qu’on commençât la guerre dans ce moment… les têtes ardentes l’ont emporté. Vous savez ce qui s’est passé à Berlin. La fermentation était au comble ; le Cabinet ne pouvait plus y résister… il n’était plus le maître du moment. Le Roi, le dernier qui se soit rendu, a été obligé de céder lui-même pour mettre fin aux importunités, aux tribulations, aux instances dont il était lui-même assailli…
« Cet argument n’admettait plus de réponse, remarque Gentz ; j’avais gagné ma thèse. Le marquis de Lucchesini m’avait nettement avoué que si le Cabinet de Berlin eût eu la liberté et la force d’agir d’après un calcul raisonnable, il aurait suivi un autre système, et celui-là même qui me paraissait le plus sage. Cet aveu était tout ce qu’il me fallait. »
Dès lors, toutes les prévisions sinistres de Gentz se réalisent. Le 11 octobre, il voit une bagarre effroyable à Weimar, une cohue de troupes, de chevaux et de chariots, un désordre sans nom. Il entend Lombard, pâle et défait, lui dire à voix basse : « Nous avons perdu une bataille, le prince Louis est tué. » Gœrtz lui confie que la marche des troupes est suspendue et que tout est dans la plus profonde consternation. Il apprend successivement tous les détails du revers de Saalfeld. Il apprend encore que Brunswick, effrayé et déconcerté, n’a pensé qu’à un mouvement de retraite pour gagner du temps et inventer presque un nouveau plan. Il entend le général Phull lui dire : « On perd la tête. Cela va furieusement mail » Les officiers qui, la veille encore, étaient si présomptueux, sont complètement désemparés. Le silence, l’embarras, la consternation président à un pauvre dîner que le comte Haugwitz donne à Gentz dans une auberge. Chacun est dans l’ignorance des projets et des mouvemens de l’ennemi. On n’a que peu de sympathie pour la fin héroïque du pauvre Louis de Prusse, et plusieurs officiers même se livrent sur son compte aux propos les plus indécens et les plus atroces. Le Roi s’enferme et ne veut voir personne. Kalkreuth dit que c’est bien le terme fatal qu’il a annoncé lui-même. Un officier, à la tête d’une délégation d’officiers supérieurs, vient déclarer que le Roi a déjà perdu la moitié de sa couronne et affirme que, si l’on ne change pas le commandement, ils ne marcheront plus.
Kalkreuth les rappelle à leur devoir et les congédie brusquement. Cette scène terrible affecte profondément Gentz. Il comprend qu’au jour de la prochaine bataille, avec de telles idées, une partie des troupes ne fera que médiocrement son devoir.
Il apprend ensuite que Brunswick n’a aucun plan fixé et raisonnable, qu’il fatigue les soldats par des marches et des contremarches, par des dispositions contradictoires, par une infinité de mauvaises mesures. Ses angoisses redoublent. Il n’entend que des plaintes et des murmures, des cris de réprobation et des reproches violens. Alors, il devine que tout est perdu et il demande à Haugwitz ses passeports. Il rencontre le général Phull qui lui expose avec beaucoup d’énergie la faiblesse, l’inconséquence et la pusillanimité du général en chef. Il voit arriver Goethe qui assiste tristement à la chute de la monarchie. On dîne chez Haugwitz, et ce dernier dîner, dit Gentz, est moins triste que celui de la veille, « car M. de Lucchesini a tout fait pour l’égayer ! » On croit que les succès des Français à Géra et à Zurich ne sont que des succès passagers. « Si nos affaires vont bien, dit Haugwitz à Gentz, je vous donne rendez-vous à Wurzbourg… » Mais en prononçant ces mots, il ne peut s’empêcher de verser des larmes.
Gentz part, le 12 octobre, de Weimar, à cinq heures, et le 13, il entend une forte canonnade à Buttstedt qui se prolonge toute la nuit ; il gagne Singerhausen, où règne une affreuse panique, puis Halle qu’on appelle « le chemin de l’enfer, » puis le 14 octobre, Mansfeld, où une nouvelle canonnade lui annonce l’événement décisif et lui cause des alarmes inexprimables. Il arrive le 15 à Bernsbourg, puis à Denau où court le bruit d’une victoire complète remportée par le prince de Hohenlohe. Le 16, il est à Wittenberg, où l’allégresse est générale, car on y affirme la défaite complète des Français. Il se rend à Torgau, où l’on a répandu les mêmes bruits de victoire. Le 17 octobre, il arrive à Dresde et voici les derniers mots de son journal :
« C’est là seulement que les plus épouvantables nouvelles sont venues fondre sur moi… et lorsque j’ai quitté Dresde deux jours après, les portes de l’espérance ont paru se fermer derrière moi sur l’Allemagne et sur l’Europe ! »
Le 25 octobre, Napoléon entrait dans Berlin, ayant conquis tous les pays prussiens jusqu’à la Vistule. En un mois, toute la monarchie prussienne était tombée en son pouvoir. Il avait fait ouvrir à Potsdam, dans l’église de la garnison, le tombeau de Frédéric II et enlevé l’écharpe et l’épée du Roi, destinées aux Invalides. Quelques jours auparavant, il avait détruit la colonne de Rosbach pour ne laisser en Prusse aucun vestige des anciens revers des Français.
HENRI WELSCHINGER.
- ↑ Voyez sur Frédéric de Gentz l’étude de Challemel-Lacour dans la Revue du 1er juin 1868.