Les Préraphaélites/II

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Dietrich & Cie (p. 13-30).

II



Dans un article intitulé « Une lutte pour l’art », paru en 1886 dans la Contemporary Review, à l’occasion d’une exposition simultanée des œuvres de Millais et de Hunt, et alors que le public se trouvait encore sous l’impression des œuvres de Rossetti, exposées après sa mort à la Royal Academy, M. Holman Hunt, l’un des fondateurs de la Confrérie préraphaélite, et celui qui est en quelque sorte le théoricien du groupe, nous raconte, en même temps que ses débuts dans la peinture, l’histoire de la formation du groupe préraphaélite. Il examine la situation artistique de l’Angleterre au moment où il commence sa carrière. « Il y avait, dit-il, peu de chances d’obtenir alors une réelle et profitable instruction pour un aspirant à l’art le plus élevé. On ne pouvait attendre d’éducation systématique des peintres à la mode, et dont les principaux avaient un assez rude combat à livrer pour tenir en vie leur art même, pendant les jours de misère qui suivirent les guerres napoléoniennes. » Il passe ensuite en revue les peintres de cette époque sans pouvoir en trouver un qu’il pût choisir comme modèle. « J’avais, dit-il, admiré Landseer, alors que je faisais partie du public, mais comme artiste, mes sentiments étaient très différents à son égard. Il avait, en effet, produit des œuvres réellement raffinées et poétiques, mais la pommadeuse texture de sa peinture, l’absence d’os solides en-dessous de ses chairs, et l’évanouissement de toute forme dans un vague nuage, le rendaient sans intérêt pour moi. Etty peignait des sujets classiques avec le goût d’un tapissier parisien ; Mulready n’avait qu’un dessin sans fermeté et était gâté par son faible pour le joli ; Maclise, par contre, excellent dessinateur, était trop souvent mélodramatique ; Leslie, au premier rang des peintres de figure, était pour moi le mieux inspiré. Il avait une douce simplicité, le goût de la couleur saine et le pouvoir de donner à ses types des expressions naturelles, mais c’était essentiellement un miniaturiste ; William Collins avait peint quelques figures admirables, mais ne pouvait être pris comme maître par un artiste épris d’idéal ; Dyce enfin, le plus instruit, le plus cultivé de tous les peintres, avait eu comme récompense d’être arraché pour plusieurs années à sa profession et de n’être enfin découvert que sur l’avis du peintre allemand Cornelius, qui déclinait en sa faveur l’honorable proposition qui lui avait été faite — avec un préjugé bien anglais, dit M. Hunt — de peindre le palais du Parlement. Dyce avait alors recommencé sa carrière, mais trop tard pour pouvoir exercer une salutaire influence sur l’école anglaise. Avec Dyce se terminait la liste des peintres de figure ayant eu quelque talent. Turner achevait de disparaître dans un éblouissant soleil couchant. Les hommes plus jeunes attestaient le manque d’un leader par leur diversité. » Voilà quel est le tableau que nous trace M. Hunt de la peinture anglaise à cette époque. En résumé donc, ni originalité puissante ni tradition ; un art conventionnel enseigné aux jeunes gens qui ne cherchent qu’à conquérir les trucs du métier et à devenir le plus tôt possible aussi habiles que leur maître.

Hunt venait d’entrer alors à l’Académie, où son langage franc et inusité en ces lieux lui avait valu bientôt le surnom de « plat blasphémateur ». Ce fut à l’Académie qu’il fit la connaissance de Millais, son condisciple à cette école, et vers la même époque tous deux se liaient d’amitié avec celui qui devait être le cœur et l’âme de la génération nouvelle, l’inspirateur de toute l’école préraphaélite, le peintre-poète Dante-Gabriel Rossetti. Les circonstances mêmes de cette liaison sont intéressantes à rapporter, parce qu’elles montrent bien l’influence exercée par les poètes anglais contemporains, et surtout par Keats, sur l’école préraphaélite. Le tendre, délicat et parfait poète d’Endymion, d’Isabella et des Odes était alors fort peu connu en Angleterre. Le sujet du premier tableau exposé de Hunt étant tiré de la Veillée de sainte Agnès, Rossetti lui écrivit, le louant autant des qualités de sa peinture que de ce qu’il avait pris comme sujet de son tableau un poème de Keats.

Après que cette amitié se fut établie, Rossetti, Millais et Hunt, mécontents tous trois de ce qu’ils voyaient produire en peinture, restèrent quelque temps encore incertains sur la route à suivre, sur la direction à donner à leur art ; ils comprenaient fort bien qu’il fallait abandonner complètement le style conventionnel de leur époque et retourner à l’étude sincère et consciencieuse de la nature, mais ils ne savaient encore où trouver des exemples salutaires, et une école dont les principes fussent en concordance avec les leurs et dont ils pussent prendre les travaux comme premiers modèles. Ils crurent enfin avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, en feuilletant un jour chez Millais un recueil de gravures, d’après les fresques du Campo Santo de Pise. « Ce fut, dit dans son article Holman Hunt, probablement la rencontre de ce livre à ce moment spécial qui détermina la fondation de la Confrérie préraphaélite. Nous crûmes trouver dans ces fresques cette absence de corruption, de vanité et de maladie que nous désirions. Il n’y avait là tout au moins nulle trace de décadence, de convention ou d’arrogance et l’esprit tout entier de cet art était, comme le dit plus tard Ruskin, éternellement et inaltérablement vrai. Ni alors ni plus tard nous n’affirmâmes toutefois qu’il n’y avait pas eu d’art bon et bien portant après Raphaël, mais il nous parut que l’art avait été dans la suite si souvent corrompu, que c’était seulement dans les œuvres primitives que nous pouvions trouver en toute assurance une santé parfaite. »

Leur chemin trouvé, les trois artistes résolurent de travailler maintenant d’après les modèles qu’ils s’étaient choisis, d’après des principes qu’ils croyaient avoir été suivis par les peintres qu’ils se donnaient comme exemple, et qui furent exposés quelque temps après dans le Germ, un journal qu’ils fondèrent pour défendre leurs croyances artistiques, et qui n’eut que quelques numéros. En attendant, ils résolurent de former une association et de signer leurs tableaux des trois lettres P. R. B., « Confrérie préraphaélite », nom qu’ils avaient donné à leur association, en raison de leur entente fraternelle et de l’affection qu’ils avaient tous trois pour les œuvres des peintres qui avaient précédé Raphaël, comme aussi parce que ce nom de préraphaélite avait été souvent usité comme terme de mépris, par les peintres alors à la mode, contre les tendances artistiques desquels Rossetti, Millais et Hunt voulaient réagir.

Voilà donc le groupe formé ; voyons maintenant sur quels principes se basaient ces novateurs. Dans un chapitre de son livre des Peintres modernes, intitulé « Art moderne et moderne critique », Ruskin, qui bientôt s’établit leur défenseur, nous le dit en quelques mots. « L’école a tort, dit-il, de s’appeler préraphaélite ; parce que les principes d’après lesquels ses membres travaillent ne sont ni post ni préraphaélites, mais éternels. Ils s’efforcent en effet de peindre avec le plus parfait degré d’achèvement possible ce qu’ils voient en la nature, sans égard à des règles établies par une convention, et sans vouloir imiter en aucune façon le style d’aucune époque passée. » Et il ajoutait en bon critique et en bon prophète : « Leurs œuvres sont pour le fini du dessin et la splendeur de la couleur les meilleures de la Royal Academy, et j’ai grand espoir qu’elles pourront devenir le fondement d’une école d’art plus appliquée et plus capable que toutes celles que nous avons eues depuis des siècles. »

Si l’on veut bien ne pas prendre trop à la lettre les mots « sans égard aux règles et aux conventions établies » et les entendre en ce sens que les préraphaélites se refusaient à admettre les règles et conventions établies par les peintres qui les avaient immédiatement précédés et entendre aussi la phrase suivante, « sans vouloir imiter en aucune façon le style d’aucune époque passée », en ce sens que les préraphaélites se refusaient à copier ou à tenter de faire revivre aucune époque d’art, — en quoi ils avaient mille fois raison, — on verra que leur programme était en 1848, époque où la Confrérie préraphaélite fut fondée, neuf et utile en ce sens que l’observation et l’étude consciencieuse de la nature était absolument négligée alors, tant en Angleterre que dans les autres pays. Maintenant, pour bien faire comprendre que cet apparent naturalisme s’écarte essentiellement de ce qu’on a baptisé du même nom en France et chez nous, pour montrer que ce naturalisme ne pouvait s’appliquer qu’à ce que l’on rencontre de beau, d’élevé, de grand et de touchant dans la nature, il nous suffira d’esquisser en quelques mots la personnalité puissante et absorbante du chef de l’école préraphaélite, Dante-Gabriel Rossetti, personnalité assez absorbante pour que sa description résume les traits caractéristiques et les tendances de l’école entière.

Dante-Gabriel Rossetti naquit à Londres en mai 1828. Il était fils d’un patriote italien, Gabriele Rossetti, réfugié à Londres après l’échec de la révolution de 1820 dans le royaume de Naples, et de Frances-Mary-Lavinia Polidori, fille de Gaetano Polidori, le traducteur de Milton, et sœur du Dr Polidori qui, en qualité de médecin, avait accompagné Byron à Genève. Nommé, après quelques années de séjour à Londres, professeur de littérature italienne au King’s College, Gabriele Rossetti avait publié plusieurs volumes de prose et de vers, dont le mieux connu est un commentaire analytique de la Divine Comédie.

Comme poète italien d’abord, et aussi comme patriote s’imaginant découvrir, dans le personnage de Béatrix, des allégories politiques, théologiques et sociales en rapport avec ses vues à lui, Gabriele Rossetti avait une spéciale vénération pour le Dante et il avait élevé les quatre enfants qu’il eut de son mariage dans ce culte du grand poète italien. Cette admiration du Dante, qui eut une si heureuse influence sur l’art de Dante-Gabriel Rossetti, était d’ailleurs partagée par tous les membres de sa famille ainsi que l’attestent les traductions, commentaires et travaux divers des sœurs et frère de Rossetti sur l’auteur de la Divine Comédie.

De très bonne heure Rossetti montra des dispositions tant pour la littérature que pour la peinture. Aussi, après avoir achevé ses études au King’s College et avoir suivi quelque temps les cours de l’Académie de Cary, se fit-il recevoir en 1846 dans la classe de l’antique à la Royal Academy. Il y resta juste assez de temps pour pouvoir y apprendre ce qu’on peut y apprendre d’utile, c’est-à-dire à dessiner correctement, et il s’y lia avec Millais et Hunt avec lesquels il fonda, comme nous l’avons raconté plus haut, la Confrérie préraphaélite.

Il peignit quelque temps dans l’atelier de Ford-Madox Brown qu’il avait choisi comme maître, et qui devint bientôt et resta jusqu’à la fin de sa vie un de ses amis les plus dévoués. Rossetti avait peint pour la première exposition des préraphaélites son premier tableau célèbre — The Girlhood of Mary Virgin — et à la même époque avait donné au Germ, le journal dont nous avons parlé, deux de ses plus beaux poèmes : My Sister’s Sleep et The Blessed Damozel. Si l’on pense que, trois ans plus tard, il donnait à une revue son admirable ballade intitulée Sister Helen[1], il semble que son développement poétique ait quelque peu précédé l’entier épanouissement de ses facultés artistiques, quoiqu’il soit, comme le fait très justement remarquer son biographe M. Knight, difficile d’envisager séparément les deux formes d’art chez Rossetti, étroitement liées comme elles le sont, s’aidant et s’expliquant mutuellement. « En mettant de côté, dit M. Knight, l’influence directe d’une aussi longue étude que celle que Rossetti fit du Dante, nous voyons que chez lui le tableau continuellement engendra le poème et vice-versa. Avec le choix de ces deux moyens qu’il employait avec un égal succès, Rossetti fit naturellement de fréquentes expériences pour savoir lequel était le mieux adapté à ses facultés. Mais jusque maintenant la question est restée sans réponse, car différent en ceci de certains poètes qui employèrent le vers pour illustrer des problèmes de polémique ou de métaphysique, avec ce résultat qu’ils sont regardés comme poètes par les philosophes, et comme philosophes par les poètes, Rossetti fut reçu avec enthousiasme des deux côtés, par les poètes et par les peintres, — si bien que l’on peut dire qu’il est le peintre des peintres et le poète des poètes. » En concordance avec les principes énoncés plus haut par les fondateurs de l’école préraphaélite, Rossetti ne peignit guère que deux tableaux : The Girlhood of Mary Virgin déjà cité et le tableau intitulé Ecce Ancilla Domini, qui fait maintenant partie du Musée moderne de la National Gallery.

Vers 1850, Rossetti rencontra à Londres Miss Elisabeth-Eleanor Sidall et fut si frappé de sa beauté qu’il la prit dès lors continuellement comme modèle. Il avait trouvé en elle l’idéal de beauté qu’il cherchait, et secondé par elle il créa ce type conventionnel de beauté que l’on retrouve dans tous ses tableaux et dans la plus grande partie des œuvres de son école. J’emploie à dessein le mot de son école, car il est bien évident pour moi que les principes rapportés plus haut et sur lesquels était constituée la Confrérie préraphaélite, n’étaient que des principes généraux applicables à toute tentative de jeunes artistes, et sur lesquels une école ne pouvait être fondée. Pour qu’une école nouvelle soit fondée il faut créer un poncif ; le génie en matière artistique c’est, comme le dit très bien Charles Baudelaire, de créer un poncif, et le poncif ayant été créé ici par Rossetti, on peut conclure que c’est lui qui engendra toute l’école, et que ce qu’on a appelé jusqu’ici école préraphaélite sera plus tard plus justement appelé l’école de Rossetti.

En 1856 la collaboration de Rossetti à la revue The Oxford and Cambridge Magazine lui fit faire la connaissance de M. Woodward, l’architecte du Musée universitaire d’Oxford. M. Woodward était alors occupé à terminer les nouveaux locaux de l’Union Club à Oxford et Rossetti, qui l’accompagnait dans une tournée d’inspection, fut frappé de l’opportunité que présentaient les travées de la salle des débats pour une décoration murale d’un genre entièrement nouveau, du moins en Angleterre. Il proposa de couvrir les murs d’une série de peintures à fresque, illustrant des scènes de la Morte d’Arthur[2], ouvrage qui avait alors un attrait spécial pour lui, et qui lui fournit par la suite le sujet d’un grand nombre d’aquarelles. Sa proposition fut acceptée et Rossetti, qui ne pouvait à lui seul entreprendre un travail aussi considérable, choisit pour l’aider MM. Edward Burne-Jones, William Morris, Val Prinsep, Arthur Hughes et Spencer Stanhope. Avec le concours de tels artistes il semble que le travail devait être mené à bien : ce ne fut pourtant pas le cas, les murs ayant été mal préparés et le panneau de Rossetti, qui représentait Lancelot devant l’autel du Saint-Graal, ne fut même jamais achevé, ayant été abandonné dès qu’on s’aperçut que le tout était destiné à périr[3]. Aussi n’ai-je mentionné ces faits que pour montrer comment les deux artistes anglais les plus importants au point de vue de l’art décoratif, MM. Edward Burne-Jones et William Morris, furent amenés à subir l’influence de Rossetti. Cette influence fut, paraît-il, assez forte pour déterminer M. Edward Burne-Jones à se consacrer à l’art au lieu d’entrer dans les ordres comme il en avait l’intention, et c’est un fait qui à lui seul devrait susciter pour la mémoire de Rossetti la reconnaissance de tous les artistes et amateurs d’art aussi bien anglais qu’étrangers.

De modèle qu’elle avait d’abord été, et qu’elle resta, d’ailleurs, jusqu’à la fin de sa vie pour Rossetti, Miss Sidall devint bientôt son élève et son amie, et sa femme enfin en 1860. C’est pendant cette période heureuse de sa liaison avec Miss Sidall que Rossetti termina cette traduction admirée de tous les lettrés, des Premiers poètes italiens depuis Ciullo d’Alcamo jusque Dante Alighieri, et de la Vie nouvelle du Dante, réalisant cette tâche difficile de traduire les poèmes dans les mètres originaux, et donnant ainsi à l’Angleterre un équivalent presque parfait des vers des premiers poètes italiens. La première édition du volume, ornée d’un frontispice qui est un des plus beaux dessins de Rossetti, portait en première page cette dédicace belle dans sa simplicité et sa modestie : « Tout ce qui est de moi dans ce livre est dédié à ma femme », une preuve de l’estime et de la grande affection qu’il avait pour Mme Rossetti. Sur cette affection que Rossetti avait pour sa femme, affection qui semble à ceux qui ont connu Rossetti et ont étudié son œuvre, plus grande, plus passionnée et plus belle que les affections que nous voyons établies autour de nous, j’attire l’attention, parce qu’elle eut la plus grande influence sur le développement artistique de Rossetti. Cette affection avait en effet ceci de particulier qu’elle portait, en elle, comme une grande partie de l’œuvre de Rossetti, une sorte de reflet dantesque, en ce sens que les deux poètes virent tous deux en l’objet de leur amour, non seulement la femme aimée, mais la représentation et le symbole de ce qui peut exister de plus noble et de plus élevé sur la terre. Étant donnée cette affection, on peut juger de la douleur de Rossetti quand, après deux ans de mariage, la mort lui enleva cette femme, objet de ses adorations, alors qu’il venait précisément de la célébrer aussi glorieusement qu’il le pouvait en la peignant sous les traits de la Vierge dans son tableau dénommé Regina Cœlium. Tous les admirateurs de Rossetti connaissent le touchant épisode qui eut lieu après la mort, le sacrifice que Rossetti fit du manuscrit de ses poèmes, qu’il avait recopiés dans un cahier à la demande de sa femme, et qu’il plaça lui-même dans le cercueil, les faisant enterrer avec lui. En plaçant le manuscrit dans le cercueil, Rossetti, s’adressant à sa femme, comme si elle pouvait encore l’entendre, lui avait dit que les poèmes avaient été écrits pour elle et qu’ils devaient rester siens, et sa douleur était alors telle que personne n’osa l’empêcher de faire ce qu’il avait résolu ; mais quelque temps s’étant écoulé, les amis de Rossetti, qui gardaient le souvenir et l’admiration de ces poèmes qu’ils lui avaient entendu lire, en déplorèrent plus amèrement la perte et ne cessèrent d’implorer Rossetti, pour qu’il leur permît de les exhumer au moins temporairement, pour qu’une copie en pût être prise. Rossetti refusa pendant sept ans, mais pressé, sollicité continuellement de toute part, il finit par être en quelque sorte obligé à donner le consentement qu’on ne cessait de lui demander, et deux copies furent ainsi faites du manuscrit qu’on avait cru perdu et qui suscita un si grand enthousiasme quand il parut quelques années après.

Hanté par le souvenir de celle qu’il avait perdue, Rossetti la peignit dans un de ses tableaux les plus célèbres : la Beata Beatrix, donné depuis à la National Gallery par Lady Mount Temple[4]. Le sujet du tableau est emprunté à la Vie Nouvelle du Dante. Béatrice est représentée assise, au balcon de la maison de son père, dominant la ville de Florence. L’Arno, le Ponte Vecchio et la tour de Giotto s’aperçoivent au fond du tableau. Béatrice est ravie en extase, et une colombe, les ailes déployées, pose en ses mains deux rouges pavots, emblème du sommeil de la mort. Dante et l’Amour, ce dernier tenant un cœur enflammé dans les mains, s’aperçoivent au loin marchant le long des quais de l’Arno, et le poète épouvanté s’arrête et regarde l’Amour au moment où il a le pressentiment de la mort de Béatrice.

Comme il le fit pour un grand nombre de ses œuvres, lorsque le sujet le requérait d’une façon spéciale, Rossetti exécuta plusieurs répliques de la Beata Beatrix et, en 1870, il achevait le plus important de ses tableaux inspirés des œuvres du poète italien, Le Rêve du Dante, acheté quelque temps après par le Musée de Liverpool, et maintenant dans la collection Walker de la même ville. La même année parut son volume de poèmes qui excita, comme je l’ai dit plus haut, le plus grand enthousiasme, la première édition s’enlevant en quelques jours. Rossetti habitait alors la maison de Cheyne Walk, devant laquelle est maintenant placé ce monument surmonté de son buste, qui lui fut élevé par souscription publique après sa mort. Sa vie s’écoulait tranquille et calme, vouée tout entière à ses tableaux, à ses poèmes et aux entretiens avec les nombreux et dévoués amis que ses œuvres lui avaient valus, et dont le cercle formait ce que l’Angleterre comptait de plus élevé dans le domaine de la littérature et de l’art. En 1881, parut un nouveau recueil de vers, les Ballades et Sonnets, qui contenait la Maison de Vie, sa maîtresse œuvre poétique, et qui fut mieux accueillie encore que son premier volume, sa réputation s’étant encore augmentée tant comme poète que comme peintre. Mais c’était là la dernière joie qui lui était réservée ; il souffrait déjà depuis longtemps d’insomnies et de l’abus des narcotiques qu’il prenait comme remède. En 1882, il se rendit au bord de la mer à Birchington sans y pouvoir trouver un remède à ses maux, et il y mourut le 9 avril de la même année, les soins les plus dévoués lui étant prodigués par ses parents et ses amis, MM. Watts, Shield et Hall Caine, qui l’avaient accompagné dans cette retraite.

Voilà aussi brièvement racontée que possible la vie du fondateur de l’école préraphaélite. Admirable vie, tout entière passée au service de l’art et de la beauté, la plus belle qu’on puisse avoir dans les temps modernes, aussi noble et pure que celle d’un des parfaits chevaliers de la Table ronde qu’avaient chantés sir Thomas Malory et Tennyson, et que Rossetti lui aussi aimait à célébrer et à peindre. Nous avons dit qu’en retraçant cette courte biographie de Rossetti nous trouverions dans l’homme et dans l’œuvre des traits caractéristiques et des tendances qu’on retrouve dans toutes les œuvres de l’école préraphaélite. Voyons donc quelles sont les caractéristiques de son génie et de son œuvre.

En premier lieu, il est Anglais de naissance et Italien d’origine ; et voilà déjà une remarque qui peut s’appliquer aussi justement à toutes les œuvres de l’école préraphaélite qu’à Rossetti lui-même. L’établissement de cette école est le résultat d’une sorte de voyage que la pensée anglaise a fait en Italie. Voyez plutôt : la pensée anglaise avant l’établissement de cette école par qui a-t-elle été représentée ? — j’entends dans son développement artistique — sinon par des hommes comme Byron, Shelley, Keats, et plus récemment encore par Browning : n’ont-ils pas tous quatre fait un séjour prolongé en Italie ; n’ont-ils pas profité, bénéficié de l’influence italienne ; leurs œuvres écrites parfois en Italie n’ont-elles pas subi cette influence ? La question se résout d’elle-même naturellement ; maintenant, où ces œuvres sont-elles allées, sur quels esprits ont-elles principalement agi ? La réponse est tout aussi simple : évidemment surtout sur des esprits anglais. Cette influence italienne existait donc déjà dans la poésie anglaise ; elle existait pour mieux dire dans la pensée anglaise et si elle ne s’était pas manifestée en art, c’était faute d’un homme de génie qui pût lui donner une forme — une forme nouvelle nécessairement, influencée par l’art italien mais restant cependant anglaise : quel homme mieux que Dante-Gabriel Rossetti était destiné à faire cela ? Ce type de beauté féminine, — de la Beata Beatrix, de la Coupe d’amour, de la Demoiselle bénie, de tous les tableaux de Rossetti, — ce type de femme grande, au visage brûlant et rayonnant d’une passion intense et profonde, aux grands yeux pénétrants pleins de rêve, de souffrance et d’amour, à la bouche rouge, aux lèvres voluptueusement et artistement contournées, à la mâchoire accentuée donnant de l’énergie au visage pâle auréolé d’une somptueuse chevelure rousse emprisonnée dans un réseau, ou tombant en flots caressants le long des épaules, c’est Rossetti qui l’a inventé, c’est lui qui l’a créé, et ce type a été après lui reproduit par toute son école.

En second lieu il a été nourri de la lecture du Dante et des poètes italiens, et de plus il est poète lui-même, l’un des meilleurs poètes contemporains de l’Angleterre. La lecture de ces poètes est une nouvelle cause d’influence italienne, et cette influence des parfaits poètes du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle se traduit chez Rossetti par l’amour, le soin, la perfection de la forme, tandis que son tempérament de poète anglais en harmonie avec le génie d’autres poètes bien anglais comme lui, Keats et Tennyson par exemple, lui fait rechercher toujours ce type de beauté idéale féminine qu’on retrouve à tous les âges de la poésie anglaise, qui est l’Ophélie de Shakespeare, l’Isabella, la Madeline de la Sainte Agnès de Keats, la Dame de Shalott, l’Énide, l’Élaine de Tennyson, la Demoiselle bénie ou encore l’héroïne des sonnets de la Maison de Vie de Rossetti.

Ce souci de la forme, ce choix des sujets poétiques, cette recherche d’idéal se retrouvent non seulement dans tous les tableaux de Rossetti, mais dans ceux de tous les peintres préraphaélites aussi longtemps qu’ils restèrent sous son influence. Voyez comme exemples : le Paolo et Francesca de Watts, le Roméo et Juliette de Ford-Madox Brown, l’Ophélie et l’Isabella de Millais, le Claudio et Isabella de Hunt, la Béatrice de Burne-Jones ; les titres seuls des tableaux sont assez suggestifs par eux-mêmes pour justifier de cette influence poétique.

Indépendamment de cette source d’inspiration poétique, il en est deux autres auxquelles puisent Rossetti et les peintres préraphaélites : la mythologie et les légendes, spécialement le cycle des légendes de la Table ronde qui a, je crois, fourni des sujets à tous les peintres de l’école. En prenant le mot dans son sens le plus large, on pourrait même dire que l’inspiration n’est que mythologique, en ce sens que sous une forme plastique elle cherche à rendre des pensées et des sentiments et non simplement des formes ou des impressions de nature, comme l’ont fait d’autres écoles.

En même temps qu’ils lui donnaient le souci de la forme, la lecture des classiques et l’amour de la renaissance italienne avaient inspiré à Rossetti le désir de l’ordre, de la clarté, le soin de l’ordonnance générale du tableau, et en un mot le goût du côté décoratif de l’œuvre. Ce goût existait chez tous les membres de l’école préraphaélite ; il était parculièrement marqué chez Rossetti ; il a été développé et perfectionné autant qu’il pouvait l’être, comme nous le verrons tantôt, par trois artistes de la même école, MM. Edward Burne-Jones, William Morris et Walter Crane.

En résumant maintenant les quelques remarques que nous venons de faire, nous trouvons la définition de l’école préraphaélite que nous cherchions en commençant et qui pourrait, me semble-t-il, se formuler ainsi : une école de peinture née de l’influence de la renaissance italienne sur la poésie anglaise contemporaine, s’inspirant de cette poésie et de l’amour de la nature, ayant avec cette poésie un idéal commun, soucieuse de la perfection de sa forme et du côté décoratif de l’œuvre, cherchant, par le choix des sujets, à rendre des pensées généralement nobles et élevées plutôt que de simples impressions de nature.

Mentionnant tantôt les tableaux et les noms des peintres de l’école, j’ai cité les noms de Madox Brown, de Watts et d’Edward Burne-Jones. Les deux premiers sont à la vérité venus assez bien avant la constitution de la Confrérie préraphaélite et le dernier bien après, mais s’ils ne signèrent point leurs toiles des trois lettres caractéristiques, leurs œuvres font du moins partie de la même école préraphaélite, et c’est ce que l’on verra je crois à toute évidence, en même temps que l’on verra aussi quelle glorieuse école ce groupe d’artistes constitua quand des spécimens bien choisis de leurs œuvres décoreront des salles nouvelles de la National Gallery et formeront dans le musée même un musée particulier, — le musée préraphaélite.

Dante-Gabriel Rossetti

  1. Cette ballade et les deux poèmes précédents sont parmi ceux que j’ai traduits. (V. p. 33 et suiv.)
  2. Morte d’Arthur, par Malory. Un recueil des légendes de la Table ronde qui a fourni des sujets de tableaux à presque tous les peintres préraphaélites.
  3. Un dessin de Rossetti, représentant Arthur assis à la Table ronde avec ses chevaliers, fut sculpté en pierre et colorié par M. Munro et se voit maintenant au tympan du portail.
  4. Le tableau de Rossetti fut donné à la National Gallery par Lady Mount Temple en mémoire de son mari. Cette façon d’honorer et de rappeler une mémoire chère me semble particulièrement belle et serait, me semble-t-il, un exemple à suivre chez nous. À Londres le cas n’est pas isolé ; au même musée de la National Gallery se trouve un merveilleux chef-d’œuvre de Pisanello, Saint Antoine et saint Georges, présenté par Lady Eastlake en souvenir de son mari.