Les Présences invisibles/01

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Librairie académique Perrin (p. 5-10).

I

LA GRANDE QUESTION

Quelque décisifs que soient les arguments de la raison naturelle en faveur de la survivance de l’âme, il est utile pour la plupart des hommes, qu’ils soient éclairés par une autre lumière. On dirait que par eux-mêmes, quelques âmes exceptionnellement lucides ou particulièrement aveuglées mises à part, ils se sentent incapables soit d’affirmer, soit de nier la vie éternelle. Ceux qui, par instinct, ou par tradition, y croient, se conduisent souvent comme si, au delà de la mort, rien ne leur restait à attendre ni à espérer. Ceux qui, le plus impétueusement, le plus opiniâtrement, affirment l’impossibilité d’une autre existence, en gardent la terreur secrète ou la mystérieuse hantise. Ils redoutent, comme Hamlet, les songes qui peut-être troublent le dernier, le profond sommeil. Ils craignent une obscure survie et, en face de cette nature matérielle où tout se transforme sans se perdre ni s’anéantir, ils se demandent malgré eux pourquoi ce qui en eux pense, veut, désire, ce qui constitue leur personnalité, se dissiperait sans laisser de traces, comme la forme insaisissable d’un nuage…

« Mais alors, quelle est donc cette flamme immortelle

Qui, partant d’un grand cœur, dépasse son destin ?…
Et dont la force vive et si brûlante est telle

Qu’elle brille le soir plus haut que le matin[1] ? »

Nous aimons certains êtres autant et mieux que nous-mêmes ; il faut les voir disparaître, assister à la métamorphose de cette physionomie rayonnante d’intelligence et de tendresse, de ce cœur ardent et généreux en une froide, une insensible effigie qui deviendra bientôt un méconnaissable objet d’horreur. Quelle révolte alors, quel sursaut indigné de l’âme, de ce dieu intérieur qui s’insurge violemment, obstinément, contre l’atroce apparence, qui regarde autre part, qui crie au disparu : Tu n’es plus là ! Tu es ailleurs !… et qui ajoute quelquefois, poussé par une mystérieuse, une ineffable intuition ; tu n’es pas loin !

Si le fond obscur, l’inconscient de nous-même, n’admet pas la notion du néant, si notre pensée se refuse à la concevoir, si notre amour la repousse avec angoisse, notre sentiment inné de la justice s’y oppose tout autant :

« Car nous sommes d’un monde où les plus belles choses
Ont le pire destin. »

Et l’on ne saurait nier que les martyrs, les sacrifiés, forment l’élite de l’humanité, ce qu’il y a en elle de plus touchant, de plus lamentable et de plus sublime. Certes l’immolation héroïque d’un moment peut être une joie magnifique, une délivrance glorieuse… Mais les lentes tortures, les ignominieux et obscurs supplices, les infamies subies, les angoisses éprouvées par d’innocentes victimes sans aucune défense, par d’indomptables témoins, par des cœurs patients et dévoués, comment seront-ils vengés et récompensés ? Qui oserait proclamer l’existence d’un Dieu juste et nier la vie éternelle ?

Aussi l’affirmation de cette vie éternelle se trouve-t-elle à la base du christianisme dont on a pu dire qu’il repose sur le tombeau vide de Jésus ressuscité.

La personne humaine du Rédempteur galiléen appartient au domaine de l’histoire et la plupart de ceux mêmes qui ne saluent pas en lui leur Sauveur et leur Dieu, le considèrent avec respect. Nul n’exerça sur l’humanité une telle influence. De son vivant, ses ennemis le persécutèrent et le crucifièrent ; après sa mort, ils continuèrent à le haïr et à le combattre, affirmant ainsi sans le vouloir ni le savoir, une survie miraculeuse qu’ils rejettent ou raillent.

Pour nous qui croyons en Lui, je voudrais essayer de montrer quelle consolation, quel réconfort nous pouvons puiser et nous puisons dans cette foi. Car enfin, lorsqu’on possède un trésor, c’est une triste folie de ne pas en jouir et une coupable avarice, un égoïsme cruel de ne rien en distribuer aux autres.



LES LARMES SILENCIEUSES

Ô larmes dans la nuit qui nous brûlent les yeux
Quand les heures s’en vont si lentes et si lourdes,
Et qu’on n’aperçoit plus les cieux,
Cachés par les ténèbres sourdes !

Sanglots désespérés qu’on étouffe de peur
D’entendre à travers l’ombre un appel sans réponse,
Accablante et morne stupeur
Où, las à mourir, on enfonce.

Souffrir et pleurer seul ces larmes dans la nuit,
Sang d’un cœur éperdu que la détresse broie,
Qu’un destin sinistre poursuit,
Et qui connut jadis la joie.

Le front penché, les mains jointes, je pense à vous
Qui sans cesse pleurez, ô foules innombrables !
Dieu puissant, qu’il me serait doux
De consoler ces misérables !


Mais de ces pleurs que seul tu comptes et tu vois,
Tu peux faire, Seigneur, une fraîche rosée
Qui calme l’angoisse sans voix
Et la douleur inapaisée.

De ces regrets poignants, ces peines et ces vœux,
De ces sanglots, âcres fruits noirs et grappes sures,
Tu peux faire, si tu le veux,
L’huile et le vin doux aux blessures.

Tu les accueilles, je le sais. Cela suffit.
Plus grande est la misère et plus ta grâce abonde ;
Je crois en ton amour qui fit
Dun gibet le salut du monde.



  1. Gérard d’Houville.