Les Présences invisibles/15

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Librairie académique Perrin (p. 101-108).

XV

DU MONDE VISIBLE
AU MONDE INVISIBLE

Saint Paul parle avec une paisible assurance de « notre cité à nous qui est dans les cieux » (Phil., iii, 20), car, ainsi que saint Étienne mourant, que les trois apôtres sur le Thabor, il a déjà vu le ciel ouvert et ce que saint Pierre appelle : « la gloire magnifique ». (II, Pierre, i, 17) Je connais un homme en Christ qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait. Et je sais que cet homme, si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, fut enlevé dans le paradis et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer. » (II, Cor., xii, 24.)

Ce bref récit ; si riche de sens, si lourd de mystère, marque la frontière entre notre univers et le monde invisible ou spirituel. Le vocabulaire humain n’a pas de mots capables de rendre intelligible ou sensible tout le bonheur céleste ; les liens étroits qui unissent l’âme à la chair, mettent, tant qu’ils subsistent, un voile entre le Ciel et nous, entre Dieu et notre esprit. Que reparaîtra-t-il de ce corps dans l’enveloppe nouvelle dont nous serons revêtus ? De cette poussière et de cette pourriture, que ressuscitera-t-il ailleurs ? Y aura-t-il entre la vaine, fuyante et changeante apparence qui nous masque ici-bas et la forme glorieuse et pure que nous prendrons là-haut, incompréhensible hérédité ou simple ressemblance ? Il nous faut dire comme saint Paul : « Je ne sais. »

Tout en nous n’est pas immortel ; notre corps est considéré par l’apôtre comme une demeure passagère, une tente qui devra tomber et se dissoudre avant de renaître transfigurée, digne de l’esprit impérissable, de l’âme bienheureuse qui l’habitera pour l’éternité. Comment et quand ces choses se feront-elles ? Nous l’ignorons. Nous sommes sur la limite de deux mondes différents, celui des apparences trompeuses, de la transformation continue]le où tout change, combat, grandit et décline, s’accroît et diminue, où la mort règne encore et celui que nous pressentons, auquel nous croyons, mais que nous ne pouvons concevoir, monde de la justice et de l’amour, éternelle réalité.

Nous lui appartenons déjà par l’espoir et la foi ; nous n’en avons qu’une bien faible et pauvre idée, car aujourd’hui, nous voyons d’une manière obscure, confuse, comme au moyen d’un de ces miroirs métalliques employés dans l’antiquité, mais alors nous verrons face à face, (I, Cor., xiii, 12.) Et non seulement nous serons transportés dans le royaume de la vie éternelle, mais ce pauvre monde où nous souffrons ici-bas et qui souffre lui-même, sera délivré par une dernière transformation de l’esclavage du mal et soumis à l’autorité bienfaisante et vivifiante du Christ.

Nous qui déjà sommes sauvés par l’espérance (Rom., viii, 24), une espérance qui ne saurait être trompeuse, nous espérons aussi qu’alors toutes les injustices — apparentes parce qu’elles sont temporaires — seront réparées. Si, comme nous le croyons, Dieu est juste, parfaitement juste, dans « ces nouveaux cieux et cette nouvelle terre où la justice habitera et que nous attendons selon sa promesse » (II, Pierre, iii, 13), justice sera faite même à la plus humble et la plus misérable des créatures sensibles et souffrantes. Et qu’on ne dise pas que nous nous perdons ici dans des rêveries sentimentales ; nous pouvons nous appuyer sur l’autorité de saint Paul qui nous peint la création attendant avec un ardent désir la révélation suprême, la création enchaînée par le mal avec l’espoir d’être affranchie de la servitude de la corruption et de partager la liberté et la gloire des enfants de Dieu, la création tout entière soupirant et souffrant les douleurs de l’enfantement… « Ce n’est pas elle seulement, ajoute l’apôtre, mais nous aussi qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes en attendant adoption, la rédemption de notre corps. » (Romains, viii, 19-23.)

Suivant la doctrine de l’Écriture si divine et si humaine à la fois, si également éloignée d’un ascétisme outré et du matérialisme, il y a d’abord survivance de ce qui en nous est le plus haut, le plus noble, ce qui porte et reflète l’image de Dieu, ce qu’on appelle l’âme, l’esprit, et qui ne peut mourir, participant dès ici-bas à la vie éternelle. Mais notre corps même, si invraisemblable que cela nous paraisse, ne sera pas entièrement abandonné à la corruption ; il y aura transfiguration plutôt qu’anéantissement. Ici-bas déjà, nous restons parfois stupéfaits de l’empire que la partie supérieure de notre être prend à certains moments sur l’inférieure, qu’exercent la volonté, le cœur sur les muscles et la chair. Plus tard, nous assisterons au triomphe définitif de l’immortel sur le mortel, quand le feu de l’esprit, l’ardeur du pur amour consumeront toutes les choses corruptibles et passagères.

« Tous revivront en Christ, mais chacun en son rang, Christ comme prémices, puis ceux qui sont de Christ lors de son avènement. (I, Cor., xv, 20.) Le corps est semé corruptible ; il ressuscite incorruptible… il est semé corps animal, il ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel… Mais ce qui est spirituel n’est pas le premier, c’est ce qui est animal : ce qui est spirituel vient ensuite. Voici je vous dis un mystère ; nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, car il faut que ce corps corruptible… et mortel revête l’incorruptibilité et l’immortalité. » (I, Cor., xv, 42-44, 46, 51, 43.)

Cette transformation commence dès ici-bas : « Lors même que notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » (II, Cor., iv, 16.) Nous portons tous, en même temps que notre mort future, le germe de notre immortalité ; il se développe ou s’atrophie suivant que nous acceptons ou refusons le salut du Christ. Si nous répondons à l’appel divin, nos noms, d’après la belle image de l’Écriture, sont inscrits dans le livre de vie.

Nous échappons à la formidable, à l’écrasante puissance des ténèbres, car nous sommes dorénavant les sujets de Celui dont le règne est amour. Dieu lui-même nous promet l’héritage des saints dans la lumière et nous rend capables d’y participer, mais à quelles conditions ? « Si vous êtes ressuscités en Christ, cherchez les choses d’en haut… Affectionnez-vous aux choses d’en haut… Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec Christ en Dieu. » (Coloss., i, et iii, 1-4.)

Ces paroles ont un sens particulièrement émouvant pour ceux qui doivent survivre ici-bas à leurs bien-aimés, qui ont connu cette agonie pire que la mort après laquelle on ne peut plus vivre comme naguère… et qui cherchent, qui cherchent éperdûment ce que leurs yeux ne voient plus, leur chère vie d’autrefois cachée à leurs regards désolés.

Oui, mais cachée avec Christ en Dieu, et désormais, lorsque par la prière nous nous approchons de notre Sauveur, nous avons l’espoir et le sentiment de diminuer aussi la distance qui nous sépare de ceux qu’il a pris à lui, car : « toutes choses sont réunies en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre ». (Eph., i, 10.)

Nous vivons encore dans la chair, mais nous vivons dans la foi au Fils de Dieu qui nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous (Gal., iii, 20), s’identifiant ainsi avec nous, et cette confiance que l’apôtre a dans le Rédempteur est telle que déjà par elle, il possède ce qu’il espère et qu’il déclare à ses disciples d’Ephèse : « Christ nous a ressuscités ensemble et nous a fait asseoir ensemble dans les lieux célestes en Jésus-Christ » (Eph., ii, 16.)

SOUS LA CROIX

Puisqu’il me faut ployer sous la croix, je m’incline ;
Seigneur, si vous m’aimez, je vous aime et me tais.
Guidez mes pas tremblants jusque sur la colline ;
C’est vers vous qu’en la nuit lentement je montais.

Je comprends aujourd’hui, mon Père, que vous êtes
Au bout du long sentier qu’en pleurant je gravis ;
Vous me rendrez l’espoir perdu dans les tempêtes,
La paix et les trésors qui me furent ravis.

Là-haut, vous essuierez mes yeux troublés de larmes.
Vous calmerez mon cœur, vous laverez mon front ;
Blessures qu’on dérobe et secrètes alarmes
Sous votre main clémente, ô Jésus, guériront.

Et je verrai, je connaîtrai ce que j’ignore,
Mais je n’attendrai pas que vos secrets soient dits.
Dès maintenant, sans les savoir, je vous adore,
Amour qui transformez l’enfer en paradis.