Les Présences invisibles/30

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Librairie académique Perrin (p. 201-211).

XXX

LES CHOSES ÉTERNELLES

On ne saurait assez répéter que c’est en Dieu et auprès de Dieu qu’il faut avant tout chercher nos bien-aimés défunts. À eux surtout, nous devons dire comme Jonathan à David : « L’Éternel soit entre moi et toi ! » (1, Sam., xx, 12.)

Notre attachement aux choses d’ici-bas, même à celles qui leur furent chères, aux biens matériels et passagers, nous sépare des âmes délivrées, tandis que notre goût pour les trésors éternels nous rapproche d’elles, nous réunit à elles. Elles nous apprennent à considérer l’existence : « sub specie æternitatis », sous l’aspect de l’éternité, austère enseignement, mais dont les fruits sont la paix et la sénérité. Tout ce qui se passe est si court et a valeur des objets précieux si conventionnelle !

Sainte Thérèse raconte que pendant son séjour chez doua Luisa de la Cerda où ses supérieurs l’avaient envoyée pour consoler de son veuvage cette grande dame solitaire parmi un peuple de vassaux, elle se trouva fort souffrante d’une crise de cœur. Dona Luisa pleine de charité, dit gentiment la sainte, n’imagina rien de mieux pour distraire la malade que lui montrer ses joyaux illustres et somptueux. Sainte Thérèse fut amusée en effet, mais non comme le pensait sa noble hôtesse ; elle eut envie de rire et en même temps de s’apitoyer devant l’importance que les hommes aveugles attachent à de telles pauvretés.

La scène ne manque pas de saveur ; elle se passait à Tolède, dans le splendide palais des ducs de Medinaceli à la famille desquels appartenait Dona Luisa, veuve du plus riche seigneur de toute la Castille. La salle, de proportions grandioses, est d’architecture grecque et domine un vaste horizon ; sous les fenêtres, au pied de la ville élevée s’étendent les fauves plaines arrosées par le Tage. Le soleil, qui glisse entre les épais rideaux brodés d’or et d’argent, arrache des éclairs aux gemmes royales, escarboucles dignes des Mille et une nuits, émeraudes et saphirs plus richement colorés que les queues des paons errant dans les jardins, diamants pareils aux étoiles changeantes et limpides des beaux soirs d’été.

La veuve aux yeux sombres, creusés par les larmes, ouvre les cassettes d’argent et d’acier damasquiné, les écrins de cuir doré ; elle manie, en soupirant avec respect et regret, ces bijoux qui lui rappellent les magnificences et les plaisirs disparus : pesants colliers, diadèmes flamboyants, girandoles étincelantes. À côté d’elle, la religieuse en robe de bure, parée seulement de son crucifix et de la grâce délicate de son aimable et charmant visage, demeure silencieuse par humilité. Mais quelle lumière dans ses vives prunelles, quel sourire mystérieux et tendre sur ses lèvres ! Elle voit en esprit les merveilles des cieux où ses prières et ses extases la transportent déjà, cette clarté « auprès de laquelle les rayons du soleil, dit-elle, ne sont plus que laideur », cette beauté dont la contemplation l’inonde de délices inexprimables ; et de toute son âme comblée, elle plaint la pauvre âme désolée qui s’attache à des pierres comme à des choses de prix.

« J’ai appris, écrit-elle, à connaître notre vérîtable patrie et mieux compris que nous sommes des pèlerins ici-bas. C’est un avantage immense d’avoir une idée des biens d’en haut et du séjour qui nous est réservé… Parfois, ceux qui me tiennent compagnie et avec lesquels je me console sont ceux que je sais habiter déjà ce séjour. Je les regarde comme les vrais vivants[1]. »

Demeurer de cœur et de pensée auprès de nos bien-aimés invisibles nous instruit sur la valeur réelle des trésors passagers ; nos morts nous enseignent le secret de la vie.

On lit dans le cloître de Cimiez cette dure parole : « Mourir sans peine vaut bien de vivre sans plaisir », sagesse aussi amère que désenchantée, exhortation à mourir d’avance et de bon gré pour mourir plus aisément, car, dit sainte Thérèse : « Nul ne meurt bien s’il n’est déjà mort. » Cependant Dieu ne nous appelle pas à vivre sans bonheur, mais à échanger le plaisir incomplet et trouble d’un moment contre la joie parfaite.

Une grande épreuve nous arrache à notre sécurité, nous met en face du redoutable problème que nous nous efforçons d’éviter. Nous qui avons agonisé et connu l’amertume de la mort en assistant à l’agonie de nos plus aimés, nous faudra-t-il passer encore par le même chemin, chercherons-nous, après cette mort anticipée, à ressusciter en prenant goût comme autrefois aux satisfactions terrestres ? Nous serons bien obligés d’y participer jusqu’à un certain point tant que nous habiterons ce corps, mais comme des voyageurs dans un pays où il ne s’attarderont pas ; c’est ce qu’on appelle « user des choses de ce monde comme n’en usant pas », en y voyant avant tout des moyens de conquérir et conserver les seuls trésors véritables, ceux que nul larron ne dérobe, que nul fléau n’anéantit : « C’est en avant que nous attendent ceux qui nous ont précédés, écrivait une noble et fervente chrétienne[2] ; il faut marcher en avant pour les rejoindre. »

Il n’est pas donné à chacun, me répondra-t-on, de pressentir les joies du ciel, et bien des croyants sincères ne s’en font pas la plus petite idée. Mais, quand on est chrétien, n’ajoute-t-on pas foi aux promesses divines, ne cherche-t-on pas à les comprendre ? N’est-il pas délicieux de vivre avec intensité, de vivre sans craindre cette mort qu’un penseur nomme : « la plus amère de toutes nos afflictions », et notre Dieu est la vie. Quoi de plus désirable que la paix, et Jésus nous promet sa paix.

Nous souffrons d’être faibles, pauvres, isolés, et nous demandons aux richesses et aux honneurs l’illusion de la force et de la sécurité. L’Évangile nous annonce que nous aurons part à la gloire et à la puissance divines. Par-dessus tout, il nous révèle l’amour divin, apaisant ainsi la soif la plus intense de notre âme. La prière nous met en relation directe avec cette tendresse surnaturelle, infinie, bonheur céleste offert au plus misérable s’il lui reste assez d’humble confiance en Dieu pour s’écrier : « Seigneur, aie pitié de moi ! »

La réponse se fait parfois attendre ; elle arrive toujours ; la réalité de cette intervention ne se démontre que par l’expérience ; ce royaume de Dieu, auquel nous ne pouvons nous élever de nous-mêmes, malgré tous nos efforts, descend en nous. Le Père d’en haut, le Sauveur, nous sollicite sans nous contraindre ; par les épreuves, par les bénédictions, il nous répète sans cesse le même appel : « Mon fils, donne-moi ton cœur », et plus nous donnons de ce cœur, plus nous recevons. À la fragilité des affections terrestres, succède la forte sérénité de l’amour sans mesure ni fin. Peu à peu ou tout à coup, on s’accoutume à regarder le monde mystérieux que nous nommons le ciel, comme la véritable patrie, celle où le Père miséricordieux, l’invisible Ami dont les bras toujours ouverts sont notre refuge, réunira tous ses enfants. La pensée seule de cette réunion, ô tristes frères, ne remplit-elle pas vos yeux de douces larmes, ne vous met-elle pas au cœur le pressentiment de la béatitude parfaite ?

« Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, dit Jésus, et toutes ces choses (dont la recherche anxieuse empoisonne votre existence) vous seront données par-dessus. » (Matth., vi, 33.) Vous saurez où sont vos bien-aimés et vous en saurez le chemin. Leur âme et la vôtre ne seront plus séparées qu’en apparence. En vivant dans cette foi, vous pourrez supporter la vie, car vous vivrez dans la communion des saints.

Ton souvenir aimé brillera sur ma vie,
Comme un phare éclatant luit au loin sur les flots
Quand au milieu des nuits, sur la mer en furie,
Il annonce la terre aux tremblants matelots[3].

Vous serez comme le navigateur que beaucoup de vagues, d’écueils, de tempêtes peut-être, séparent encore du port souhaité, mais qui en aperçoit les lumières lointaines et qui en a le cœur illuminé. Déjà par moments il respire dans le vent le parfum de la rive, et il songe à ceux qui l’y attendent à l’abri des naufrages. Ceux-là ne sont-ils pas les vrais vivants ?

Tes yeux sont aveuglés par l’ombre d’ici-bas,
Tu n’es pas seul dans cet exil où tu combats :
Ne pleure pas sur ceux qui te restent fidèles.

Ainsi qu’ils ont vaincu, tu vaincras demain, mais
Ne dis pas qu’ils sont morts, qu’en vain tu les appelles :
C’est, toi qui meurs, c’est eux qui vivent à jamais.

Et pourquoi ne nous tiendraient-ils pas compagnie, et ne nous consolerions-nous pas avec eux comme sainte Thérèse, comme Pascal et tant d’autres chrétiens dont nous possédons les innombrables témoignages ?

Loin de nous l’interdire, l’Évangile nous invite à l’espérer, à le croire. Cette société de nos disparus, plus précieuse à nos cœurs que le pain à notre corps, ne fait-elle point partie des choses qui nous seront dispensées en plus quand nous aurons trouvé le royaume de Dieu, le royaume des âmes ? Leur Seigneur et le nôtre premier servi, nous pouvons rester ou nous remettre en communion avec eux, les associer à nos pensées, à nos actions, à nos prières. Rien ne nous empêche de leur parler, même sans paroles, car ne lisent-ils pas dans nos cœurs mieux que jadis ?

Nous ne tarderons pas à nous apercevoir que leur puissance s’exerce encore sur nous mystérieusement, mais sûrement, que le lien entre nous n’est pas aboli, qu’il y a communication entre eux et nous par ce que les mystiques appellent : « la fine pointe de l’âme ».


LE CIEL

Le ciel n’est pas si loin que le croit ta détresse
Quand tu trembles parmi les ombres que tu vois
S’amasser, lourd fardeau de brume qui l’oppresse.

Il nous entoure, il est dans nos âmes parfois
Où fugitif rayon de la gloire divine,
Resplendit un regard, retentit une voix.

Il est dans le salut de l’aube à la colline,
Dans l’ardente splendeur du couchant sur la mer,
Quand le rouge soleil vers l’Océan décline.

C’est le reflet de sa beauté qui te rend cher
L’univers passager dont la nuit l’emprisonne,
Le monde douloureux où ton sort est amer.

Mystérieusement le ciel nous environne
Et d’invisibles mains nous offrent le secours,
Un ineffable appel autour de nous résonne.

Si nous ne restions pas, nous, aveugles et sourds,
Si nos rires nos cris, nos sanglots faisaient trêve,
Nous entendrions mieux, nous verrions nos amours ;

Nous saurions, résignés à notre épreuve brève,
Que le rude chemin conduit à la maison,
Que l’orage nous jette à l’éternelle grève.

Ne cherche pas tes disparus sous le gazon,
Ne ferme pas ta porte aux célestes convives
Qui t’entraînent sans bruit vers un autre horizon ;

Ils veulent qu’auprès d’eux, avec eux tu revives…
Contemple dans ton cœur les visages aimés :
L’infini se reflète au sein des sources vives,

Le ciel est dans les yeux que nous avons fermés.



  1. Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, chap. xxxiv et xxxvIII, p. 35, 37, 104 et 105 du 11e volume des Œuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus, traduction nouvelle par les Carmélites du premier Monastère de Paris.
  2. Mme Lucie Félix-Faure Goyau.
  3. Louisa de Wegmann morte à seize ans en 1846.