Les Premières Armes du symbolisme/Les Poètes Décadents

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Léon Vanier, libraire-éditeur (Curiosités littéraires) (p. 13-24).


I

Les Poètes Décadents


Chronique de Paul Bourde
(Le Temps, 6 août 1885.) Extraits.


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Tandis que le Naturalisme essaye vainement de casser les ailes à la fantaisie et de mettre l’imagination sous clef, la fantaisie s’enfonce dans le pays des rêves d’un vol fou et l’imagination vagabonde dans les plus étranges sentiers. Jamais on n’aura mieux vu combien l’esprit humain est incompressible, et combien il est chimérique de prétendre l’enfermer dans les règles étroites d’un système qu’à notre époque, où à côté d’une brillante école de romanciers uniquement épris de réalités, s’est formée une école de poètes réfugiés, comme le savant de Hawthorne en sa serre, dans un monde absolument artificiel. Point d’antithèse plus tranchée.

Bien qu’ils n’aient, comme jadis les Parnassiens, ni éditeur commun[1], ni recueil à eux, où leur groupe apparaisse nettement délimité, ceux qui s’occupent de vers savent qui l’on désigne par ce nom ironique de décadents. Baudelaire est leur père direct, et toute l’école danse et voltige sur le rayon macabre qu’il a ajouté au ciel de l’art, suivant l’expression de Victor Hugo. M. Verlaine, qui a débuté dans le Parnasse sous l’influence de Leconte de Lisle, en est devenu l’une des deux colonnes avec ses derniers volumes : Sagesse, Romances sans paroles, Jadis et Naguère. L’autre est M. Stéphane Mallarmé qui, dès ses débuts, s’est révélé inintelligible et qui est toujours resté égal à lui-même. Quand les poètes, réunis dans l’entresol de Lemerre il y a quelque vingt ans, votaient l’admission de ses vers dans le recueil du Parnasse, qui leur eût dit qu’un jour viendrait où cet étrange rimeur, que l’on arborait comme un épouvantail, par pose, pour consterner le bourgeois, aurait un jour ses disciples qui trouveraient la plupart d’entre eux bourgeois eux-mêmes, vulgaires et tout à fait vieux jeu ? Non seulement M. Mallarmé a rencontré des lecteurs qui le comprennent, ce qui est déjà une preuve bien convaincante de l’infinie bonté de Dieu, mais il a trouvé des admirateurs d’autant plus fanatiques qu’ils sentent que l’objet de leur admiration est plus inaccessible. M. Jean Moréas, auteur des Syrtes[2], M. Laurent Tailhade, auteur du Jardin des rêves[3], M. Charles Vignier, M. Charles Morice, complètent la troupe. Nous pourrions citer quelques poètes encore en qui des traces décadentes sont visibles, mais ils s’en défendent et nous ne voulons point les affliger.

D’après les œuvres de l’école, et Floupette nous venant en aide, voici comment nous nous représentons le parfait décadent. Le trait caractéristique de sa physionomie morale est une aversion déclarée pour la foule, considérée comme souverainement stupide et plate. Le poète s’isole pour chercher le précieux, le rare, l’exquis. Sitôt qu’un sentiment est à la veille d’être partagé par un certain nombre de ses semblables, il s’empresse de s’en défaire, à la façon des jolies femmes qui abandonnent une toilette dès qu’on la copie. La santé étant essentiellement vulgaire et bonne pour les rustres, il doit être au moins névropathe. Un habitué du café de Floupette se glorifie d’être hystérique. Si la nature aveugle s’obstine à faire circuler dans ses veines un sang banalement vigoureux, il a recours à la seringue de Pravaz pour obtenir l’état morbide qui lui convient. Alors « les splendeurs des songes transcendants » s’ouvrant devant lui, il s’arrange extatiquement une existence factice à son gré. Tantôt, comme M. Moréas, il se croira prince en Tartarie :


Que l’on m’emporte dans la ville
 Où je serai le kahn
Infaillible comme un prophète
Et dont la justice parfaite
 Prodigue le carcan.


Tantôt, comme M. Verlaine, dans un sonnet très admiré, il s’imaginera qu’il est à lui seul l’empire romain tout entier :

Je suis l’empire à la fin de la décadence
Qui regarde passer les grands barbares blancs,
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse.

La nature, l’oiseau, la femme étant les lieux communs inévitables de toute poésie, il aura soin de les rendre méconnaissables à l’odieuse foule. Si une forêt entre dans ses vers, qu’elle ne soit pas verte : bleue, voilà une couleur décadente pour une forêt. Une fleur n’y saurait figurer qu’à la condition d’avoir un nom neuf, singulier et sonore, le cyclamen, le corylopsis. Les lotus lui sont cependant encore permis parce qu’il faut faire le voyage des Indes pour en voir. Il va de soi que, si une fleur suinte les poisons, elle a droit à une place de faveur. Les oiseaux aussi doivent être exotiques ; une exception est faite pour le corbeau en raison de son plumage lugubre ; il fournit de gracieuses comparaisons :

Mon âme est un manoir hanté par les corbeaux.

Quant aux femmes, seul un philistin peut trouver quelques charmes à des joues fraîches, à une saine carnation. Il ne s’agit pas de s’amuser en ce monde ; la joie et le rire sont, comme la santé, méprisés du décadent. Écoutez plutôt ce que veut M. Moréas :

Je veux un amour plein de sanglots et de pleurs.
Je veux un amour triste ainsi qu’un ciel d’automne,
Un amour qui serait comme un bois planté d’ifs
Où dans la nuit le cor mélancolique sonne ;
Je veux un amour triste ainsi qu’un ciel d’automne
Fait de remords très lents et de baisers furtifs.

Les peaux décolorées par les fards, les yeux cerclés de vert ou de bleu, les sangs pauvres et les nerfs détraqués des races vieillies, les humeurs fantasques précédant les maladies mentales, les vierges d’une perversité précoce, les vices qui s’épanouissent comme des moisissures sur le fumier des sociétés en décomposition, toutes les dépravations savantes des civilisations faisandées, ont naturellement la séduction des choses rares pour le décadent qu’horrifient les simples amours comprises de tout le monde. Il les assaisonne de religion, car il est catholique. D’abord, si l’on n’avait pas de Dieu il serait impossible de le blasphémer et de pimenter ses plaisirs par l’idée du péché. Ensuite, sans Dieu, on ne saurait avoir Satan ; et, sans Satan, il impossible d’être satanique, ce qui est essentiellement la manière d’être du décadent.

— On connaît trop ses manières charmantes, dit un habitué du café de Floupette en parlant du diable. C’est un vrai gentleman, et puis il est damné de toute éternité, ce qui le rend intéressant.

Un autre habitué fait remarquer quelles complications invraisemblables on obtient avec la religion. En aimant, on peut se croire irrémissiblement damné et c’est alors une sensation exquise. On est donc religieux ; n’est-il pas d’une délicieuse élégance de raconter une scélératesse bien noire avec des mots sacrés ? Les œuvres de l’école font briller plus d’ostensoirs et resplendir plus d’or sur les chapes, allument plus de cierges, ouvrent plus de missels et fourbissent plus de décors de basilique que la rue Saint-Sulpice tout entière n’en pourrait fournir. Lisez la pièce de Floupette intitulée Remords ; elle est caractéristique. Les cimetières, les cercueils, les tombes, bien que depuis le Moine de Lewis et le romantisme on en ait fort abusé, sont d’un ragoût trop piquant pour que le décadent y renonce tout à fait. Un peu de lune bleuissante par-dessus est également toujours goûté :

Mon cœur est un cercueil vide dans une tombe.

Comment remplacerait-on une image aussi expressive ?

Cette maladive manie de se séparer du reste des hommes n’empêche pas le décadent d’aimer le bifteck saignant, de recourir, quand il a besoin de protection, aux agents de cette société qu’il dédaigne, d’avoir un tailleur qui l’habille à la dernière mode et de pratiquer sans effort les règles de la civilité puérile et honnête dans ses rapports avec ses contemporains. Aussi ne prenons-nous pas, pour notre part, autrement au sérieux ce mélange de mysticisme désespéré et de perversité satanique, trop voulu pour ne pas fleurer un peu la fumisterie. Nous aurions donc laissé trop probablement les décadents tranquilles dans leur petite église transformée en mauvais lieu si nous n’avions eu à considérer que leurs opinions. Mais, autant ils mettent de vanité à rechercher des sensations inédites, autant ils apportent de soins à les exprimer dans des rythmes rares et dans une langue renouvelée. Et ils ont fait de ce côté des essais qui ne nous semblent pas indignes de l’attention de ceux qui aiment les vers.

Dans son Petit Traité de la Poésie française, qui est comme le code des conquêtes romantiques, M. Théodore de Banville exprimait, il y a quelques années, le regret que Victor Hugo n’ait pas eu le courage de rendre purement et simplement à la poésie la liberté dont elle jouissait à l’âge d’or du seizième siècle. Pourquoi défendre l’hiatus ? Pourquoi défendre la diphtongue faisant syllabe dans les vers ? Pourquoi exiger l’emploi alternatif des rimes féminines et masculines ? Pourquoi exiger même la césure à la fin de l’hémistiche ? Toutes ces règles, inutiles et nuisibles, puisqu’elles n’ajoutent rien à la beauté du vers, ont été inventées et imposées par Malherbe et par Boileau, versificateurs qui tuèrent la poésie pour deux siècles. « Victor Hugo pouvait, lui, de sa puissante main, briser tous les liens dans lesquels le vers est enfermé et nous le rendre absolument libre, mâchant seulement dans sa bouche écumante le frein d’or de la rime ! Ce que n’a pas fait le géant, nul ne le fera, et nous n’aurons eu qu’une révolution incomplète. »

Eh bien ! cette révolution, les décadents la continuent après le géant mort. Leur curiosité les a conduits à reprendre ces libertés condamnées. Il y a là encore comme un plaisir de péché, en même temps qu’un moyen d’effets nouveaux. Leurs infractions à l’hiatus restent rares, mais ils se sont décidément affranchis de la césure et de l’alternance des deux rimes. Ils obtiennent avec des rimes exclusivement féminines des pièces chuchotantes, aux nuances effacées, avec des rimes exclusivement masculines des sonorités redondantes, impossibles sous le joug des anciennes règles. M. Verlaine, en particulier, est un des plus habiles jongleurs qui aient jamais joué avec notre métrique. Le vers, entre ses doigts, est comme la cire du sculpteur capable de s’assouplir à toutes les formes. Il a inventé plusieurs rythmes très vivants sous son souffle, et il a introduit dans la poésie savante les vers sans rime correspondante de notre poésie populaire. Les strophes suivantes, que nous choisissons dans les Romances sans paroles, et dont le charme est appréciable même pour le lecteur non décadent, contiennent à la fois un exemple de ce vers privé de rime et un exemple de l’un des rythmes qui appartiennent à M. Verlaine.


Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie !

 
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.


Novateurs dans la métrique, les poètes décadents ne le sont pas moins dans la langue. Enragés de délices inconnues, ils essaient d’exprimer ce qui a semblé inexprimable jusqu’à présent. Ici nous pénétrons dans l’obscur et sybillin domaine où M. Stéphane Mallarmé est roi.


Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme des hautbois, verts comme des prairies,
Et d’autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Ainsi parlait Baudelaire dans un sonnet intitulé : Correspondances. Les décadents en ont tiré un système de notation à faire frémir dans leurs tombes les vieux grammairiens, gardiens têtus de la pureté de la langue. Outre les notions de qualité et de quantité que nos mots définissent avec précision, nous percevons encore dans les choses des affinités restées tout à fait indéterminées jusqu’à présent ; telle couleur évoque de vagues idées d’opulence, tel parfum transporte notre imagination en Orient, tel son nous met sous une impression triste. Nos abstracteurs de songes ont découvert qu’en s’appliquant à resuggérer ces sensations confuses, à reproduire artificiellement ces presque insaisissables excitations à la rêverie, ils obtiendraient un art étrangement subtil et raffiné auprès de celui que les poètes français ont pratiqué jusqu’à présent. Ils ne décrivent plus, ils ne peignent plus, ils suggèrent donc. La suggestion, c’est pour eux la poésie même :

Et tout le reste est littérature.


a déclaré Verlaine. Mais puisque, suivant Baudelaire, les parfums, les couleurs et les sons se répondent, c’est-à-dire puisqu’un parfum peut donner les mêmes rêves qu’un son et un son les mêmes rêves qu’une couleur, si une couleur est insuffisante pour suggérer une sensation, on use du parfum correspondant, et, si le parfum ne suffit pas non plus, on peut recourir au son. On procède par analogie en choisissant dans trois vocabulaires au lieu d’un ; c’est ce que les décadents appellent transposer. Ainsi quand Floupette s’écrie :

Ah ! verte, verte, combien verte,
Était mon âme, ce jour-là !


vous, non initié aux mystères de l’analogie, vous ne soupçonnez pas ce que peut être une âme verte. Mais Floupette est sûr de faire éprouver à tous les décadents les affreuses sensations que cet adjectif herbageux suggère. C’est une transposition.

Arrivés là, quelques lecteurs inquiets s’arrêteront pour se demander si nous ne sommes pas en train de les mystifier. Qu’ils se rassurent, nous leur racontons aussi clairement qu’il nous est possible le plus étrange assaut qui ait jamais été donné à la langue française, cette belle langue raisonnable et sceptique, amoureuse de netteté et de clarté, qui a une horreur spéciale pour l’inachevé dans l’expression et n’est pas plus faite que le grand jour pour l’indécision et le flottant des rêves. On peut penser tout ce qu’on voudra de cette violence, en rire ou s’en alarmer, mais il nous semble qu’il ne s’en est point vu d’aussi curieuse depuis que Ronsard essaya de parler grec et latin en français, et qu’elle vaut la peine qu’on s’y arrête une fois.

En appliquant aux mots le principe de l’analogie, on trouverait que les sons qui les composent correspondent à des couleurs et à des parfums. C’est ce que les décadents n’ont pas manqué de faire. Ils ont largement commenté le vers de Victor Hugo :

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.


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Des observateurs timorés de notre temps ont la bonhomie de s’inquiéter de l’existence des poètes décadents. Serions-nous vraiment en décadence ? Ma foi, on le saura dans cinquante ans. Pour le moment, il est permis de constater qu’il n’y a rien en eux de bien spécial à notre génération : ce dédain des sentiments qui constituent le fond de la vie morale, ce névrosiaque besoin de s’isoler du reste des hommes, cette façon d’entendre l’art comme un dilettantisme à la portée exclusive de quelques raffinés, ces affectations de corruption et d’horreur, tout cela est en germe dans les Jeune-France de 1835. De Gautier à Baudelaire, de Baudelaire au Parnasse, du Parnasse au décadent, on voit grandir et se préciser cette infatuation de l’artiste qui le détourne de la source des grandes inspirations et le rabaisse au rang d’un simple virtuose. Le romantisme épuisé a donné cette dernière petite fleur, une fleur de fin de saison, maladive et bizarre. C’est sûrement une décadence, mais seulement celle d’une école qui se meurt. Les essais que font ces poètes sur la langue sont plus nouveaux en notre pays que leurs sentiments et leurs opinions. Cependant voilà longtemps déjà qu’en Angleterre une école célèbre cherche dans les mots une musique, des couleurs et des parfums, et je ne vois pas qu’on parle de décadence anglaise. Si un grand homme survenait, peut-être le procédé de l’analogie lui inspirerait-il des chefs-d’œuvre ; auquel cas nous n’aurions qu’à bénir l’analogie. Avec les grands hommes, il faut s’attendre à tout. Mais, tant que M. Stéphane Mallarmé restera le plus haut représentant de la poésie nouvelle, vous pouvez dormir tranquille sur votre Littré, elle ne sera jamais contagieuse.

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paul bourde.



  1. Le libraire Léon Vanier, qui semble ambitionner de devenir le Lemerre de cette poésie nouvelle, a publié quelques-uns des volumes de M. Verlaine et tient un assortiment de Décadents.
  2. Chez Léon Vanier.
  3. Chez Lemerre.