Les Premiers Poètes du vers libre/03

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 23-27).

l’invention


C’est une question qui agite les milieux littéraires… Qui a inventé le vers libre ?… On raconte là-dessus bien des histoires, et beaucoup de noms ont été mis en avant. Nous disions plus haut que l’invention avait été revendiquée par Marie Krysinska. On connaît la lapidaire formule de Marinetti : « Verso libro creato in Francia da Gustavo Kahn. » D’autres ont nommé Laforgue, qui l’aurait enseigné à Gustave Kahn. D’autres ont parlé de Moréas, et c’est à son sujet que les anecdotes vont bon train. J’en citerai trois, qui seront, si l’on veut, notre récréation d’un moment.

Voici ce que m’écrivait, le 4 octobre 1920, un des poètes à qui j’avais demandé des renseignements :

Quant à la priorité du vers libre, je me rappelle que Moréas me raconta ceci : il avait remis à Kahn pour la Vogue un poème en vers libres. Je crois que c’était le Chevalier aux blanches armes. Kahn aurait ajourné le poème de Moréas et se serait empressé d’en fabriquer un lui-même et de le publier, afin de s’assurer la priorité. C’est ce que racontait Moréas ; bien entendu, je ne garantis rien.

Tout invraisemblable qu’elle soit, l’allégation de Moréas indique un état d’esprit que confirme le passage suivant d’une lettre d’un autre de nos amis, 20 août 1920 :

Moréas et Kahn s’observaient et chacun des deux, au café, avait son poème en vers libres dans sa poche, prêt à le sortir comme une arme pour le mettre sous le nez de l’autre ! Du reste Moréas revendiquait l’invention du vers libre par le talent !

Témoignage d’un troisième de nos amis, lettre du 2 septembre 1920 :

J’entendis narrer, à la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, le lendemain même de l’incident, que Moréas, tant décidée donner à Léo d’Orfer des strophes d’une prosodie alors insolite, Gustave Kahn courut à l’imprimerie et leur substitua des vers libres de sa façon, pour prendre date.

Anecdote difficilement admissible, Léo d’Orfer ayant quitté la Vogue depuis longtemps, quand Gustave Kahn y publia ses premiers vers libres.

Nous ne nous arrêterons pas à ces historiettes, Aussi bien, la question de l’invention est-elle de celles sur lesquelles il faille se débarrasser de quelques préjugés.

Peut-être est-il des « inventeurs » en matière de technique industrielle ; le préjugé populaire là-dessus est tenace ; Denis Papin a inventé la vapeur ; Gutenberg a inventé l’imprimerie… Encore est-il reconnu aujourd’hui que les inventions industrielles ne s’opèrent pas par l’effet d’un coup de la Grâce ou en écoutant chanter le rossignol. Une invention, en général, est le résultat de méditations et recherches scientifiquement conduites autour d’un problème posé préalablement ; autrement dit, un problème s’est posé peu à peu, dont quelques hommes prennent conscience, auquel ils s’attachent, et celui qui trouve la solution la trouve le plus souvent en même temps qu’un autre, que plusieurs autres… J’ai ouï dire que le nom d’Edison représentait un groupe bien plutôt qu’un individu. Nous sommes loin de la marmite de Denis Papin.

Ce qui est sans doute vrai en matière industrielle (je manque de compétence pour en raisonner) et l’est sans doute aussi en matière scientifique (je ne manque pas moins de compétence), l’est sûrement dans l’ordre spirituel, et la sociologie n’a pas établi de loi mieux assurée. Pas plus que les mouvements sociaux, pas plus que les mouvements religieux, les mouvements artistiques et littéraires ne sont l’œuvre personnelle exclusive de l’individu qui le plus souvent leur donne son nom ; en religion, en politique, en art, les grands individus ont pris conscience les premiers de la nécessité révolutionnaire qui arrive à son aboutissement ; il advient même qu’ils l’expriment ou la réalisent sans en avoir pris nettement conscience ; jamais ils ne la créent. Je ne crois pas plus à un créateur du symbolisme qu’à un promoteur de la Révolution française, qu’à un fondateur du christianisme… Et je ne crois pas davantage à un inventeur du vers libre.

Je demande pardon de comparer l’instauration du vers libre à la fondation du christianisme. L’explication mythologique (par là nous entendons le fait de projeter sur le nom d’un individu les grands et les petits mouvements sociaux) est un besoin fondamental de l’humanité ; loin de moi la pensée d’affirmer que Jésus soit un mythe, que Christophe Colomb n’ait pas découvert l’Amérique, que Denis Papin n’ait pas vu se soulever le couvercle de sa marmite ; mais il semble évident que, sous le nom Jésus et sous celui de Christophe Colomb et sous celui de Denis Papin, les hommes ont réalisé les efforts, les tentatives, les réussites d’évolutions socialement nécessaires.

Aux personnes qui croient aux inventeurs nous laisserons donc l’émouvant plaisir de discuter les titres de Marie Krysinska, de Gustave Kahn, de Laforgue et de Moréas, sans oublier ceux de Rimbaud et de tel outsider qu’il sera toujours facile de leur adjoindre, et nous rechercherons simplement comment et par qui (par qui au pluriel) le vers libre a été instauré dans la poésie française.