Les Princesses d’Amour/III

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 29-48).

III

LA CITÉ D’AMOUR


Étrange palais, en effet !

Après la porte franchie, au lieu de l’avenue ombreuse et paisible, gardée par quelques vieux serviteurs, aux visages graves et respectueux, une large rue droite, pleine de foule et de bruit, bordée de maisons de thé, pavoisées et illuminées, avec, dans les plis des banderoles, le titre de l’établissement « À la Pluie de Printemps », « Au Bois de Cerisiers », « Au Saule Vert ».

— Il est certain que tu t’es trompé, dit le prince avec un commencement d’impatience ; trop de fous, vraiment, entourent ce sage, et je t’avertis que ce bruit et cette cohue me lassent.

— Vous oubliez que c’est aujourd’hui la fête des Poupées ! s’écria Yamato : sans doute, les filles d’honneur ont laissé entrer tout ce monde, à cette occasion ; mais venez par ici, cher seigneur, nous nous reposerons dans un lieu tranquille, tandis qu’on ira nous annoncer au daïmio, et lui demander audience.

Et, fendant la foule, il l’entraîna rapidement, pour l’empêcher de voir des brochures, contenant les portraits et les louanges des courtisanes, des danseuses et des bouffons du Yosi-Wara, que leur tendait un marchand ambulant.

Une femme élégante et qui avait dû être belle, les accueillit au seuil de la maison de thé. Yamato, qu’elle paraissait connaître, eût le temps de lui faire un signe, pour l’avertir d’être sur ses gardes, qu’il y avait un mystère, tandis que le prince, tout surpris, examinait, près de l’entrée, un autel, sur lequel étaient disposées des offrandes : du riz, des gâteaux, des fleurs, et dont les symboles, heureusement, étaient cachés par un voile en brocard d’or.

De gracieuses fillettes, vêtues de soies claires, s’empressèrent, leur ôtèrent leurs chaussures, et ils entrèrent, marchant sur de fines nattes blanches, dans une petite salle, où il n’y avait personne.

À terre, quelques beaux coussins brodés, une boîte à fumer en laque d’or et un plateau, chargé de tasses et de flacons ; sur les cloisons, de bois rare, des kakémonos, signés de noms connus et, sur des étagères, des albums et des livres.

Au grand effroi de Yamato, le prince alla droit à ces livres, avec l’avidité naïve de l’homme d’étude.

— Nous sommes perdus cette fois, murmura l’étudiant ; les sujets, peu respectables, de ces joyeux volumes, vont démasquer, trop tôt, notre supercherie.

Cependant, en apercevant le titre d’un album, qu’il poussa aussitôt dans les mains de San-Daï, avec une grimace malicieuse, il se dit en lui-même :

— Sauvés !

Il eut alors tout le temps de prendre à part la maîtresse de la maison, pour lui expliquer le complot, car le prince, s’installant auprès d’une lanterne voilée de soie blanche, d’un air très intéressé, regardait l’album et lisait les légendes.

Il voyait Sakia-Mouni, adolescent encore, quittant son château de Kavira-Vasta, pour aller à la recherche de la vraie doctrine morale et pour tâcher de découvrir le sens et le mystère de la vie humaine. Il arrivait dans une grande ville et s’informait d’un philosophe qu’il voulait interroger. De jeunes fous lui indiquaient un jardin, tout en fleur, dont les habitants pourraient le renseigner.

Là, il trouvait de délicieuses femmes, qui l’entouraient, le cajolaient, lui offraient des gâteaux et des fruits et, à toutes ses questions sur le philosophe, ne lui répondaient que par des caresses et des rires. Le livre donnait à entendre que le Bouddha ne se fâcha nullement et fut même très satisfait de sa méprise ; mais San-Daï ne croyait pas cela, hochant la tête, il se disait que la fin de l’histoire devait être faussée.

Yamato se rapprocha, s’assit auprès du prince, tandis que la femme élégante se prosternait.

— Cette aimable personne, dit-il, se nomme Mai-Dzourou, la Cigogne-Danseuse ; elle a été la nourrice de la princesse, fille bien-aimée du daïmio que vous voulez voir, et elle va nous donner, sur lui et sur son château, tous les renseignements possibles.

San-Daï inclina la tête ; la Cigogne-Danseuse se releva, s’assit en face de lui et lui offrit, tout allumée, une petite pipe d’or, qu’il accepta.

— Le prince notre maître, dit-elle, est un bien grand savant, toujours absorbé dans la lecture des livres et prenant à peine le temps de manger. Il ne s’occupe de rien, dans son domaine, et ses vassaux profitent de cela pour se divertir le jour et la nuit : — la vie est courte, il faut saisir le plaisir par la manche !

Le seigneur, tout au fond de son appartement, dans un pavillon situé au milieu de jardins déserts, n’entend rien et ne voit rien. Sauf quelques serviteurs privilégiés, nul ne peut l’approcher, si ce n’est sa fille la princesse Hana-Dori, si bien nommée « l’Oiseau-Fleur ».

— Ah ! parle-nous de la princesse Hana-Dori, s’écria Yamato.

— Celle-là, c’est la merveille du Japon, dit la Cigogne-Danseuse avec une mine extasiée. Ce n’est pas parce que je l’ai élevée et que je l’aime comme mon enfant, que je parle ainsi ; je suis connaisseuse en fait de beauté, et j’ai vu des princesses incomparables. Mais celle-ci, c’est une déesse, la perfection même, un miracle ! Sans parler de son chant, de sa danse, de son savoir accompli en tous les arts, qui la mettraient déjà au premier rang des femmes, même si elle était privée d’autres charmes, je vous décrirai seulement sa personne. L’ovale de son visage est pur et allongé, tout à fait semblable, pour la forme, à une moitié de pastèque ; ses cheveux, noirs comme la laque de Kioto, dessinent sur son front, en le cachant à demi, le sommet neigeux du Fousi-Yama ; mais la neige paraîtrait sale à côté de son teint ; ses yeux sont frais et brillants comme les Belles du Matin mouillées par la pluie ; son nez est droit et noble ; sa bouche, désireuse, rouge comme la fleur de Botan ; ses dents ressemblent à des perles de jade ; ses sourcils ont la forme du croissant nouveau ; elle a les reins souples comme du bois de saule ; les doigts fins comme les petits poissons nommés siraho : ses bras sont aussi blancs que la pulpe des navets. Enfin, toute sa personne fait honte à la lune ; debout, elle est comme le prunier kaïdo ; assise, comme une touffe de pivoines.

La Cigogne-Danseuse, un peu essoufflée, reprit haleine.

— Quelle belle description ! s’écria Yamato. Je donnerais un doigt de ma main gauche, pour voir l’original de ce magnifique portrait !

— La beauté de la princesse Hana-Dori, n’est pas ce qui doit nous intéresser ici, dit le prince, plus intéressé, cependant, qu’il ne voulait le laisser voir.

— Si je vous parle ainsi de l’Oiseau-Fleur, reprit la fausse nourrice, c’est qu’elle seule peut obtenir de son père ce que vous désirez. Elle est au courant de tous ses travaux, l’aide en ses recherches parfois, car elle est de première force en littérature, en poésie, en philosophie même, les prêtres, des grands temples de la capitale, viennent souvent s’entretenir avec elle et sont émerveillés de la gravité de son esprit. Il faut donc, d’abord, plaire à la princesse et obtenir sa confiance, si vous voulez que le précieux document, dont notre maître est possesseur, vous soit communiqué.

— Eh bien ! la soirée s’avance, hâtons-nous ; il sera trop tard, bientôt, pour être admis auprès de la princesse.

La Cigogne-Danseuse poussa du coude Yamato, pour lui faire remarquer cette belle impatience du prince.

— J’ai déjà envoyé des serviteurs vers Hana-Dori, dit-elle ; ils l’informeront qu’un jeune prince a fait le voyage de Kama-Koura à Tokio, tout exprès pour voir le savant daïmio, son père, que justement on ne voit jamais. Elle aura certainement pitié de vous et vous accordera audience, afin de pouvoir transmettre, au prince, votre requête.

— Nous sommes vraiment dans un costume bien négligé, dit San-Daï, en rajustant avec inquiétude les plis de sa robe en crêpe gris sombre.

— Ne vous inquiétez pas de cela. L’Oiseau-Fleur juge le cœur et l’esprit des hommes, et ne s’occupe pas de leur toilette.

Les jolies fillettes passèrent leurs têtes dans l’entrebâillement des cloisons ; elles agitaient, au bout de leurs doigts, les chaussures des jeunes gens, les invitant à venir les remettre ; les serviteurs étaient revenus, apportant la bonne nouvelle que la princesse Hana-Dori, consentait à recevoir le fils du daïmio de Kama-Koura, et l’attendait à l’instant même.

— En route, s’écria Yamato, soyons dignes de cette faveur en ne perdant pas une minute.

La Cigogne-Danseuse alluma une lanterne rousse, sur laquelle étaient peintes des armoiries.

— Je vous servirai de guide, dit-elle.

Elle fit signe à trois des fillettes de les suivre, passa devant, en portant la lanterne au bout d’une tige de bambou, et ils sortirent de la maison de thé.

Dehors, la foule avait un peu diminué. Ceux qui ne venaient là que pour passer un moment, en curieux, sans faire aucune dépense, s’étaient déjà retirés ; les autres organisaient des parties, engageaient des bouffons et des danseuses. Dans les maisons de thé, des bruits de musique et de chant se faisaient entendre, mêlés aux rires, aux chocs des flacons et même aux détonations des bouchons de champagne.

Des groupes, semblables à celui formé par le prince San-Daï et ses compagnons, précédés chacun par un porteur de lanterne, gagnaient ou quittaient les Maisons Vertes, habitées par les courtisanes de premier et de second rang.

La Cigogne-Danseuse, tourna bientôt dans l’avenue Kiomati, où beaucoup de monde encore se pressait, stationnait devant les façades grillées, derrière lesquelles, en toilettes superbes, sous la lumière des lanternes et du gaz, étaient exposées les courtisanes de second rang.

Pareilles à des idoles, ignorantes, en apparence, de tous ces regards, dardés sur elles, au milieu des fleurs et de l’or de leurs robes, disposées en plis gracieux, elles étaient assises sur des tapis, accoudées à des coussins brodés, occupées à lire, à fumer, à écrire, ou paraissant rêver. Parfois, un serviteur venait dire un mot, tout bas, à l’une d’elles, qui se levait alors, et, nonchalamment, s’en allait.

Yamato feignait une vive indignation.

— Vraiment, disait-il, ces mœurs d’Europe et d’Amérique nous envahissent un peu trop ! C’est scandaleux ! Aurait-on cru jamais, autrefois, que les filles d’honneur des princesses se montreraient aussi effrontément à la foule ? Le store de bambou était toujours baissé, devant la façade de leurs demeures, et les samouraïs, eux-mêmes, ne les apercevaient que comme des ombres mystérieuses, comme de beaux poissons qui glissent, avec des éclats de nacre et d’or, sous l’épaisseur de l’eau verte. Il est vrai, ajouta-t-il en manière d’excuse, que la soirée est chaude et que c’est la fête des Poupées.

Des fragments de chanson volaient par instants, terriblement modernes aussi :

«… Autrefois, la route était longue pour venir au Yosi-Wara ; les norimonos, portés par des hommes, se traînaient bien lentement. Le cheval le plus rapide lui-même n’en finissait pas d’arriver.

« Vivent les chemins de fer, qui, de tous les points de l’empire, nous amènent, aujourd’hui, en quelques heures, dans ce palais de la joie ! »

Ou bien encore :

« Je t’en conjure, délicieuse jeune fille, laisse-moi établir un téléphone entre ton lit et le mien ! »

Des fonctionnaires et des étudiants, déguisés en européens, gauches et disgracieux, passaient, d’un air important, en suçant la pomme d’or de leur canne, mêlant à leur conversation des mots français et anglais. Le prince les trouvait très ridicules et avait peine à se retenir de rire, en les regardant.

Mais on venait de s’engager dans une autre rue, plus paisible. La Cigogne-Danseuse s’arrêta devant une maison élégante, soigneusement close et peu éclairée à l’extérieur.

On pénétra dans le vestibule, entre deux rangs de serviteurs, prosternés sur le passage du prince. Derrière lui, Yamato leur jeta de l’argent.

— Ici, nous vous quittons, cher seigneur, dit-il. L’Oiseau-Fleur ne veut, à ce qu’il paraît, recevoir que vous.

La Cigogne-Danseuse souleva une portière de satin brodé et elle entra, avec Yamato et les servantes, dans une salle du rez-de-chaussée, tandis que d’autres jeunes filles, extrêmement jolies, vêtues comme de beaux papillons, entraînaient le prince vers l’escalier et de nouveau lui ôtaient ses chaussures.

Pour les remplacer, elles apportèrent les sandales, que l’on nomme : fucouzori ; si difficiles à porter pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, car elles ne tiennent aux pieds que par un cordon bouclé sur l’orteil.

L’escalier, d’un bois charmant soigneusement lustré à la cire, était malaisé à monter, ainsi chaussé, le prince trébuchait, et, les jeunes filles, avec beaucoup de grâce et de réserve, le soutinrent jusqu’au palier.

On le fit entrer dans le salon d’honneur. Là, il retrouva tout à fait l’aménagement du palais seigneurial : les cloisons décorées de délicates peintures, les nattes blanches, les tapis bleus en poils de chèvre, les coussins brodés, les somptueux paravents, les étagères chargées d’objets exquis, les vases de bronze où s’épanouissent des bouquets savamment combinés ; tout, jusqu’au subtil et chaud parfum flottant dans l’air.

Une fille d’honneur, d’une distinction parfaite, le reçut à l’entrée ; le fit asseoir, et s’éloigna, pour aller prévenir sa maîtresse.