Les Princesses d’Amour/V

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 73-90).

V

NOCES EPHÉMÉRES


La Cigogne-Danseuse était entrée aussi, avec les jolies jeunes filles, et des serviteurs s’empressaient. Ils apportèrent une petite table basse, qu’ils placèrent devant le prince, puis ils posèrent sur la table, trois coupes en bois laqué ; l’on déboucha, alors, un flacon de saké.

— Vous voyez, prince, dit Yamato en versant le vin dans la première tasse, cette cérémonie est exactement la même que celle qui a lieu dans le mariage entre nobles. Vous serez donc véritablement l’époux de cette belle princesse… durant toute la nuit.

L’Oiseau-Fleur prit la coupe, la vida à moitié, puis la rendit à San-Daï qui but le reste, tandis que Yamato disait :

— C’est la première rencontre entre ce beau jeune homme et cette merveilleuse jeune fille ; que les présages soient heureux !

Puis il emplit la seconde coupe, qui fut vidée de la même façon.

— Puissiez-vous vivre de longues années, reprit Yamato, et jouir d’un bonheur parfait… jusqu’à demain matin !

Les assistants poussaient de joyeuses clameurs, en répétant les souhaits.

L’Oiseau-Fleur prit la troisième coupe et la tint un moment soulevée avant de boire, en enveloppant le prince d’un regard profond et grave. Sans le quitter des yeux, elle la lui tendit, après avoir bu. Il vida la coupe d’un trait et la reposa sur la table de cérémonie, dans un choc brusque.

— Ce mariage, qui n’est pour vous qu’un simulacre et un jeu, dit-il d’un air hautain, est pour moi absolument sérieux. Je fais serment d’être l’époux unique de l’Oiseau-Fleur, et cela pour toujours.

Hana-Dori saisit la main du jeune homme et la mouilla de larmes, tandis que Yamato, qui savait bien que son compagnon ne jurait jamais de vains serments, faisait une mine stupéfaite et épouvantée, qui allongeait étonnamment son visage. Mais il secoua vite son inquiétude, et s’écria en riant :

— Si c’est un vrai mariage, le festin ne sera que plus magnifique. Vite ! vite ! qu’on nous serve ! À en juger par moi-même, je prophétise que, si l’on tarde encore, on nous trouvera tous morts de faim.

Rien ne manqua à ce festin nuptial, auquel la Cigogne-Danseuse fut conviée par Yamato, avec l’agrément du prince.

D’innombrables petites coupes, des bols, des plats, des écuelles en fine porcelaine, disposés sur la natte blanche du sol, ou sur de petites tables basses, contenaient toutes sortes de hors-d’œuvre délicats : algues marinées, coquillages crus ou cuits, soles hachées toutes vives et mêlées à des cornichons frais ; puis des langoustes, des poissons rares accommodés au shoyo, cette liqueur fermentée si succulente ; des viandes et des volailles coupées en menus morceaux ; des pyramides de riz blanc comme la neige ; puis toutes espèces de gâteaux, de fruits et de friandises, et le saké coula abondamment et aussi le vin mousseux de France, qui jaillit dans un bruit de bataille.

Bien qu’il n’y eût que quatre convives, assis à ce repas, la salle était pleine de monde. On avait fait venir d’élégantes geshas, célèbres pour la perfection de leur danse et de leur chant, des taïkomatis, dont les bouffonneries, les mines et les grimaces, déridaient les plus sérieux. Toutes les jolies servantes de l’Oiseau-Fleur étaient entrées aussi, et, debout contre les cloisons, les tapissaient des fraîches soies claires de leurs toilettes toutes fleuries de broderies.

Les bouffons, roulant des yeux extraordinaires, sous des sourcils tordus comme des serpents en fureur, éployant leurs manches en de grands gestes saccadés, se frappant fréquemment les genoux avec leur éventail, avaient mimé une scène burlesque. Mais les samisens commencèrent à vibrer, dans un rythme gai et vif, et une gesha, s’avançant de quelques pas, se mit à danser.

Sa coiffure, qui imitait les ailes d’un papillon, était ornée de grandes épingles d’or, de beaux coquillages et de fleurs ; sa robe d’un bleu nuancé, de bas en haut, du plus foncé au plus clair, enveloppait de beaux plis souples tous ses mouvements. Elle oscillait, se balançait, tournait lentement, faisant flotter autour d’elle des banderoles de soie, couvertes d’emblèmes. Puis une autre gesha, frappant sur un tambour avec des baguettes de laque, entonna, d’une voix aiguë, le chant d’amour de la Première Entrevue.

Mais l’Oiseau-Fleur, d’un geste, l’interrompit, faisant signe qu’elle voulait chanter elle-même.

Alors sa servante favorite, dont le nom était Kin-Rau, le Broc-d’Or, lui apporta son samisen, et tout le monde fit silence.

Prenant une pose d’une grâce maniérée, qui semblait cependant toute naturelle, elle fit courir sa main gauche sur le long manche effilé de l’instrument, et à l’aide du plectre d’ivoire, gratta de l’autre main, les cordes très tendues. Dès les premières notes du prélude, chacun reconnut la célèbre chanson intitulée : Harousamé, et un murmure de plaisir bourdonna.

Elle chanta d’une voix pure et claire, comme les vibrations d’une coupe de jade :

« Sous l’averse printanière qui trempe ses plumes, le rossignol proclame la beauté du prunier fleuri.

« Vers l’arbre bien-aimé, il est revenu du lointain exil, le doux amant, malgré les dernières neiges, le vent et la grêle !

« Si fragile est son aile et si dur fut le voyage, qu’il est tout meurtri et qu’il saigne…

« C’est d’un œil mourant qu’il contemple, une dernière fois, la floraison rose et embaumée ; mais il est heureux, puisqu’il meurt à l’ombre du prunier chéri.

« Ô vous, vers qui revient toujours ma pensée, soyez l’arbre en fleur, et moi je serai l’oiseau ! Sans hésiter, je traverserai, alors, tous les périls, toutes les épreuves, pour expirer entre vos bras ! »

Elle mit un accent si tendre et si passionné dans ce dernier couplet, que les yeux du prince se mouillèrent de larmes, tandis que les assistants poussaient d’enthousiastes acclamations.

— Ni Komati, la grande poétesse, qui fut si belle, ni l’illustre Mourasaki, ni aucune des princesses célèbres n’ont égalé celle qui, ce soir, nous émerveille ! s’écria Yamato, en vidant, coup sur coup, plusieurs verres de champagne en l’honneur de l’Oiseau-Fleur.

Le prince déclara qu’il voulait échanger avec elle le kisho, ce serment d’amour éternel, écrit devant témoins, et qui voue à la mort celui qui y manquerait.

Broc-d’Or courut, aussitôt, chercher la boîte à écrire, et se mit à délayer l’encre. Mais Hana-Dori se défendait, voulait être seule à écrire le solennel engagement.

— Ô mon cher prince s’écria-t-elle, dans quelles angoisses je serais, si vous cessiez de m’aimer !

Et elle cita, à l’appui de son sentiment, un outa du poète Oukou, célèbre depuis le neuvième siècle :

 « Qu’il meure sur l’heure
Le traître !… avions-nous juré.
C’est pourquoi je pleure,
Car l’infidèle adoré,
Le ciel va vouloir qu’il meure.

San-Dai prit le pinceau des mains de la jeune servante et, déroulant le papier soyeux, il écrivit le premier. D’une écriture aussi belle que celle du prince, dans des termes rares et élégants, l’Oiseau-Fleur écrivit, à son tour, le serment sacré.

Les danses et les chants reprirent alors, avec plus de langueur et de fièvre : le saké avait circulé, et coulé abondamment, toutes les têtes étaient troublées et, bien que l’on gardât une réserve de bonne compagnie, l’on sentait monter de plus en plus l’animation et la gaieté.

La Cigogne-Danseuse faisait de grands efforts pour se tenir droite et rester digne ; Yamato s’était imaginé de lui faire boire de nombreuses tasses de saké ou de Champagne, et il s’amusait extrêmement des mines singulières qui crispaient le visage de la vieille courtisane, tout blanc de fard, de ses airs effarés, dans l’angoisse d’être incorrecte, et du clignotement continuel de ses yeux, lourds d’ivresse. Mais tout au fond de lui-même, malgré les rires dont il s’étourdissait, le jeune étudiant sentait poindre une sourde inquiétude : n’avait-on pas trop bien réussi ? Le prince l’avait dit tout à l’heure, peut-être regretterait-on de l’avoir arraché à sa retraite studieuse. Tous ces serments de fidélité, il voudrait les tenir, et qu’adviendrait-il de cela ?… Yamato ne serait-il pas considéré comme responsable par le daïmio de Kama-Koura, des désordres et des folies, éclatant, par suite de cette belle aventure, dans la vie du jeune prince ?…

Il les examinait du coin de l’œil, tous deux engourdis par un trouble délicieux, ne pouvant détacher leurs regards l’un de l’autre, échangeant des sourires d’extase. Ils avaient à peine touché à ce beau repas, éparpillant les grains de riz du bout de leurs bâtonnets d’ivoire, mordant à un fruit, buvant quelques gorgées à la même coupe. Maintenant, ils semblaient las de tout ce monde, impatients d’être seuls.

Alors, Yamato, avec un grand soupir, se leva, plongea la main dans une bourse pendue à sa ceinture et jeta à la volée, à travers la salle, une poignée d’or. Ce fut, aussitôt, une mêlée joyeuse, des cris, des rires ; toutes les jolies toilettes, les belles coiffures hérissées d’épingles, se traînèrent sur le sol, à la poursuite de la proie roulante.

Les bouffons faisaient des enjambées extraordinaires ; il y eut des luttes, des disputes, des chignons défaits ; puis quand tout le monde se fut relevé, un concert de remerciements et de bénédictions, qui n’en finissait plus. Quelques-uns, n’ayant rien pu saisir, feignaient de pleurer.

Le prince et l’Oiseau-Fleur s’étaient levés. Alors, formant un cortège, les assistants les conduisirent à la chambre à coucher.

Cette chambre, assez grande, s’ouvrait sur une véranda qui donnait sur le jardin, confusément aperçu dans une lueur bleue. Le lit était formé par un large matelas de soie étendu sur plusieurs nattes superposées ; au chevet, étaient placés deux makouras, sortes d’escabeaux rembourrés sur lesquels on appuie la tête ; et une magnifique couverture, en satin couvert de broderie, ayant la forme d’une robe géante, était jetée sur le lit.

Dans un angle se dressait, tout environnée de fleurs, une statue dorée de la déesse Benten, reine de la mer et protectrice des amants. Une petite lampe de bronze brûlait devant elle ; mais la lumière de beaucoup de lanternes voilées de soie blanche, empêchait de voir sa lueur.

On déshabilla le prince, et on le revêtit d’un costume de nuit, tandis que l’on disposait sur le sol le brasero, les parfums, la boîte contenant le tabac et les pipettes d’or, et, dans un coffret précieux, une édition rare des Poèmes de l’Oreiller.

Dès que le jeune homme fut couché, les assistants, avec maints souhaits de longue vie et d’éternelle félicité, se retirèrent, sauf Broc-d’Or et quelques servantes, qui commencèrent à dévêtir Hana-Dori. On lui ôta le somptueux manteau de soie et d’or, qui fut étendu contre la cloison, sur une étagère ; on enleva les épingles et les fleurs de sa coiffure ; on défit les hautes chaussures qui la faisaient si grande ; on dénoua sa ceinture, attachée par devant à la mode des courtisanes. La robe glissa, découvrant les épaules et la poitrine sous la gaze de la chemisette, puis les beaux bras, si blancs qu’ils paraissaient lumineux.

Quand elle fut prête, elle vint s’agenouiller près du lit, et dit, d’une voix basse et toute palpitante d’émotion :

— Mon cher seigneur, me permettez-vous de dormir à votre côté ?

Sans avoir la force de lui répondre, d’un mouvement brusque et passionné, il l’attira auprès de lui.

Alors, Broc-d’Or, en même temps que les servantes éteignaient les lumières, referma sur eux la moustiquaire en gaze de soie verte, qui les enveloppa d’une atmosphère de rêve, tandis que la douce lueur de la lune emplissait la chambre, et que la petite lampe de bronze, devant la déesse de la mer et de l’amour, brillait dans un angle, comme une étoile.