Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 6

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CHAPITRE VI


Des faits et des chiffres.



Les faits et les chiffres ne sont que des rapports. — Les superstitions. — Corrélation entre les faits. — Post hoc, ergo propter hoc. — Les a priori français et anglais. — Les enquêtes. — Qui fait l’enquête ? — Les enquêtes sur les tarifs de douanes. — Contradictions morales. — Les déposants. — Les intérêts particuliers et l’intérêt général. — L’enquête sur la crise économique de 1884. — L’enquête sur la grève d’Anzin. — Compétence de l’État. — Dangers de ces enquêtes. — Nécessité des principes.


J’entends le théoricien de l’empirisme me dire :

— Moi aussi, je suis un objectiviste ; mais j’ai peur de vos lois dites scientifiques quand elles s’appliquent aux phénomènes sociaux. Je ne veux que des faits et des chiffres.

— Mais qu’est-ce qu’un fait ? est-ce qu’un fait est isolé ? un fait n’est qu’une résultante et une cause. Quelles en sont les causes, les ramifications, les conséquences ? et les chiffres ? vous les étalez sur un tableau noir : ils ne signifient rien par eux-mêmes. Ce sont les relations des faits et des chiffres qui ont de l’importance ; et ils ne prouvent que si vous établissez les liaisons qui peuvent exister entre eux.

Les superstitions reposent sur des faits dépourvus de rapport. Si vous vous embarquez un vendredi au Havre et rencontrez une tempête qui traverse l’Atlantique ; si vous trouvez un corbeau le matin et faites un mauvais marché dans la journée, vous voudrez, en vain, établir une corrélation entre ces faits, vous ne pourrez la justifier. Ce ne sont pas seulement les intelligences primitives qui ont une tendance à essayer de coordonner des actes sans lien entre eux. À tout instant, les médecins commettent l’erreur bien connue, qualifiée par ces mots : Post hoc, ergo propter hoc, « après, donc parce que ». Dans les polémiques de la presse et du Parlement, au sujet de telle ou telle mesure politique, de telle ou telle loi, chacun cherche à établir, selon son opinion et son parti, une relation de cause à effet qui n’existe souvent qu’à l’état subjectif.

On a dit qu’en science sociale, les Anglais partaient d’un a priori et ensuite accumulaient les faits pour le confirmer, tandis que les Français et les Latins se contentent d’un a priori tout seul.

Je considère qu’Howard a rendu un grand service quand, en 1773, pour la réforme des prisons, il essaya d’appliquer la méthode d’observation en provoquant des enquêtes[1]. Le théoricien de l’empirisme en est volontiers partisan. Elles donnent, en effet, des faits et des chiffres. Est-ce à dire qu’elles soient infaillibles ?

D’abord, qui fait l’enquête ? Nous en avons vu des enquêtes : l’Enquête sur les Actes du gouvernement de la Défense nationale, l’Enquête sur les marchés, l’Enquête sur les Faits administratifs de 1888, l’Enquête sur le Panama.

Les membres de ces commissions d’enquête n’avaient-ils donc d’autre préoccupation que la recherche de la vérité ? Aucun n’y attachait-il des intérêts politiques dans un sens ou dans un autre ? Avaient-ils tous fait abstraction de préoccupations de parti et de haines personnelles ou politiques ? N’y en avait-il pas, au contraire, qui s’étaient fait mettre dans ces commissions avec la passion et le désir d’y établir des guillotines morales et de s’élever au pouvoir sur les cadavres de leurs victimes ? Ce n’étaient pas des juges, c’étaient des adversaires des uns ou des autres. M. Delahaye a dénoncé 170 ou 104 — les chiffres ont varié — députés, comme ayant été corrompus par la Compagnie de Panama. Les ministres, sans faire une réserve, les députés qui étaient injuriés, le président, qui était dans les suspects, laissent se produire ces outrages et ces accusations ! La Chambre a obéi servilement à ces injonctions, et a nommé une commission d’enquête moins pour les contrôler que pour les corroborer. Elle ne réfléchit même pas que si l’accusation était vraie, elle devait se récuser ; car c’étaient les parlementaires qui étaient sur la sellette, et ils ne devaient pas à la fois être juges et partie. Elle ne connaissait pas les noms des accusés. Elle pouvait donc nommer parmi les enquêteurs des gens exposés à être enquêtés eux-mêmes : et le fait s’est produit.

Qu’ont prouvé toutes ces enquêtes ? Qu’ont prouvé l’enquête de 1888 et l’enquête de 1892 ? Elles ont développé la passion calomniatrice, introduit dans le Parlement des mœurs de délation, fait germer et éclore des ferments de haine et excité dans le public des curiosités malsaines et dépravées, en lui faisant croire que la politique, pour les uns, était l’art d’exploiter le pays au profit d’intérêts privés et, pour les autres, le devoir de dénoncer ces corruptions.

En même temps qu’on érige en maxime de morale farouche, que jamais celui qui a reçu un mandat électif ne doit le faire servir à ses intérêts privés, si on nomme une commission d’enquête sur les tarifs de douanes, des candidats demandent à en être membres en disant : « Nommez-moi ! car je suis propriétaire, et par conséquent, compétent pour défendre les intérêts de l’agriculture. » — « Nommez-moi ! car je suis métallurgiste, et par conséquent, je saurai défendre les intérêts de la métallurgie. » — « Nommez-moi, car je suis filateur de coton, et par conséquent compétent pour défendre les intérêts de la filature… Nommez-moi, afin que je puisse défendre mes intérêts privés contre l’intérêt général. » Cette qualité, hautement invoquée, qui devrait être un motif d’exclusion, devient un motif d’élection ; et la commission nomme pour chaque genre de production, comme rapporteur, le personnage le plus intéressé à sa protection. Cette commission fait une enquête et entend les dépositions ; mais qui entend-elle ? Des producteurs, des fabricants, des industriels, des propriétaires, des agriculteurs, tous gens qui se croient intéressés, chacun de son côté, à supprimer la concurrence étrangère à l’aide de tarifs de douanes. Si un original demande à être entendu comme simple consommateur, on lui répond que la commission n’a rien à faire avec lui. Les consommateurs, étant tout le monde, sont mis à la porte. Le fait s’est produit, en 1881, pour M. Marc Maurel, de Bordeaux.

Des enquêtes faites dans ces conditions peuvent fournir des renseignements de détail qui sont à contrôler. Mais elles sont surtout le tableau des prétentions de certains producteurs, et elles ne prouvent pas qu’il faille leur sacrifier l’intérêt général du pays.

On a fait aussi des enquêtes sur les conditions du travail, sur la crise économique. À propos de la grève d’Anzin, en 1884, M. Clemenceau demanda une enquête : proposition facile, qui n’engage à rien, qui ne préjuge aucune solution, qui vous donne l’apparence de faire quelque chose. M. Clemenceau montrait la notion qu’il a de la méthode, en disant : « Faites une enquête ! deux jours suffiront ! »

Lui-même ne déposa son rapport qu’une fois la grève terminée ; et elle avait duré cinquante-six jours. Qu’y trouve-t-on ? des dépositions d’ouvriers et d’administrateurs des mines. Les ouvriers voudraient gagner davantage et travailler moins ; les directeurs des mines disent qu’ils ne peuvent pas donner plus. Est-ce qu’une commission d’enquête est compétente pour trancher ces différends ? Est-ce qu’elle peut dire aux industriels : « Je vais fixer les salaires que vous donnerez ! Si vous vous ruinez, tant pis ! je vous l’ordonne. »

Des enquêtes de ce genre ont l’inconvénient de donner à un certain nombre de personnes l’envie de croire qu’un gouvernement a des pouvoirs qu’il ne saurait avoir ; que le législateur peut intervenir à son gré dans les contrats privés : elles font plus pour la propagation des idées socialistes que les prédications de leurs plus farouches apôtres.

Nous citons ces exemples afin de démontrer la nécessité pour les hommes politiques, gouvernants et législateurs, de fixer certaines vérités générales qui les préserveront de pratiques trop souvent employées dans les investigations sociales ou politiques, quelque bonne foi qu’on y apporte.


  1. Journal of the statistical Society, décembre 1875.