Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 2

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La liberté et le socialisme
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CHAPITRE II


La liberté et le socialisme.


La liberté et l’égalité. — Deux aspects de la même qualité. — Le Quatrième État et la liberté. — « Les triomphantes jacqueries. » — La conception de la liberté de la presse. — La conception de la liberté de réunion. — La conception de la liberté d’association. — Mise en interdit. — Excommunication. — Suppression de l’apprentissage. — La liberté d’association et la législation de 1791. — Erreur de la loi de 1884. — L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme. — Tyrannies privées des socialistes.


Tocqueville a commis l’erreur, qu’on a beaucoup trop répétée après lui, d’opposer la liberté à l’égalité. En réalité, ces deux mots ne représentent chacun qu’un aspect différent de la même qualité. La liberté et l’égalité, c’est le pouvoir pour tout individu de penser et d’agir. Dans une autocratie, ce droit est réservé à un seul. Tous les autres sont opprimés, mais aucun n’est son égal. Dans une oligarchie, la liberté est grande pour les uns et parcimonieusement accordée aux autres.

Le Quatrième État entend prendre tous les droits pour lui et les supprimer aux autres : privilèges pour lui, spoliation pour les autres. Nous connaissons cette vieille justice distributive. Elle a été pratiquée par tous les conquérants et dans tous les systèmes féodaux.

Il réclame la liberté pour lui, mais comme le faisait Veuillot : — Je vous demande la liberté pour moi, au nom de vos principes ; mais je vous la refuse, au nom des miens.

Il ne dissimule pas que la liberté politique lui est fort indifférente. Les théoriciens du socialisme, même les plus pacifiques de tempérament, n’attendent point de la seule propagande intellectuelle le triomphe de leurs doctrines. Ils ont la modestie de croire qu’elles ne portent pas avec elles la clarté qui donne la conviction solide. Ils ont raison.

Ce qu’ils voient dans la Révolution française, « ce sont les triomphantes jacqueries de 1789 », comme dit M. Benoît Malon[1] et ils attribuent à des désordres, qui lui ont été nuisibles, un triomphe qui n’est qu’à la force de ses idées.

Ils demandent « l’abolition de toutes les lois sur la presse, sur les réunions et les associations. »

Mais la liberté de la presse pour eux, c’est le droit d’insulter, de calomnier et de provoquer aux crimes. Ils n’ont pas à se plaindre : car la loi de 1881 leur a donné ce droit, ce qui n’aurait pas eu lieu si on avait aboli toute loi sur la presse et si on l’avait fait rentrer dans le droit commun.

Ils comprennent la liberté de réunion, d’une manière tout à fait simple : ceux qui ne sont pas de leur avis, ils les empêchent de parler ou les assomment. Ils ne discutent pas ; ils se livrent à des anathèmes contre les bourgeois, contre les capitalistes, et ils décrètent d’accusation ceux qui se rendent coupables de lèse-syndicat. J’en sais quelque chose ; j’ai été assommé le 11 mars 1883, salle Rivoli, parce que je voulais empêcher des maçons d’aller prendre part aux manifestations de Louise Michel et j’ai été, au mois de mai dernier, dans les réunions de la Bourse du travail, solennellement voué à « la vengeance du peuple. »

Quant à la liberté d’association, voici comment ils la comprennent.

Des gens se réunissent, disent : — « Nous sommes un syndicat, » et le syndicat est. Ils sont cinq, dix, vingt, trente, peu importe. Dès lors, ils prétendent reconstituer la vieille corporation à leur profit. Les meneurs du syndicat se constituent en jurandes comme aux jours d’avant 89. La plupart ne sont travailleurs que de nom, mais ils prétendent dès lors que tout le métier leur appartient. Ils entendent stipuler pour tous et traitent de traître quiconque n’obéit pas à leurs ordres. Ils décrètent les conditions du travail et surtout la grève. Ceux qui n’obéissent pas doivent tout au moins être boycottés, sinon écharpés. La liberté d’association n’est à leurs yeux qu’un moyen d’oppression.

Jamais ils n’ont pardonné à l’Assemblée nationale d’avoir redouté que la liberté d’association ne prît entre les mains des industriels, des commerçants et des ouvriers ce caractère : mais, en même temps, ils font tout le nécessaire pour justifier ces méfiances.

Je ne reviendrai pas sur les faits que j’ai cités dans la Tyrannie socialiste, je me bornerai à dire que le Congrès des ouvriers gantiers de Grenoble, tenu au mois de septembre 1893, a adopté une proposition aux termes de laquelle « tous les ouvriers gantiers sans exception seront contraints d’adhérer à un syndicat. »

— Mais s’ils refusent ? objecta timidement quelqu’un

— « En vue du bien général, nous aurons, a dit un délégué, le regret d’user de violences envers nos camarades récalcitrants.

« Il faudra agir avec vigueur contre ceux qui sont trop mous et ne pas s’arrêter à avoir de la considération parce qu’ils auront femmes et enfants. »

Un délégué allemand demanda même la suppression du travail à domicile, la surveillance et la propagande socialiste y étaient moins faciles. Un certain nombre de membres du Congrès trouvant qu’il allait trop loin, il répondit :

— Nous n’en finirions pas, si nous tenions compte des protestations, qu’elles émanent des patrons ou des ouvriers.

Ce passage d’une correspondance du Siècle (20 septembre 1892), nous indique les procédés employés par les syndiqués : « A Lourches où se trouvent les « fosses » ou les « puits exploités par la Compagnie de Douchy, le syndicat exerce sur toute la population la plus odieuse tyrannie.

« Les ouvriers non syndiqués sont appelés « oreilles blanches » et ne peuvent plus entrer dans un estaminet, le dimanche, sans s’exposer à recevoir des horions par les syndiqués ; ce sont à chaque instant des batailles sanglantes entre syndiqués et non-syndiqués

« Tous les commerçants de la localité ont été forcés de se mettre du syndicat des mineurs sous peine de perdre leur clientèle.

« Jusqu’aux mendiants, on les oblige à faire partie du syndicat ! »

La lettre ci-dessous, parue dans l’Union socialiste de Verviers du 15 octobre, expose dans toute sa naïveté la manière dont les syndicats comprennent la liberté.

« Compagnon rédacteur,
« Nous sommes heureux de vous donner connaissance de la marche de notre syndicat. Depuis notre fondation, plusieurs ouvriers de la fonderie Lahaye-Henrotte refusaient de faire partie de l’Association ; après une dernière tentative auprès de ces derniers, une délégation a été envoyée auprès du patron à l’effet d’obliger les récalcitrants, ou sinon grève immédiate. Le patron, comprenant sans doute l’efficacité de nos moyens, les a obligés à se soumettre à notre décision. Nos nouveaux compagnons (forcés il est vrai) se sont acquittés envers le syndicat le jour même.

« Les retardataires de la fonderie Lamoureux ont accepté, sauf un, qui a préféré quitter. De sorte qu’aujourd’hui tous les ouvriers fondeurs de Verviers sans exception sont associés.

« Nous invitons tous les syndicats à faire de même et la victoire sera certaine. »

Récemment, le président de la Chambre syndicale des ouvriers coffretiers adressait à tous ses adhérents une circulaire dans laquelle il dénonçait à la corporation les ouvriers non syndiqués.

Il les traitait de renégats, de faux frères. Il réclamait qu’à l’avenir ils fussent « rejetés de tous les ateliers, comme l’on ferait d’un pestiféré ou d’un lépreux. »

La circulaire était suivie de la liste des noms des non-syndiqués, qualifiés de « lâches » avec invitation aux syndiqués de « graver ces noms dans leur mémoire. »

Un ouvrier qui figurait sur la liste dénonciatrice eut l’idée de s’adresser à la justice pour obtenir réparation de la manière dont il avait été mis à l’index et des épithètes injurieuses que le président du Syndicat lui avait, en nombreuse compagnie, généreusement octroyées.

Le juge de paix du IIIe arrondissement, saisi de l’affaire, condamna l’auteur du factum à 100 francs de dommages-intérêts.

Mais le 28 octobre 1890, la Cour de Grenoble avait ratifié par un arrêt la prétention d’un Syndicat d’imprimeurs sur étoffes de Bourgoin d’imposer à un patron le renvoi d’un ouvrier qui s’en était retiré et refusait d’y rentrer. Il est vrai que, sur les conclusions de M. Ronjat, la Cour de cassation en fit justice.

Mais cet arrêt n’a point modifié les procédés des syndicats qui ont redoublé de violence, sous la poussée des soixante-huit députés socialistes envoyés à la Chambre par les dernières élections.

Mise en interdiction d’usines et d’ateliers. Le Conseil fédéral fait des affiches dans ce genre : « Les ouvriers verriers sont prévenus qu’ils n’auront pas à se déranger pour aller à Saint-Etienne, à l’usine Durif ». La Chambre syndicale des verriers de Montluçon déclare que, « tout membre absent sera signalé à la corporation comme traître à la cause. » Pendant la grève du Pas-de-Calais, des délégués mineurs disaient : « Je suis délégué-mineur ; pas un des ouvriers de ma fosse n’oserait aller travailler sans ma permission ! »

Est-ce assez édifiant ?

Et de malheureux mineurs à qui on demandait : « Pourquoi allez-vous vous fourrer dans les bagarres ? » répondaient : — « Je suis bien forcé ! si nous n’y allions pas, on viendrait nous chercher. »

Et qui décrète ? qui mène ? qui dirige une grève ? Ils sont 47 qui se réunissent à Lens, le 26 octobre 1893, et décident la prolongation de la grève des mineurs ; ces représentants autorisés du travail comptent 23 cabaretiers, 1 ancien cabaretier, 15 ouvriers qui cumulent les fonctions de cabaretier avec leurs occupations habituelles, 1 marchand de nouveautés, et 7 ouvriers proprements dits.

On fait éclater des cartouches de dynamite devant les maisons de ceux qui voudraient travailler, on menace leurs femmes et leurs enfants, on les menace de susciter des vengeances dans la mine, et, en attendant, on se livre à de telles voies de fait à leur égard que les soldats et les gendarmes ne parviennent pas à les soustraire à des mauvais traitements, peut-être à la mort.

Pour défendre leur monopole, les syndicats s’acharnent à supprimer les apprentis. Les mécaniciens de Saint-Étienne s’étaient mis en grève parce qu’ils n’admettaient pas que les patrons prissent comme apprentis des enfants autres que leurs fils.

Le Syndicat des ouvriers en coffres exige au mois de septembre 1893, non-seulement le renvoi, par M. Guitat d’un de ses ouvriers, Colbert-Trincard, qui avait refusé de se mettre en grève avec eux, mais encore celui de son fils, apprenti dans la maison.

Le Congrès des gantiers de Grenoble a déclaré qu’il ne saurait être permis aux ouvriers de prendre des apprentis comme ils l’entendent. Il faut surveiller, limiter et réglementer l’apprentissage, car les apprentis en savent bientôt autant que leur maître, lui font concurrence, le poussent et le remplacent ! Comme exemple à suivre, certaines Sociétés de ganterie sont citées avec éloge, n’admettant, paraît-il, comme apprentis, que des fils de gantiers ! Et une motion applaudie, relative à la fondation d’une école de ganterie à Grenoble, spécifie très expressément qu’il en résulterait interdiction absolue de faire des apprentis en dehors de cette école.

J’arrête là ces citations. Elles suffisent pour montrer ce que les socialistes entendent par la liberté d’association : pour eux, c’est le droit d’opprimer les individus ; c’est le droit d’ériger en monopole fermé toutes les professions. Ces démocrates veulent des privilèges.

Ces procédés sont l’usurpation, sur l’autorité publique, de corporations, privées et irresponsables, oscillant entre tous les caprices et toutes les passions. Ils nous ramènent en deçà de 89 et nous donnent des conditions pires ; au moins les corporations, maîtrises et jurandes représentaient une organisation, avec une responsabilité, tandis que ces syndicats n’existent que par l’initiative et l’audace de ceux qui les forment. Je ne leur reproche pas ces deux qualités ; seulement, je considère que l’usage qu’ils en font, aboutit à des tyrannies privées qui sont la négation de la sûreté de ceux à l’égard de qui elles s’exercent.

Dans son désir de garantir les droits individuels, l’Assemblée nationale avait fait la loi du 14-17 juin 1791 dont l’article 1er était ainsi conçu :

« L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. »

Par l’article 7, « ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail, à l’industrie, seront poursuivis par la loi criminelle. »

La loi de 1884 sur les syndicats n’a pas aboli ces dernières dispositions ; mais elle a eu le tort de reconnaître aux syndicats professionnels une existence qui n’est pas donnée aux associations d’une autre nature qui peuvent en contrebalancer l’influence. Elle a organisé les corps de troupes pour la lutte sociale : patrons d’un côté, ouvriers de l’autre. C’est par une loi générale sur les associations, avec des sanctions effectives, qu’on pourra remédier à ce mal.

L’Assemblée nationale, par sa loi du 30 septembre-9 octobre 1791, avait interdit aux réunions et aux associations « d’apporter aucun obstacle à aucun acte quelconque de l’autorité, de mander devant elle aucun fonctionnaire ni aucun citoyen. » Elle avait raison. Il est fâcheux que cette loi n’ait pas été exécutée. Elle eût empêché la tyrannie du club des Jacobins que les syndicats socialistes voudraient recommencer aujourd’hui.

La loi à venir sur les associations devra s’inspirer de ces considérations, surtout de l’esprit de l'article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme, de la Constitution de 1791 :

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane directement.

En d’autres termes, aucune association, aucun individu ne peut se substituer à la loi ni à l’autorité régulièrement déléguée.


  1. Le Nouveau parti, p. 24.