Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 22

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Deux thèses qui s’excluent réciproquement
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CHAPITRE XXII


Deux thèses qui s’excluent réciproquement.



« La petite propriété est une légende. » — L’illogisme d’un professeur de philosophie. — L’enquête agricole prouve le contraire. — Le grand propriétaire. — La tyrannie du grand propriétaire. — Les tyrans de village. — Un maire. — Égalité des propriétaires devant la loi. — Mais les contractants ne sont pas égaux ? — Où jamais cette égalité a-t-elle existé ? — Toute propriété est oppressive. — Toute demi-mesure illogique. — Le socialisme et la propriété individuelle ne peuvent se concilier.


M. Jaurès pour justifier le collectivisme s’est écrié, dans la séance de la Chambre des députés du 21 novembre 1893, que « la petite propriété n’était qu’une légende »

Or, l’enquête de 1879-1881 sur l’évaluation de la propriété non bâtie a montré qu’elle était partagée entre 8.454.000 propriétaires en France pour 14.220.000 fr. de cotes. Si on multiplie le nombre de ces propriétaires par l’unité contributive de 4 (une femme, deux enfants) on arrive à 33 millions de propriétaires sur 38 millions d’habitants qui cumulent avec 6.595.000 propriétaires de propriétés bâties. En France tout le monde est donc propriétaire immobilier, soit directement, soit à l’état latent.

Si M. Jaurès déclare qu’il a voulu dire qu’il y a plus de petits propriétaires que de grands propriétaires, je me bornerai à constater qu’en s’écriant : « La petite propriété est une légende », il a dit exactement le contraire de ce qu’il voulait dire.

Si ce professeur de philosophie eût raisonné rigoureusement et eût adapté exactement ses paroles aux faits, il aurait dû soutenir la thèse suivante : — Il y a trop de petits propriétaires et pas assez de moyens et de grands.

Je n’examine pas, en ce moment, ce que j’ai fait ailleurs[1], les causes de cette répartition de la propriété : je ne veux pas montrer qu’elle dépend de la nature des cultures, de la valeur du sol. Dans ce livre, je ne parle du socialisme qu’au point de vue du droit et non au point de vue économique.

Je me borne à constater que M. Jaurès grossissait en vain la voix pour montrer comme menaçants les propriétaires ayant plus de 40 hectares.

Mais la question de quantité ne fait rien à l’affaire. J’admets qu’il y ait dans le nombre de ces grands propriétaires quelques-uns qui soient possesseurs de plusieurs milliers d’hectares. Je crois qu’il y en a un qui en a 16.000, soit plus du double de la surface de Paris.

— Vous le reconnaissez !

— Eh ! oui, pourquoi nierais-je un fait ?

— Et vous le tolérerez ?

Et alors le socialiste m’adresse le réquisitoire suivant :

— Ce grand propriétaire ne joue-t-il pas le rôle de l’ancien chef de tribu ou de l’ancien patriarche ? Sur ce territoire n’y a-t-il pas des populations qui conservent les vestiges de l’ancien servage ? Tout ne gravite-t-il pas et ne rayonne-t-il pas autour du propriétaire ou de son délégué ? Le fermier en est-il indépendant ? Un ouvrier agricole n’a-t-il pas à craindre, s’il n’est pas dévoué au seigneur terrien, d’être privé de travail et obligé de s’exiler ? Un maréchal-ferrant, un tonnelier, un menuisier, un cordonnier vivant sur un de ces territoires, n’est-il pas à sa discrétion ; et alors, dans ces conditions, que deviennent la liberté, l’égalité, principes de 89, qui peuvent exister sur le papier, mais sont détruits en fait, au point de vue économique ?

Voilà l’objection dans toute sa force.

Je ne nierai point la tyrannie locale que peut exercer un grand propriétaire sur son entourage ; mais un petit propriétaire peut l’exercer dans des proportions plus grandes, s’il a un tempérament plus dominateur que le premier. Il n’y a pas besoin d’être grand propriétaire pour être tyran de village. Un habile prêteur, une personne acariâtre, le nez au vent de tous les commérages, un homme à l’affût de toutes les difficultés et intrigues des familles, peut exercer un despotisme terrible. Vous ne voulez pas cependant supprimer ces gens, si désagréables qu’ils soient ? Du moins, j’aime à le croire.

Un maire peut être un personnage très tyrannique. Doublé d’un garde champêtre qui le seconde, il peut rendre la vie insupportable non pas même à ceux qui le combattent, mais à ceux qui le supportent. Interrogez le premier habitant de Saint-Ouen, de Montluçon ou de Saint-Denis, il vous renseignera sur la situation que font à ces communes les municipalités fantaisistes dont la majorité des électeurs les a dotées.

Vous pourriez demander qu’on modifie la loi sur les attributions des maires ou qu’on y ajoute quelque sanction qui restreigne ces fantaisies ; les maires sont dépositaires d’une partie de l’autorité publique, et il est inadmissible qu’ils puissent l’employer à des vexations à l’égard d’une partie de leurs concitoyens.

Mais ces propriétaires, qui peuvent avoir pour adversaires le maire ou les maires des communes où se trouvent leurs propriétés, n’ont que de simples droits de propriété. Le propriétaire d’un mètre carré et le propriétaire d’un kilomètre carré de terrain ont des droits rigoureusement égaux. Ils se trouvent l’un et l’autre en face de la même loi, et ils sont astreints aux mêmes obligations. La loi, depuis 1789, n’est point élastique ; elle ne s’élargit pas en raison de la grandeur du domaine ou de la fortune. Le propriétaire d’une motte de terre ou le propriétaire d’une terre, englobant plusieurs communes, ne peuvent passer que les mêmes contrats. Dans la tribu, au contraire, toutes les volontés sont assujetties au chef. Il n’y a point à son égard de contrats librement consentis. Les personnes groupées autour de lui par naissance, tradition de famille ou par force, obéissent à sa décision, dont l’arbitraire est plus ou moins restreint par les coutumes et les traditions.

— Mais le paysan qui contracte avec un grand propriétaire n’est pas libre ?

Nous en revenons toujours au préjugé en vertu duquel il est du « pouvoir social » d’égaliser les conditions des contractants et de leur donner à tous même intelligence, même prévoyance et mêmes convenances : jamais un vendeur plus pressé de vendre que son acheteur d’acheter ; jamais un acheteur plus pressé que le vendeur. Il y aura un « pouvoir social » infaillible et supérieur aux bonnes et aux mauvaises récoltes qui supprimera les accidents météorologiques et qui passera le niveau. Les volontés, les besoins, les désirs seront toujours égaux !

Si vous dites que la grande propriété opprime tout individu qui a une moins grande propriété, vous devez aller jusqu’au bout de votre raisonnement. Est-ce que toute propriété n’est pas oppressive à l’égard de celui qui n’est pas propriétaire ?

Je suis obligé d’avoir un domicile sous peine d’être envoyé en prison comme vagabond. Le propriétaire a donc un avantage considérable sur moi. Je suis un locataire obligatoire. Le collectiviste logique arrive à supprimer le propriétaire grand ou petit. Il a raison : il ne peut s’arrêter à une demi-mesure, sous peine d’illogisme.

Un industriel, établi depuis longtemps, ayant la vitesse acquise, est dans de meilleures conditions pour contracter que celui qui débute. Une vieille maison, avec sa marque de fabrique, sa réputation, ses relations, sa clientèle peut faire des contrats qui écrasent une concurrente. Elle présente les mêmes inconvénients que la grande propriété. Imposer un maximum à l’une et à l’autre est impossible. Il faut donc supprimer l’une et l’autre, et supprimer tout contrat pour supprimer toute inégalité entre les contractants. Voilà le seul moyen d’échapper aux contradictions dans lesquelles tombent ceux qui, comme M. Jaurès et nombre de socialistes actuels, essaient par politique, de transiger avec les conséquences des principes qu’ils ont proclamés. Ou la propriété individuelle, pour tous, avec le droit, pour chacun, d’user des choses en sa possession au mieux de ses intérêts, appréciés par lui en toute liberté ; ou bien la propriété collective, l’exploitation en commun, selon une règle imposée, sous des ordres indiscutables. Entre ces deux alternatives, il faut prendre parti. Elles s’excluent réciproquement. Entre elles, nulle transaction possible.


  1. Voir le Siècle des 23 et 25 novembre 1891 et mes études dans la Petite Gironde sur le socialisme agraire à partir du 21 novembre 1893.