Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 4/Chapitre 2

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Les constitutions et les fonctions de l’État
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CHAPITRE II


Les constitutions et les fonctions de l’État.



Caractère des constitutions. — Les constitutions sont modernes. — La constitution des États-Unis. — La base des constitutions est la spécification des intérêts que les contractants entendent mettre en commun ou se réserver. — Les constitutions doivent être des garanties pour les individus. — L’association commerciale et l’association politique. — C° limited. — Ce que l’État ne doit pas faire. — Attributions de l’État. — Théorie individualiste. — Liberté du débat, sécurité du contrat. — Théorie socialiste. — Les individualistes et le pouvoir. — « La souveraineté » et les usurpations de pouvoirs. — Conditions essentielles de tout gouvernement. — L’individualiste veut que l’État fasse peu et bien : les socialistes que l’État se charge de tout et ne fasse rien.


Une constitution est la substitution d’un contrat positif au contrat subjectif d’Hobbes et de Rousseau, au droit impératif dérivant de la force, de la naissance, de la tradition ou de la religion.

Les constitutions sont choses modernes et très rares jusqu’au XIXe siècle.

Des publicistes peuvent soutenir que l’Angleterre même n’a pas de constitution au vrai sens du mot et que la première constitution qui ait paru dans le monde est celle des États-Unis de 1787.

Aux États-Unis, l’agrégation a été volontaire, de l’individu à l’État, de l’État à la fédération. En France, l’agrégation a été forcée, imposée par la politique ou la violence du roi. Nous portons toujours l’empreinte de cette coercition ; même quand nous voulons nous dégager, nous restons écrasés sous la pression de l’étau. Nous comprenons théoriquement l’individualisme, nous n’avons pas encore su le pratiquer.

Les constitutions écrites, connues, réelles, ne sont pas des renonciations de droits ; c’est, au contraire, l’affirmation de droits : tels le Bill of Rights de 1689 en Angleterre, la Constitution des États-Unis de 1787 et enfin la Constitution française de 1791. Dans ces actes, les hommes mettent en commun certains intérêts ; — mais ils ont soin de spécifier ceux qu’ils entendent expressément se réserver, et ceux qu’ils se réservent prennent le nom de libertés.

Toutes les constitutions que nous venons de mentionner et toutes celles qui ont été calquées sur elles, ont eu pour objet d’assurer aux individus le pouvoir d’agir et de faire garantir par l’État la sécurité de leur action.

On peut dire que le progrès politique a suivi lentement le progrès de l’association commerciale. Au fur et à mesure que les rapports commerciaux se développent, l’association spécifie de plus en plus nettement l’objet du contrat et ses limites.

Co limited. — Sociétés à responsabilité limitée, dans laquelle l’individu n’engage qu’une certaine portion de son capital et ne l’engage pas tout entier.

Nos constitutions modernes ont pour but de réserver certains intérêts que l’individu ne veut pas mettre en commun : sa pensée, sa foi, sa liberté de travailler, sa personne, sa propriété. Limited ! L’État ne touchera à sa propriété pour le fonds commun qu’avec son consentement donné directement ou par ses mandataires, sous certaines conditions ; l’État ne pourra toucher à sa personne que, dans certaines conditions, pour des services publics, comme la défense nationale, ou pour préserver la sécurité publique, s’il se rend coupable de délits ou de crimes ; l’État ne devra pas l’empêcher de travailler où et quand bon lui semblera ; d’avoir le culte qu’il lui plaira ou de ne pas en avoir ; de juger les idées, les doctrines ou les faits d’après son opinion personnelle et non d’après l’ordre de l’État ; et une société est en progrès quand ces attributs de l’individu deviennent de plus en plus inattaqués et inattaquables et se précisent davantage. Elle recule, quand ces attributs ne sont plus respectés, quand la personnalité du citoyen en arrive à se perdre dans un amalgame confus.

Tout droit reconnu, fixé dans une constitution, est une conquête sur l’arbitraire.

L’amendement IX de la constitution des États-Unis a soin d’ajouter :

L’énumération faite, dans cette constitution, de certains droits, ne pourra être interprétée de manière à affaiblir ou à exclure d’autres droits conservés par le peuple.

Ce qui distingue le contrat politique du contrat commercial, c’est que celui-ci a pour objet l’échange de services ou de marchandises, avec gain, tandis que le contrat politique ne doit avoir pour objet que d’assurer la sécurité de l’action des participants.

L’État, ou pour mieux dire le Gouvernement, a un devoir positif et un devoir négatif :

1o L’État doit administrer les intérêts communs qui ne peuvent être divisés sans être détruits, comme la sécurité extérieure et intérieure.

2o L’État ne doit faire que ce que l’initiative privée est incapable de réaliser, et il ne doit le faire que dans l’intérêt de tous ; il ne doit se livrer à aucune entreprise pouvant donner un gain.

Telle est la théorie de Quesnay, de Turgot, de Mirabeau, de Humboldt[1], de Laboulaye, de Cobden, de John Bright, d’Herbert Spencer et de tous les individualistes : c’est la base de la Déclaration des Droits de l’homme.

Il n’y a que les atteintes à la liberté d’action d’autrui qui appellent l’intervention d’une puissance autre que celle de l’individu. Alors la contrainte est nécessaire pour empêcher une contrainte pire, et c’est la nécessité qui est le critérium de l’intervention.

Doivent être interdits les actes qui, par fraude ou force, portent atteinte à la liberté des actes d’autrui, ou vraisemblablement doivent amener ce résultat. Un individu, possesseur de dynamite, dont il ne peut justifier l’usage, peut être frappé pour cette possession.

Tous les autres actes doivent être l’objet de conventions privées, tacites ou explicites.

Le rôle de l’État est de respecter la liberté du débat et d’assurer la sécurité du contrat.

La loi ne doit intervenir que pour en assurer l’exécution.

Dans un régime de liberté, ainsi compris, la loi ne diminue pas notre puissance d’action ; elle l’augmente, en nous donnant la sécurité de l’action.

Le gouvernant n’a pas à dire à l’homme : « Travaille et je te récompenserai, » mais : « Travaille avec sécurité, et je te garantis les résultats de ton travail. »

Il est vrai que Cauer, l’éditeur même de Guillaume de Humboldt, dit : « Notre but n’est pas de mettre notre volonté à l’abri de la puissance de l’État, mais de la faire passer dans cette puissance. » C’est la théorie de Rousseau et de tous les autoritaires. C’est la théorie des socialistes. Ils veulent avoir le pouvoir pour y faire la politique d’oppression et de spoliation qu’ils proclament hautement.

Le but des vrais libéraux, quand ils sont au pouvoir, doit être, au contraire, de garantir la sécurité extérieure et intérieure de la nation ; de maintenir la garantie des droits acquis, de dégager les droits méconnus, d’assurer la justice pour tous, contre toute l’oppression et tout privilège, et d’administrer avec vigilance et scrupule les intérêts de la nation, sans jamais les sacrifier à des intérêts particuliers.

Qu’est-ce que la « souveraineté » dont parle l’article 1er du titre III de la constitution de 1791 ? « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ; » mais qu’est-ce que la nation à qui la constitution le reconnaît ?

Ce mot pompeux de « souveraineté » représente une vieille idée de domination, transformée en un mot métaphysique. Plus modestement, on peut dire que les représentants de l’association politique, ceux qui sont chargés de ses intérêts généraux, de sa sécurité intérieure et extérieure, doivent avoir les pouvoirs nécessaires pour l’assurer ; et qu’une fois qu’ils ont ces pouvoirs, nul ne doit essayer de vouloir agir, en même temps qu’eux ou concurremment avec eux.

Dans une société commerciale, si un individu, sans mandat, se mêlait d’engager les ressources de la société, d’agir pour elle, s’attribuait un rôle qui ne lui aurait pas été régulièrement reconnu, il serait mis à la porte et passible de pénalités pécuniaires et personnelles.

Dans une nation, à plus forte raison, nul n’a le droit de s’arroger des fonctions, un rôle, d’édicter des lois contraires aux lois générales, de faire une police contre la police, de frapper des individus d’interdit, etc., comme nous l’avons vu faire, sous la Révolution, par le club des Jacobins, sous la Restauration par la Congrégation, et comme nous le voyons faire par des syndicats.

Tandis que les socialistes veulent que « la Société », c’est-à-dire l’État, fasse tout, ils considèrent avec leur logique accoutumée, que le gouvernement ne doit remplir aucune des conditions du gouvernement.

Or, qu’il soit monarchique ou démocratique, despotique ou libéral, tout gouvernement sous peine de suicide doit : 1o assurer la sécurité nationale, la préserver de toute atteinte aussi bien au point de vue moral qu’au point de vue matériel ; 2o garantir la sécurité, au point de vue civil et au point de vue criminel.

Plus un gouvernement remplit complètement ces deux objets, meilleur il est ; plus il s’en écarte et plus il est mauvais.

Les ignorants s’imaginent que les individualistes sont des anarchistes, et ils sont surpris s’ils voient tout d’un coup l’un d’eux, appelé au pouvoir par le hasard des circonstances, agir avec décision et énergie et ne pas tolérer que l’action du gouvernement soit entravée par des tyrannies d’individus audacieux ou de groupes, parlementaires ou autres.

C’est l’étonnement que j’ai occasionné, quand je suis devenu ministre, aux badauds qui ne me connaissaient pas ou n’avaient jamais lu mes livres. Autrement ils auraient su que ce qui distingue l’individualiste du socialiste, c’est que si le premier veut que l’État ait peu de fonctions, mais nettement déterminées, il entend qu’il les remplisse bien, tandis que le second veut que l’État se charge de tout, mais ne fasse rien.



  1. Humboldt. Des limites de l’action de l’État.