Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 4/Chapitre 4

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Action dépressive du socialisme
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CHAPITRE IV


Action dépressive du socialisme.



Le vrai péril socialiste. — Dépression intellectuelle et morale. — La loi du moindre effort. — Minimum d’effort économique, maximum d’effort politique. — Punir le travail, récompenser la paresse. — Mesures transitoires. — II. Le droit au bonheur. — Réclamation d’Alphonse. — Millerand et le compagnon. — Bagues et ampoules aux doigts. — La vraie révolution sociale. — III. Subordination des capables aux incapables. — Le symbole de l’idéal socialiste. — IV. Séparation de l’homme et de la chose. — Le socialisme les confond. — Pourquoi pas l’anthropophagie ? — V. Uniformité. — Pas de division du travail. — Athènes et Sparte. — La Méduse. — Suppression de la force motrice. — Arrêt de développement. — Travail servile. — VI. La loi de famille. — Protection de l’enfant : liberté de l’adulte. — Changer l’homme en bébé : idéal socialiste. — Tout peuple soumis à la loi de famille est frappé d’impuissance.


I. Si nous nous préoccupons de sauvegarder les droits individuels, c’est que ce sont eux que visent socialistes et réactionnaires de tout genre. Ce ne sont point leurs menaces de guerre sociale, de moyens violents, de crises terribles, de revanches de la Commune qui sont à redouter. Sans doute, des guerres sociales sont d’épouvantables accidents dans la vie d’un peuple, des déraillements qui, non seulement font des victimes, mais laissent d’effroyables souvenirs. Il a fallu plusieurs générations pour que la France se remît du cauchemar de la Terreur. Mais enfin ils ne frappent pas un peuple à tout jamais d’impuissance. Ce ne sont pas les bombes des anarchistes qui doivent nous émouvoir : elles font plus de bruit que de mauvaise besogne ; car au mois d’août 1892, les 1.615 explosions de dynamite qu’on comptait, dont 1.122 en Europe et 502 en Amérique, n’avaient causé que 21 morts[1]. Mais ce qui est grave, c’est la dépression intellectuelle et morale, dont le socialisme frappe tous ceux qu’il atteint. Un peuple chez lequel il deviendrait endémique serait rapidement condamné à l’impuissance et à la mort.

On connait la loi du moindre effort : — produire les mêmes effets avec le plus petit effort possible, — qui joue un si grand rôle en mécanique ; qui explique tant de phénomènes physiologiques et psychologiques ; qui est devenue la clef de la linguistique. « Les barbares abrègent tous les mots », avait dit Voltaire, en observent la manière dont ils avaient déformé la langue latine.

Cette loi du moindre effort, Adam Smith l’a dégagée dans la vie économique des peuples, en démontrant que tous les monopoles, prohibitions, règlements destinés à favoriser la production étaient non des moteurs, mais des freins qu’il fallait supprimer. Il a substitué aux rouages compliqués la transmission directe de mouvement. Il a appris, aux hommes qui malheureusement n’ont pas encore tous profité de son enseignement, que la loi du moindre effort avait été résumée dans la formule française de Gournay : « Laissez faire ! » dont le respect assurerait plus de justice à tous.

Les socialistes veulent aussi appliquer la loi du moindre effort. Seulement, ils l’entendent tout autrement.

Aux badauds qui les écoutent, ils disent : — « Ne vous donnez pas de peine, mais criez, clamez, menacez et prenez-nous pour vos échos : nous vous promettons de vous apporter, sans que vous ayez d’autres peines que de parler, crier, menacer et peut-être donner, à un moment, quelques coups, ce que les autres ont accumulé par leur travail, leur intelligence et leurs privations. Vous n’avez rien à faire qu’à nous croire et à nous rendre les maîtres. Alors vous ne travaillerez qu’à votre gré, et le patron sera forcé de vous payer, même quand vous n’aurez rien fait. Ce sera la première étape. À la seconde, la Société le remplacera, et comme tout appartiendra à tous, vous serez les maîtres ; et la Société vous obéissant vous donnera la richesse, sans que vous ayez besoin de vous occuper de la produire. Il vous suffira de désirer, vous serez satisfaits. Moïse n’espérait la terre promise qu’après la traversée du désert : avec nous, vous n’avez ni faim, ni soif à endurer. Allez au cabaret et ne vous occupez pas de l’épargne ; car à quoi bon ? puisque vous gagnerez au centuple, si vous allez déposer dans une urne de temps en temps un morceau de papier portant nos noms et ceux de nos amis. Voilà tout ce que nous réclamons de vous et, en échange, nous vous promettons l’aisance, la richesse et toutes les joies, réservées aux riches. »

En faisant l’apologie de la paresse, M. Pablo Lafargue ne savait probablement pas si bien exprimer le caractère réel du socialisme.

Les socialistes comprennent la loi du moindre effort en matière sociale de la manière suivante : minimum d’effort économique, maximum d’effort politique.

Toutes les conceptions socialistes ont pour but de punir le travail et de récompenser la paresse.

Dès aujourd’hui, ils demandent comme mesures transitoires :

L’interdiction du travail aux pièces, afin que l’ouvrier indifférent ou lent gagne autant que l’ouvrier actif et habile ;

La limitation des heures de travail, au profit de l’ouvrier faible et paresseux ;

Un minimum de salaire, de manière à obliger l’employeur de ne pas tenir compte de l’effort et de rémunérer l’oisiveté à l’égal de la production ;

La confiscation de la propriété, par l’impôt ou autres moyens, sur ceux qui l’ont acquise au profit de ceux qui la désirent ;

Des services municipaux, en attendant des services nationaux et internationaux, se chargeant de pourvoir à tous les besoins : des palais, comme la Bourse du travail ; des subventions de toutes sortes ; des fonctions, joignant l’agréable à l’utile socialiste.

— Il vous suffit de voter, mes amis ! et vous n’aurez plus rien à faire ! et les riches payeront de gré ou de force. Chacun a droit au bonheur !

II. La Société devra donc faire le bonheur de tous les ouvreurs de voitures, souteneurs, mendiants, dégénérés, infirmes intellectuels et moraux, incapables de travailler ? Sa préoccupation sera l’entretien soigneux des parasites et, sans doute aussi leur reproduction, alors qu’aujourd’hui en s’éliminant eux-mêmes, ils rendent à la société le seul service à leur portée.

D’après non seulement les vrais socialistes, mais les socialistes politiques comme Millerand mais les néo-socialistes comme Tony Révillon, voici une des alternatives fâcheuses dans laquelle se trouve la Société :

Alphonse. — Je veux Adèle.

La Société. — Prends-la.

Alphonse. — Elle ne veut pas.

La Société. — C’est fâcheux.

Alphonse. — Force-la ! Tu dois assurer mon bonheur.

La Société. — Mais si je fais ton bonheur, je fais son malheur. C’est bien embarrassant.

Alphonse. — Cela ne me regarde pas. J’ai droit au bonheur. Tous les socialistes l’ont dit. Il me le faut. Débrouille-toi, ou malheur ! je vais chercher ma bombe, et je te démolis !

Dans cette société chimérique, le dialogue suivant s’engagerait dès le premier matin :

M. Millerand. — Voici une pioche et va remuer de la terre.

Le compagnon. — Je ne veux pas travailler.

Millerand. — Tout le monde doit travailler.

Le compagnon. — Et pourquoi ? La Société doit me nourrir, me vêtir, me loger, me chauffer, m’éclairer et faire mon bonheur sans que je m’en occupe. C’est son devoir. L’as-tu dit, Millerand ? J’ai là ton discours d’Abbeville du 15 décembre 1893. Donne-moi un cigare et une absinthe.

Millerand. — Si tu ne travailles pas, tu n’auras rien.

Le compagnon. — Mais malheur ! alors c’est donc comme sous le régime de l’infâme capital. La Société manque à son devoir. Tu as donc blagué, Millerand ! Tu es un renégat. Donne-moi un cigare.

Millerand. — Non, prends ta pioche.

Le compagnon. — Ta pioche ? ta pioche ? je n’en veux pas, je veux « me la couler douce ». Tu ne veux pas me donner un cigare ? je vais aller le prendre.

Millerand. — Je te le défends. Il faut que tu le gagnes.

Le compagnon. — Que je le gagne, moi ? Mais tu es donc un bourgeois ? tu parles comme un économiste. Si je me suis mis socialiste, c’est pour que la Société s’occupe de moi. À chacun selon ses besoins ! voilà. Je vais prendre mon cigare et un bon.

Millerand. — Je te le défends.

Le compagnon. — Et si je ne t’écoute pas ?

Millerand. — Je te mets en prison.

Le compagnon. — En prison ? mais alors qu’est-ce que j’ai gagné à être socialiste, à faire la sociale, à voter pour les socialistes ? C’est pire qu’autrefois, car on ne s’était pas avisé de me donner une pioche : j’étais bijoutier.

Millerand. — Mais il n’y a plus place, dans la Société socialiste, pour les métiers destinés à alimenter le luxe éhonté des infâmes capitalistes.

Le compagnon. — Ah ! mais moi, j’avais compris que si je ne travaillais plus pour cet infâme luxe, j’en jouirais : et au lieu de bagues aux doigts, tu m’offres des ampoules. Merci bien.

Millerand. — C’est la règle.

Le compagnon. — Et si je travaille, aurais-je mon cigare et une bouteille de vin ?

Millerand. — Ça dépendra du répartiteur.

Le compagnon. — Mais, au moins, autrefois de l’argent que j’avais gagné, je faisais ce que je voulais.

Millerand. — Maintenant, il n’y a plus d’argent. Tu as le devoir d’obéir aux ordres que je te donne, au nom de la Société.

Le compagnon. — Ah ! c’est comme ça, traître ! Renégat ! tu nous as trompés ! je me doutais bien que tu n’étais qu’un faux socialiste, espèce de bourgeois ! Prends donc ma pioche à ma place ; moi, je vais prendre mon fusil. Ce n’est pas ça, la vraie Révolution sociale ! je vais aller y travailler.


III. — En attendant ce règne du bonheur, ce que les socialistes réclament tous les jours, avec les protectionnistes, du reste, c’est que la puissance, l’énergie, la capacité des meilleurs, soient mises au service des plus déprimés moralement, intellectuellement et physiquement ; mais alors, l’État surchargera et écrasera les plus forts au profit des moins forts. Il ne fortifiera pas ces derniers qui, comptant sur lui, au lieu de redoubler d’énergie, s’atrophieront dans leur apathie. Il affaiblira les premiers, et réduira tous les citoyens à une égale impuissance misérable qui en fera la proie économique, sinon politique, des peuples qui auront su sauvegarder leurs libertés individuelles.


Non seulement ces rétrogrades, dans leur morphologie sociale, reviennent aux vieilles formes, mais dans leur physiologie, ils ramèneraient les groupes humains les plus développés aux types primitifs, grossiers et impuissants. Car, ce à quoi ils aspirent, c’est à la subordination des capables aux incapables, de sorte que, d’après leur plan, les changements, au lieu de se faire dans le sens de l’évolution, se feraient dans le sens de la régression et que la lutte pour l’existence aurait pour but le triomphe des impuissants sur les forts, des parasites sur les producteurs. Le symbole de cette politique, ce serait Prométhée enchaîné par les pygmées et mangé par les poux.


IV. — Tandis que l’évolution rend l’individu de plus en plus indépendant de ses intérêts, le propriétaire de la glèbe, le débiteur de la dette, le contribuable de la contribution, l’actionnaire de l’action, le rentier de son titre au porteur, le capitaliste du morceau de papier qui représente sa copropriété, l’ouvrier de son travail, le commerçant de sa marchandise, en un mot sépare l’homme de la chose, — dans la conception socialiste, la chose ressaisit l’homme et l’absorbe.

Le communisme a existé au début des sociétés ; donc, les socialistes nous le montrent comme idéal de l’avenir : et pourquoi pas aussi la hutte du sauvage, son vêtement de peau, sa hache de pierre, son fétiche, son tison précaire, et ne pas nous présenter, comme cuisine de l’avenir la géophagie et l’anthropophagie ?

V. — Supposons que les socialistes arrivent à constituer la nation sur un type plus ou moins rapproché de celui qu’ils tracent, l’expérience universelle nous permet d’affirmer la prévision suivante.

Dans l'état socialiste, tous les individus doivent être coulés dans le même moule, recevoir la même empreinte. Ne savons-nous pas que l’élève des Jésuites est frappé d’un cachet particulier ; que le prêtre défroqué, que l’officer démissionnaire conservent toujours des habitudes d’esprit et de corps qui les font reconnaître ? Dans l’organisation socialiste, point d’individualités ; des numéros passifs.

Voyez deux républiques : la plus individualiste des cités antiques, Athènes, avec Thémistocle, Périclès, Thucydide, Phidias, Xenophon, Platon et Aristote, fils de son territoires ou de son adoption, léguant les chefs-d’œuvre de l’art et de l’intelligence à l’admiration du monde : et à côté, la communiste Sparte, dans laquelle un hoplite ressemble à un hoplite, et dont nous ne connaissons les héros que par les écrivains de sa rivale.

Le progrès ne s’acomplit que par la division du travail, donc par la diversité des aptitudes : là où tous se ressemblent, il y a stagnation. Une société socialiste réussie serait à nos sociétés actuelles, ce qu’est une méduse relativement à un mammifère : une masse homogène, mais inerte.

Dans les civilisations où le travail servile et la contrainte, ont fait place au travail libre, les efforts de l’homme se sont multipliés dans tous les sens ; les découvertes et les inventions, dues à l’initiative personnelle, ont mis à sa disposition des forces extérrieures, dans des proportions qui ont dépasse toutes les prévisions ; ont augmenté sa richesse, c’est-à-dire la possibilité de se procurer le maximum d’utilités avec le minimum d’efforts dans le minimum de temps.

Que fait le socialisme ? il supprime l’initiative individuelle, il supprime la concurrence, il supprime le mobile qui a développé à son maximum l’énergie humaine : il le remplace par l’apathie du travail commandé, par l’atrophie qui résulte de la non-concurrence ; et il frappe ceux qu’il touche d’arrêt de développement.

Si l’individu ne doit agir que sur un ordre étranger, s’il ne doit penser que conformément à une volonté extérieure ; s’il a pour l’inciter à l’action non la prime qui résultera de son effort, mais la crainte d’un châtiment ou l’espoir d’une faveur, laissée à l’arbitraire, il est déprimé, servile, paresseux, indifférent, lâche moralement et physiquement, et impuissant sauf pour le mal. Les esclaves d’hier, les misérables peuples de l’Afrique et de l’Orient, nous présentent ces types que nous retrouvons encore empreints sur certains peuples européens, et sur de nombreux individus, vivant même dans les milieux les plus développés.

VI. — L’enfant, au moment de sa naissance, succomberait si la mère ne le recueillait, ne le nourrissait, ne le soignait, ne le préservait de tous les dangers qui l’entourent. Plus il est faible, plus il doit être entouré de soins. On ne le consulte pas sur ce qui lui convient ou ne lui convient pas ; et tant qu’il ne peut pourvoir à ses besoins, il doit obéir. S’il essaye de se soustraire à cette obéissance, il y est ramené plus ou moins sévèrement. Il ne vit qu’à cette condition de sujétion.

C’est la loi de famille en vertu de laquelle chaque individu doit recevoir des secours en proportion de son incapacité.[2]

Apres cette période, il doit recevoir des profits en raison de sa capacité. En un mot ; protection de l’enfant, liberté de l’adulte.

Et à quoi aboutissent toutes les conceptions socialistes ? Sinon à rejeter l’adulte dans la situation de l’enfant, à le faire rétrograder en ce petit être qui ne peut exprimer sa volonté que par ses cris, à le livrer bien emmaillotté afin qu’il soit bien sage, à cette marâtre inconnue, la Société, dont l’existence ne pourrait se révéler que par la tyrannie.

Changer l’homme en bébé, criant à la Société : — maman ! Tel est l’idéal socialiste !

Cette loi de famille, que Cleveland appelait, dans son message, « le paternalisme » c’est celle des pays de l’Orient où l’individu n’existe, ne vit, n’agit, ne possède que par la permission du calife, du sultan, du pacha ; et l’observation, aussi bien que la déduction, nous permet de dire que tout peuple soumis à la loi de famille est frappé d’impuissance.


  1. Les Coulisses de l’Anarchie par Flor O’Squar.
  2. V. Herbert Spencer.