Les Prisons de Paris : Mazas, Saint-Lazare, La Roquette
Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Prisons de Paris (Maxime Du Camp).
Sur la façade des prisons que les Génois avaient fait construire, on lisait le mot libertà. Ce n’était point là, comme on pourrait le croire, une inscription ironique. Cela signifiait simplement que l’emprisonnement des malfaiteurs assure la liberté des honnêtes gens. Les prisons d’aujourd’hui ne ressemblent pas plus aux prisons d’autrefois que la justice des temps passés ne ressemble à celle de notre temps, et, quoiqu’il reste encore bien des progrès à faire, ceux qui lentement et trop parcimonieusement ont été accomplis sont déjà considérables. La liberté individuelle, garantie par une série de lois intelligentes, n’est plus à la merci du bon plaisir ; les lettres de cachet ont disparu dans les premiers jours de la révolution, pas sitôt qu’on le croit cependant, car la dernière dont on ait gardé le souvenir fut lancée par le roi en 1790 contre un nommé Fontalard, qui fut enfermé au grand hôpital. Ce n’était point seulement pour causes politiques que des détentions arbitraires étaient indéfiniment prolongées, les causes criminelles n’étaient point mieux traitées, et les prisonniers qui aspiraient au jour de la délivrance fixé par le jugement même dont ils avaient été frappés comptaient souvent plusieurs années avant de voir s’ouvrir devant eux la porte des geôles où ils croupissaient. Pour conserver en dehors de tout droit les « gens de force » à bord des galères, on invoquait la raison d’état ; la marine manquait de bras, et il fallait lui en fournir. Colbert, malgré, la grande renommée qu’il a conservée, fut un de ces durs partisans d’iniquité qui, réfractaires à l’idée de justice, maintenaient sous le bâton de la chiourme de misérables contrebandiers, de pauvres faux saulniers dont la peine était expirée depuis longtemps. Les documens officiels abondent, et prouvent que ces erreurs volontaires rentraient dans un système préconçu. Un état du 4 août 1674 démontre que, sur 103 forçats libérés parce qu’ils sont invalides, 22 « avaient servi de quinze à vingt ans au-delà de leur condamnation[1]. » En cela, Colbert suivait une tradition léguée par les rois de France. Henri IV lui-même, le roi « de la poule au pot, » par lettres patentes du 6 juin 1606, recommandait de garder les forçats pendant six ans, « nonobstant que les arrests fussent prononcés pour moins de temps. »
Telle était donc la façon dont la vieille monarchie française envisageait ce qu’il y a de plus sacré au monde, la liberté humaine[2]. L’homme une fois arrêté, — criminel ou non, — devenait une sorte de bétail, moins que cela, une chose qu’on jetait dans un trou, pêle-mêle avec des misérables, des fous furieux, de la vermine et des immondices. Ces cachots, ces géhennes, ces in-pace, étaient des caves sans air et sans jour ; des gens s’évanouirent en y pénétrant ; d’autres y moururent et s’y décomposèrent, ajoutant pour les survivans l’horreur du sépulcre à l’horreur de la prison. — Comme nourriture, le pain noir et l’eau ; comme traitement, le fouet. A Saint-Lazare, à l’hôpital général (Salpêtrière), à Bicêtre, on fouettait : qui ? les condamnés ? Non pas, mais les prévenus et même les malades. Beaumarchais s’est toujours défendu d’avoir été soumis à ce traitement ignominieux, et cependant rien ne prouve qu’il ait pu se soustraire à une règle générale. Pour lit, on avait de la paille qui promptement devenait du fumier ; des arrêts de règlement du 10 décembre 1665, du 15 janvier 1685, du 18 juin 1704, du 1er septembre 1717, disent que « les geôliers sont tenus de donner de la paille fraîche tous les mois pour les cachots clairs, tous les quinze jours pour les cachots noirs. » Dans son Histoire du Châtelet de Paris M. Ch. Desmaze, conseiller à la cour impériale, cite une description du For-l’Évêque trouvée par lui dans un « projet concernant l’établissement de nouvelles prisons dans la capitale, » manuscrit rédigé par un magistrat du xvii(e siècle. Le tableau est peint sur le vif. « La cour ou préau n’a que trente pieds de long sur dix-huit de large, et c’est dans cet espace qu’on enferme quelquefois quatre et cinq cents prisonniers… Les cellules qui sont sous les marches de l’escalier ont six pieds carrés ; on y place cinq prisonniers… Les cachots sont au niveau de la rivière, la seule épaisseur des murs les garantit de l’inondation, et toute l’année l’eau filtre à travers les murs. Là sont pratiqués des réceptacles de cinq pieds de large sur six pieds de long dans lesquels on ne peut entrer qu’en rampant, et où l’on enferme jusqu’à cinq détenus. Même en été, l’air n’y pénètre que par une petite ouverture de trois pouces, percée au-dessus de l’entrée, et lorsqu’on passe en face, on est frappé comme d’un coup de feu. Ces cachots, n’ayant de sortie que sur les étroites galeries qui les environnent, ne reçoivent pas plus de jour que ces souterrains, où l’on n’aperçoit aucun soupirail. Le Grand et le Petit-Châtelet sont encore plus horribles et plus malsains. » Du reste, si l’on veut savoir à quoi s’en tenir sur les prisons du Châtelet, il faut lire l’Enfer de Clément Marot, qui, en 1515, y fut enfermé « pour cause de religion, » et à qui le souvenir de ce qu’il avait supporté inspira son poème.
Lorsque dans ces prisons, que notre imagination est impuissante à se figurer, quelque prisonnier faisait résistance, on n’y allait pas de main morte. Le 11 juin 1723, un certain Chevet, détenu au For-l’Évêque parce qu’il était impliqué dans une affaire de banqueroute reçut ordre de quitter la chambre qu’il occupait et de se rendre dans une autre. Il refusa d’obéir, on voulut le contraindre ; mais, ayant trouvé moyen de s’armer d’une fourche et d’un couteau, il se mit en rébellion ouverte. Le lieutenant criminel et le procureur du roi, mandés à la hâte, imaginèrent un moyen fort simple d’apaiser promptement cette révolte individuelle : ils firent tuer le prisonnier ; puis, afin que force restât à la loi, ils intentèrent un procès au cadavre, qui fut condamné à être pendu par les pieds après avoir été préalablement traîné sur une claie jusqu’au lieu du supplice. Ce beau jugement fut sans désemparer confirmé par un arrêt de la Tournelle, arrêt qui reçut son exécution le même jour en place de Grève, et fut crié dans les rues de Paris contre Chevet, « dûment atteint et convaincu de la rébellion par lui faite à justice dans sa prison du For-l’Évêque, tenant un couteau d’une main et une fourche de l’autre. » On pourrait sans peine multiplier les exemples de ce genre. Jusqu’à la veille même de la réunion des états-généraux, la détention fut arbitraire, et le plus difficile pour un prisonnier était de trouver des juges. Les archives de la préfecture de police, si riches en documens de toute espèce, gardent un carton intitulé : affaire du comte de Sannois. Ce Sannois, ancien officier des gardes françaises, était un vieillard infirme que sa femme, dont il voulait se séparer, avait fait arrêter sous prétexte qu’il s’était approprié une partie de sa fortune. Enfermé à Charenton sous la garde des frères de la Charité, qui usaient plus souvent du bâton que des raisonnemens pour convaincre leurs prisonniers, il envoyait « à l’impitoyable M. Lenoir, conseiller d’état, lieutenant-général de police, son plus proche voisin de campagne, » des placets qui restaient sans réponse. Dans les mois de novembre et de décembre 1785, il adresse trente-quatre lettres au baron de Breteuil, qui n’en tient compte. Il fatiguait le ministre de ses importunités et de ses plaintes ; son langage se ressent de la phraséologie du temps ; il parle des âmes sensibles, du vertueux monarque, de l’empire des lois, à qui nul ne peut être soustrait. Toujours et sans cesse, pour unique faveur, il demande des juges. On était las de ses suppliques, on voulait l’empêcher d’en faire de nouvelles, et on lui retira toute espèce de papier. Alors ce qu’on voit est lamentable, et il y a trois lettres qu’il est difficile de regarder sans émotion. La première est écrite en très gros caractère sur une carte géographique représentant le tableau des postes de France en 1780 ; la seconde est tracée sur un mouchoir de toile. « Monsieur, n’ayant point de papier, je suis forcé de vous écrire sur du linge. » La troisième, rongée par les vers, qui l’ont trouée comme un crible, se déroule sur une sorte de pâte, moitié plâtre et moitié carton, appliquée sur une cravate de batiste, soutenue par des bandelettes de toile grossière empruntée à quelque torchon oublié dans le cabanon. Elle est sinistre d’aspect, et, pour être ainsi confectionnée, a dû exiger des efforts considérables. De ces pauvres chiffons qui, sans résultat, ont passé sur le bureau du lieutenant de police et des ministres, on dirait qu’il sort une voix pleine de lugubres prédictions. On avait beau murer les fenêtres et doubler les sentinelles, les cris de la prison commençaient à s’entendre au dehors. Ceux que poussait Mirabeau perçaient les pierres des donjons. Michelet les a cités ; qui ne se les rappelle ? « Mon père, je suis tout nu ! mon père, je suis aveugle ; déjà je ne vois plus qu’à travers des points noirs ! » L’emblème par excellence de la royauté française était une prison, la Bastille. Elle écroulée, tout s’écroula.
Jusqu’en 1789, il existait en France trois sortes de prisons : les prisons royales, les prisons seigneuriales, les prisons de l’officialité (appartenant aux évêques) ; elles étaient régies par les ordonnances caduques de Charles VI, de François Ier, et par l’ordonnance plus prévoyante de 1670. Malgré les traitemens qu’on y éprouvait, elles n’étaient que l’antichambre de la justice, des galères ou de l’échafaud. Sous l’ancien régime, l’emprisonnement ne constituait pas une pénalité, il n’avait d’autre but que de s’assurer de la personne même de l’inculpé. Ce fut l’assemblée législative qui, en 1791, considéra la privation de la liberté comme une punition dont la durée devait être graduée selon l’importance du crime ou du délit. Les prisons furent alors divisées en quatre catégories distinctes, qui répondaient d’une façon à peu près suffisante aux besoins de la justice ; c’étaient : 1° les maisons d’arrêt ; 2° les prisons pénales criminelles, dans lesquelles il faut comprendre les bagnes, les maisons de force et les maisons de gêne[3] ; 3° les prisons pénales correctionnelles ; 4° les maisons de correction destinées aux enfans âgés de moins de seize ans et aux jeunes gens mineurs arrêtés et détenus à la demande de leurs parens. Ce système, malgré quelques légères modifications apportées en l’an IV, subsista jusqu’en 1810, année où furent inaugurées les maisons centrales. Toutes ces réformes, dont l’importance n’est pas discutable, étaient d’ordre presque exclusivement administratif. Le régime intérieur des prisons, les infirmeries, où dans certains cas un seul lit recevait trois ou quatre malades en même temps, l’exploitation du détenu par le gardien, la nourriture insuffisante et malsaine, la paille servant de litière dans d’abjects dortoirs, toutes les hontes en un mot léguées par la vieille France à la France nouvelle subsistaient encore. Pendant la république, les prisons ne sont que des cloaques ; c’est en vain que dans la séance du 25 pluviôse an IV le directoire envoie au conseil des cinq-cents un message pour appeler l’attention sur ce sujet ; nulle amélioration n’est apportée à cet état de choses déplorable. Le consulat et l’empire passent, sans se préoccuper de la question, et laissent les prisonniers aux prises avec la corruption morale et physique dans des geôles repoussantes. Ce fut la restauration qui la première, mue par un louable esprit de justice et de charité, s’aperçut que les détenus étaient des hommes, et que le devoir d’une société qui se respecte était de faire quelque chose pour eux. Une ordonnance royale du 9 avril 1819 institua une société des prisons, choisie avec discernement parmi des publicistes, des jurisconsultes, des administrateurs, des députés, et la chargea d’étudier le régime des prisons et de proposer les améliorations qu’elle jugerait compatibles avec la sécurité publique. Cette commission, qui amena d’excellentes modifications au système intérieur dont les prisonniers avaient eu tant à souffrir, cessa ses fonctions en 1829. Malheureusement, imbue encore des traditions que la France a tant de mal à répudier, elle ne s’était guère occupée que de la situation matérielle des détenus ; elle avait supprimé autant que possible les punitions inhumaines, les agglomérations dangereuses pour la santé ; elle avait donné de l’air et du jour où il en manquait, exigé des soins de propreté plus que négligés auparavant, fait renouveler les literies primitives et veillé à ce que les détenus ne souffrissent ni du froid, ni de la faim. C’était beaucoup ; mais c’était bien peu en regard de ce qui restait à faire. Le condamné, selon la vieille idée monarchique, n’était-il qu’une chair sur laquelle on peut agir sicut in anima vili, ou bien, malgré les crimes qu’il avait commis, malgré la note infamante qui le rejetait hors de la société, gardait-il une âme qu’il était possible de pénétrer et de ramener au bien ? En un mot, la société, une force nuisible s’étant tournée contre elle, devait-elle faire effort pour amener cette force à devenir utile et profitable, ou devait-elle se contenter de la neutraliser ? Cette idée si simple qu’aujourd’hui elle nous paraît naturelle, on fut des siècles avant de la voir poindre.
Elle nous arriva des pays d’initiative protestante, d’Amérique et d’Allemagne, où déjà elle était expérimentée, et donnait des résultats favorables avant même que nous eussions songé à examiner sérieusement notre système pénitentiaire. Le bouleversement était radical, et le principe qui commençait à s’imposer à l’attention des hommes compétens était diamétralement opposé à celui que, par inertie et par respect pour des habitudes prises, nous maintenions chez nous. Au lieu de laisser les détenus vivre en commun, sans être catégorisés selon la qualité de leur crime, dans une oisiveté presque complète et une épouvantable promiscuité, il allait être question de les isoler absolument, le jour aussi bien que la nuit, et de les astreindre à un travail dont la privation deviendrait pour eux une punition disciplinaire. Quoique généralement en France nous ne péchions point par excès de logique, on procéda dans ce cas avec un esprit de méthode assez remarquable. Dès 1833, on était résolu à reconstruire la Grande-Force, qui menaçait de tomber en ruine, et le conseil-général du département de la Seine avait décidé en 1836 que la nouvelle prison, composée de huit divisions distinctes, serait élevée dans le faubourg Saint-Marcel, et disposée de telle sorte que chaque catégorie de criminels serait séparée. C’était un progrès, mais il ne répondait déjà plus aux exigences. S’appuyant sur ce fait, qu’il est presque toujours indispensable que les prévenus soient au secret et sévèrement maintenus en dehors de toute communication, le ministre de l’intérieur arrêta, vers les premiers jours de 1837, que dorénavant la détention préventive serait subie dans un isolement complet. Dès lors le projet du conseil municipal était à néant. On se remit à l’œuvre, et il fut résolu, dans la séance du 16 octobre 1840, « que la prison de la Force serait remplacée par une maison d’arrêt soumise au régime de l’isolement. » Du reste, la chambre des députés avait déjà, au mois de mai de la même année, été saisie d’un projet de loi sur la réforme des prisons dans lequel il était dit « que l’emprisonnement cellulaire était le remède le plus efficace au débordement de corruption qu’engendre l’état actuel des prisons, » et qu’il convenait de soumettre le coupable à un régime qui « commençât l’œuvre de la moralisation. » Le grand mot venait d’être officiellement prononcé pour la première fois : emprisonnement cellulaire ; mais il avait pour correctif et pour raison déterminante un autre mot qu’on n’était point accoutumé à entendre en pareille matière : œuvre de moralisation. Pendant qu’on discutait au conseil municipal, qu’on lisait des mémoires sur la question à l’Académie des Sciences morales et politiques, que la chambre des députés se montrait passablement indifférente, un homme de bien, sans faire grand bruit et usant de l’initiative que ses fonctions lui donnaient, se mettait à l’œuvre et passait hardiment dans le domaine pratique pendant qu’autour de lui on formulait encore des théories abstraites. M. Gabriel Delessert, en arrivant à la préfecture de police, avait été vivement frappé du mauvais état des prisons du département de la Seine, et entre toutes du pénitencier de la Roquette, qui depuis 1835 était spécialement réservé aux jeunes détenus et aux garnemens subissant la correction paternelle. Epuisés par la misère, les scrofules et de précoces débauches, ces enfans trouvaient dans le régime commun d’une prison ou ils étaient mêlés les uns aux autres des excitations nouvelles qui devaient plus tard les jeter sur les bancs de la cour d’assises ; on entrait là corrompu, on en sortait gangrené et presque toujours moralement perdu sans ressources. Cependant, si une maison de détention devait être faite pour amender, c’était celle des jeunes détenus ; par le système suivi, on arrivait à un but diamétralement opposé à celui que l’on cherchait ; on recevait des mauvais sujets et l’on en faisait des criminels. Le préfet de police jugea que dans cette circonstance l’isolement était indiqué comme un remède aux maux sans nombre qu’il était impossible de nier. Par un arrêté-règlement du 27 février 1838, après avoir essayé de la séquestration complète sur les enfans détenus par voie de correction paternelle, il modifia le régime intérieur de la Petite-Roquette, il prescrivit le travail et l’isolement ; il mit les enfans en rapport avec des professeurs qui leur donnèrent les premières notions de l’instruction élémentaire, et tâcha de les moraliser en plaçant auprès d’eux des hommes auxquels toute brutalité était interdite. En deux ans, de 1838 à 1840, il fit disposer les bâtimens en cellules isolées, et il put avec orgueil constater que, si le régime en commun avait produit une moyenne de 30 récidivistes sur 130 détenus, le régime de la séparation n’en donnait que 7 sur 239. Une série de huit rapports adressés par lui au ministre de l’intérieur, du 29 juin 1839 au 27 février 1847, indique les progrès accomplis, et forme un plaidoyer éloquent appuyé sur preuves, muni de documens irrécusables, en faveur de l’emprisonnement cellulaire.
Cette expérience faite et continuée avec un soin extrême par un homme de bon vouloir sur des enfans, c’est-à-dire sur des êtres mobiles par excellence, naturellement rebelles au joug très dur de la solitude, arrachés à des habitudes de vagabondage et enfermés sans transition dans une cellule muette, fit plus pour la cause en litige que toutes les discussions possibles. Le fait était public et palpable ; une fois de plus le mouvement était prouvé par le mouvement même. Aussi, lorsque le projet de loi revint à la chambre des députés, il fut adopté dans la séance du 18 mai 1844, et il consacrait pour les détenus le principe de l’isolement. La cour de cassation et les cours royales, consultées par le gouvernement, l’approuvèrent à une majorité considérable, 24 sur 28, y compris la cour de cassation. Malgré tant d’encouragemens, malgré les efforts de la magistrature et des spécialistes, la question était suspendue et ne revêtait pas la formule législative qui seule pouvait la faire inscrire dans nos codes. On semblait oublier tous les enseignemens de l’histoire, on ne se souvenait pas des plaintes du passé, on ne tenait pas compte de tous ces rapports de police à chaque page desquels on peut lire : « un tel est à surveiller à la fin de sa détention, car son séjour en prison le rendra redoutable, » et l’on avançait avec une lenteur désespérante. Le projet de loi, élaboré depuis 1840 et qui traînait de portefeuille en portefeuille, fut approuvé le 24 avril 1847 par une commission de la chambre des pairs. On pouvait espérer qu’on allait enfin sortir de cet interminable provisoire ; la révolution de février survint, tout fut remis à d’autres temps. Aujourd’hui la matière n’est réglée que par des arrêtés ministériels, par des ordonnances préfectorales, et nous attendons encore une loi sur le régime intérieur des prisons. Dans l’état des choses, l’unité de principe qui doit servir de base à toute institution fait défaut à notre système pénitentiaire ; en réalité, ce système se trouve absolument subordonné aux exigences des locaux ; vieilles abbayes, anciens châteaux, prisons nouvelles, qui lui ont été consacrés selon des besoins provisoires devenus définitifs ; l’emprisonnement n’est pas en rapport avec le crime commis, ni avec la peine prononcée ; il est en commun ici, là il est cellulaire. Pourquoi ? Parce que la maison de détention est disposée de telle ou telle façon. Il n’y a point d’autre motif, et je m’étonne que l’administration française puisse s’en contenter.
De grands progrès ont été cependant accomplis. Dans un rapport lu le 5 juillet 1843 devant la chambre des députés, M. de Tocqueville fait remarquer avec raison que le devoir pour l’état de nourrir les prisonniers est une obligation toute moderne qui n’a pas été acceptée sans luttes. Une circulaire de l’an IX recommande « de ne procurer le pain et la soupe aux détenus qu’en cas d’indigence absolue et constatée. » Certes on n’en est plus aujourd’hui à discuter de telles hérésies ; mais il ne faut pas croire qu’elles n’ont point laissé quelques traces, encore trop visibles, dans nos institutions. L’état, par un esprit d’économie qui dans l’espèce paraît excessif, cherche à se décharger en partie des frais qu’entraîne inévitablement l’entretien des maisons de force et de correction. Pour arriver à ce résultat, il tire un certain profit du travail qui est uniformément imposé à tous les détenus condamnés[4]. A cet effet, le travail n’est concédé à des entrepreneurs que sous certaines conditions, le genre des industries auxquelles les détenus doivent travailler est soumis à l’examen et à l’approbation du préfet ; le salaire n’est accepté et réglé qu’après avis donné par les chambres de commerce. Le concessionnaire est tenu de remplir certaines charges qui ne laissent pas d’être onéreuses, telles entre autres que le chauffage et les vidanges de la prison ; mais il reçoit la moitié du salaire gagné par le détenu ouvrier, de sorte que c’est celui-ci qui paie d’une façon détournée une partie de l’entretien de la maison. La règle est absolue, et si quelque prisonnier privilégié obtient de ne pas être astreint au labeur imposé, il se rachète en payant 25 centimes par jour à l’entrepreneur. Par le fait, un détenu qui gagne 1 franc ne touche que 50 centimes, dont moitié lui est remise comme denier de poche, et dont l’autre, le denier de pécule, est gardée pour former une masse qui lui sera donnée au moment de sa libération.
La nourriture du moins n’est point marchandée aux prisonniers ; mais elle n’est point suffisante pour tous les hommes, dont quelques-uns souffriraient de la faim, si le denier de poche ne leur permettait de faire quelques achats à la cantine établie dans toute prison. Chaque jour, le détenu reçoit un pain cuit la veille et pesant réglementairement 750 grammes ; le dimanche et le jeudi, il a le matin 5 décilitres de bouillon gras et une ration de 125 grammes de viande de bœuf bouilli qui doit être servie chaude ; les lundi, mercredi, vendredi et samedi, sa pitance, — c’est le mot consacré, — se compose de 5 décilitres de soupe maigre et de 4 décilitres de demi-secs, c’est-à-dire de pois, de haricots, de lentilles, de pommes de terre. La nourriture, ainsi qu’on le voit, n’est point trop abondante ; elle a pour base principale le pain, qui est bis-blanc, et ne paraît pas être ordinairement de mauvaise qualité. Un spécimen de pain pris au hasard est envoyé tous les jours au chef de la première division de la préfecture de police. Les détenus sont libres de faire venir leurs repas du dehors ; il y en a beaucoup, dont les familles habitent Paris, qui reçoivent à manger de chez eux. Lorsqu’un prisonnier est pauvre, que son ignorance d’un métier productif l’empêche de gagner assez d’argent pour acheter des vivres à la cantine et que la pitance quotidienne ne suffit point à calmer sa faim, le médecin ordonne pour lui un supplément de nourriture qui n’est jamais refusé. Les vêtemens et le linge sont aussi fournis par l’administration : ce sont des chaussons et des sabots, un pantalon, une veste, un bonnet de drap grisâtre d’aspect singulièrement triste, tous les mois une paire de draps et tous les huit jours une chemise en toile solide et résistante, mais si dure qu’on la nomme la limace ; en effet, lorsqu’elle est neuve, elle râpe comme une lime, et plus d’une peau a saigné au contact de cette étoffe rêche qui paraît avoir quelque chose de métallique[5]. Jamais dans les prisons, pour les détenus valides, on ne donne de serviettes. Que des hommes puissent s’en passer, je le comprends jusqu’à un certain point ; mais la règle est générale, inflexible, et les femmes non plus n’en reçoivent pas : cela ne correspond guère à nos mœurs. Cependant, par une anomalie qui paraîtra étrange après un tel détail, dès qu’un prisonnier a été écroué, il est conduit au bain, et plus d’un de ces malheureux entre là dans une baignoire pour la première fois de sa vie ; cette grande ablution générale est réglementairement renouvelée tous les mois, et l’autorisation de prendre un bain n’est jamais refusée à celui qui la demande. Dans les prisons de Paris du reste, on applique largement ce principe imposé par l’expérience, qu’en matière d’emprisonnement tout ce qui n’est pas rigoureusement indispensable est cruel.
La loi du 28 pluviôse an VIII reconnaissait au préfet de police le soin de surveiller les détenus dans les prisons de Paris, mais attribuait l’autorité administrative au préfet de la Seine. On peut facilement. imaginer les conflits que fit naître une telle disposition entre deux institutions où mille points de contact ont créé une rivalité permanente. L’ordonnance du 19 avril 1819 mit fin à cette cause d’antagonisme, et le préfet de police eut seul la haute main sur les prisons urbaines. Il a placé à la tête de chacune d’elles un directeur qui a sous ses ordres les greffiers et les surveillans ; de plus deux inspecteurs-généraux sont chargés de faire des visites fréquentes dans les prisons, de recueillir les plaintes des détenus, de veiller à l’observation des règlemens et de consigner dans des rapports les faits dignes d’examen qu’ils ont pu remarquer. Les prisons de Paris sont au nombre de huit : le Dépôt de la préfecture et la Conciergerie, dont j’ai déjà parlé dans une autre étude, Mazas, Sainte-Pélagie, la Santé, Saint-Lazare, la Petite-Roquette (correction paternelle), la Grande-Roquette (dépôt des condamnés). Avant de conduire le lecteur dans ces diverses maisons et de lui en montrer les détails, il faut parler des mesures générales qui attendent les détenus au moment où ils franchissent le seuil de la prison. Tout individu amené à une maison d’arrêt ou de correction est provisoirement déposé dans une salle d’attente, puis il est conduit devant le greffier de service, qui, sur un registre paraphé à chaque page par le secrétaire-général de la préfecture de police pour les maisons de détention, par le procureur impérial pour les maisons d’arrêt, relate minutieusement le signalement du détenu, les vêtemens qu’il porte, son état civil, la transcription des actes qui ordonnent le dépôt ou la détention, la transcription du jugement, la date du commencement de la peine, l’époque à laquelle celle-ci doit prendre fin ; cette formalité s’appelle l’écrou, vieille locution, gardée intacte à travers les siècles, qui dérive d’un mot de basse latinité, scrua (de scribere sans doute), et qui signifie cédule. Dès lors le détenu est écroué, il appartient à la prison, qui répond de sa personne, de ses faits et gestes, et où il n’est plus connu ni désigné que par un numéro d’ordre, mesure délicate et prévoyante qui permet à un homme « de faire son temps » sans que son vrai nom soit jamais prononcé. En sortant du bain qui lui est immédiatement donné, il revêt le triste uniforme pénitentiaire, puis il est conduit à sa cellule, s’il est dans une maison à système d’isolement, dans l’atelier, s’il appartient au régime en commun.
Les vêtemens qu’il vient de quitter sont soumis à une fumigation sulfureuse dont ils n’ont que trop souvent besoin. La chambre de désinfection, c’est le nom administratif, est située le plus souvent hors de l’enceinte réservée aux détenus. Des loques trouées, des vestes élimées, des pantalons effondrés, pendent au milieu d’une fumée intense qui saisit à la gorge et fait pleurer les yeux : cela ressemble au vestiaire funèbre d’une morgue vu à travers le brouillard. Après vingt-quatre heures, lorsqu’on pense que tout ce qui vivait sur ces pauvres guenilles est mort, les vêtemens sont plies avec soin, enveloppés dans une serpillière, numérotés et déposés dans un local spécial qu’on ne peut guère parcourir sans émotion. Là en effet on peut apprécier le dénûment presque absolu des malheureux sur qui la justice vient d’appesantir sa main. Ces petits paquets qu’un enfant emporterait facilement sous le bras sont toute la fortune de pauvres diables qu’une mauvaise pensée a jetés dans le vol. Est-ce la débauche, est-ce la paresse qui les a faits, si pauvres ? On ne sait, mais il est difficile de n’être point pris de commisération. Les souliers percés, rapiécés, éculés, béans, les chapeaux bossues, rougis, déformés, sans coiffe, parfois sans fond, racontent mieux que tout récit les nuits pluvieuses passées dehors, sur les tas de cailloux des boulevards extérieurs, dans les fours à plâtre, sur les talus des fortifications. Rien ne donne une idée plus navrante du vice crapuleux et de la misère rachitique que ces informes défroques dont l’odeur même ne serait pas tolérable, si le soufre en brûlant ne les avait purifiées.
Il est de bonne administration en justice de séparer les condamnés et les prévenus ; aussi ces derniers sont-ils enfermés à la prison de Mazas, qui en langage technique s’appelle la maison de prévention. Il n’existe peut-être pas au monde un édifice dont l’aspect soit plus lugubre. Il étale près de la gare du chemin de fer de Lyon ses hautes murailles de pierres meulières liées au ciment romain, et contraste par son apparence terne et son silence avec l’animation et le mouvement qui le côtoient jour et nuit. Terminée à la fin de 1849, bâtie sur le plan nouveau adopté pour le régime cellulaire, couvrant une superficie de plus de 3 hectares et ayant coûté environ 5 millions, cette prison fut inaugurée dans la nuit du 19 au 20 mai 1850, et reçut les 700 détenus qui évacuaient la Grande-Force, qu’on allait démolir pour cause de vieillesse et d’insalubrité. Avant d’y conduire les détenus, on avait eu soin d’expérimenter à la fois la nouvelle construction et le nouveau régime ; un certain nombre d’indigens empruntés au dépôt de Saint-Denis et à celui de Villers-Cotterets avaient été enfermés dans les cellules. Leur séjour et les conditions exceptionnelles auxquelles ils furent soumis ne donnèrent lieu à aucune observation défavorable. D’une part la maison était saine, de l’autre l’isolement, que des philanthropes malavisés combattaient avec acharnement et déclaraient cruel au premier chef, apportait à la discipline générale et à la moralisation du détenu d’importantes modifications. Mazas devint une sorte de prison modèle, et servit de but à des études et à des controverses qui n’ont pas encore pris fin.
La prison proprement dite est contenue dans une vaste enceinte formée par deux murailles parallèles entre lesquelles circule un chemin de ronde gardé nuit et jour par des sentinelles empruntées à un poste de soldats placé à l’entrée même de la maison. Lorsqu’on a franchi la grille qui s’ouvre sur le boulevard Mazas, on pénètre dans une large cour où de magnifiques lierres dissimulent la tristesse des murs. Deux marches donnent accès dans un corps de logis contenant le cabinet du directeur, le greffe et la salle d’attente où les prévenus sont enfermés avant de subir les formalités de l’écrou. A peu près pareille à la souricière du Palais de Justice, cette pièce ressemble au corridor d’un établissement de bains. Chaque individu est placé dans une cellule particulière, cellule sévèrement isolée et dont la construction est excessivement défectueuse. En effet, le premier principe qui doit présider à la construction d’une prison est d’éloigner du prisonnier toute possibilité de suicide. Or, si l’on avait voulu faire des cellules d’attente un lieu spécialement destiné à la pendaison, on n’aurait pas mieux réussi. Le plafond, qu’un homme de taille moyenne atteint aisément avec la main, est composé de barres de fer auxquelles il est très facile d’attacher une cravate et de se suspendre : un détenu serait étranglé et mort avant que le surveillant de garde ait pu s’en douter. C’est là une erreur de construction qui a été et qui peut devenir encore préjudiciable ; la place ne manque point pour donner à ces cabines une élévation suffisante et ne plus permettre qu’elles soient le théâtre de suicides, comme elles l’ont déjà été.
Lorsqu’on a traversé le vestibule où battent les portes de la salle d’attente, on pénètre dans la prison même par le guichet central, qui est le rond-point. La disposition raisonnée de tout l’édifice apparaît tout entière ; le système cellulaire livre son secret d’un seul coup, et il ne faut qu’un regard pour s’en rendre compte. Qu’on se figure un éventail ouvert ; le bouton est représenté par une salle circulaire au milieu de laquelle s’élève une rotonde vitrée ; les branches sont formées par six vastes galeries hautes de 12m50, larges de 3m50 et longues de 80 mètres. Ces six énormes couloirs aboutissent dans la salle du rond-point. C’est très triste, très froid, très grandiose. — Les galeries ont trois étages y compris le rez-de-chaussée ; elles contiennent 1,200 cellules et peuvent renfermer 1,150 détenus. Les cellules ont une uniformité monacale. Les dimensions en sont absolument pareilles : longueur 3m60, largeur 1m95, hauteur 2m85 ; — capacité totale : 20 mètres cubes. Au fond, une fenêtre fixe ouverte dans la partie supérieure d’un vasistas que le détenu peut manœuvrer lui-même à l’aide d’une tringlette de fer ; au milieu, une petite table scellée dans la paroi de pierre ; à côté, une chaise de paille rattachée au mur par une chaîne de fer assez longue pour permettre de déplacer le siège à volonté, trop courte pour donner au prisonnier la possibilité de s’en faire une arme ; puis, de chaque côté de la muraille, deux crochets de fer où l’on suspend pour la nuit le hamac, composé d’une sangle, d’un matelas, d’un drap, d’une couverture en été, de deux couvertures en hiver, voilà ce qu’on aperçoit dans la cellule ; pendant le jour, la literie roulée est placée sur une planche triangulaire disposée à cet effet. Une autre planche formant étagère supporte les objets usuels du détenu, sa gamelle, son gobelet, sa cuillère de bois, une sorte de tasse qu’on nomme un geigneux et qui sert de crachoir. Un bidon en fer-blanc pouvant contenir huit litres d’eau est mis chaque matin à la disposition du prévenu ; dans un angle s’élève un siège de bois solide ; il est destiné à des usages qu’on peut deviner. Les murailles sont peintes de ce jaune clair qu’on pourrait appeler le jaune administratif, car il n’est point d’établissement public, de ministère, de préfecture, qui en soit exempt. Elles ne sont point absolument nues ; malgré les règlemens sévères qui défendent aux prisonniers de les dégrader, il n’est guère d’individu qui résiste au désir d’écrire son nom, une date, un mot qui pour lui. est un souvenir ou une espérance ; de plus on y attache parfois un crucifix, un brin de buis bénit, un petit bouquet d’immortelles ; l’administration y colle ses affiches, avertissemens détaillés que le détenu a toujours sous les yeux ; catalogue du mobilier, règles à observer dans la cellule ; comme elle ne veut pas que les cantiniers abusent de leur position, elle y joint une longue pancarte relatant « le prix des articles vendus dans les cantines des prisons de la Seine. » L’aumônier d’une maison de détention, mû par un sentiment auquel on ne peut donner que des éloges, fait mettre côte à côte avec les paperasses officielles un almanach spécialement écrit pour les condamnés, l’Almanach de la cellule. L’intention est excellente. Sur les marges du calendrier sont imprimées des historiettes qui toutes ont un but moral, vantent les douceurs de la restitution en matière de vol, flétrissent les excès de l’ivrognerie, prouvent qu’il n’y a si mauvais criminel qui ne puisse revenir au bien, et racontent même des évasions qu’on serait tenté de croire miraculeuses. Les détenus le lisent-ils ? Oui, sans doute ; mais il leur sert principalement à piquer les jours qu’ils ont déjà passés sous les verrous et à marquer d’une croix celui qui les fera libres.
Dans les prisons, les portes, étant des instrumens de sécurité, sont construites avec un soin spécial. Celle des cellules de Mazas est en chêne plein ; elle est ouverte en haut d’un petit guichet percé d’un judas, petit trou à l’aide duquel les surveillans peuvent examiner les détenus ; au niveau du guichet s’avance dans l’intérieur une planchette sur laquelle, lors de la distribution des vivres, on pose la gamelle. Un chiffre indiquant le numéro de la cellule est peint en noir sur la face externe de la porte. On accroche à celle-ci deux plaques de zinc : l’une, assez grande, porte sur le recto les numéros de la galerie, de l’étage, de la cellule, sur le verso le mot : palais. Cette plaque prouve que la cellule est occupée ; si le détenu est à l’instruction, on la retourne, et l’on voit au premier coup d’œil la cause de son absence ; la seconde, toute petite, n’est engravée que d’un seul numéro, celui que l’on a attribué au détenu après qu’il a été écroué. Cette plaque doit le suivre au promenoir, au parloir lorsqu’il y est appelé, à l’infirmerie, si sa santé l’y fait conduire, en un mot, partout où il va. Le système de fermeture est très solide, peu bruyant et combiné de telle sorte qu’il peut, tout en maintenant le détenu dans sa cellule, permettre d’entre-bâiller la porte. Il y a des momens en effet où l’on autorise celui-ci à voir ce qui se passe dans la galerie et dans le guichet central. Un fort verrou rond oblitérant deux gâches, glissant dans une serrure manœuvrée à l’aide d’un passe-partout en acier trempé, suffit amplement à déjouer toute tentative d’effraction. Le détenu peut se mettre facilement en communication avec les gardiens. Il n’a qu’à tirer un cordon pour faire choir un bras de fer retentissant qui en s’abattant à côté de la porte et en restant visible indique dans quelle cellule on a appelé. Chacune des galeries forme une division ; la sixième est consacrée à l’infirmerie, qui contient quelques cellules doubles et les cellules de bains. C’est dans ce quartier qu’on enferme les malfaiteurs dangereux, ceux que la justice recommande spécialement à la surveillance de l’administration : assassins, meurtriers, voleurs à main armée. Ceux-là, on ne les laisse jamais seuls, d’abord parce qu’il est utile de les suivre de près pour éviter le suicide, ensuite parce qu’on leur donne pour compagnons des détenus choisis avec soin et qui tiennent bonne note de leurs confidences. En général, les infirmeries ne sont pas très peuplées ; l’extrême régularité de la vie, les habitudes monacales, rendent les maladies assez rares : aussi le médecin, qui fait régulièrement sa tournée tous les matins, n’a-t-il le plus souvent à constater que des affections apportées du dehors, affections presque toujours dues à l’inconduite de ceux qui en sont atteints. Les deux maladies les plus fréquentes sont la gale et l’épilepsie, toutes deux produites directement par les privations et la saleté. Il faut bien le reconnaître, la misère physique de ceux qui entrent en prison est égale, sinon supérieure, à leur misère morale et intellectuelle.
Soixante-deux surveillans obéissant à sept sous-brigadiers placés sous l’autorité d’un brigadier font, jour et nuit, autour des prisonniers un service fatigant, car il ne laisse pas une minute de repos à ceux qui en sont chargés. Vêtu de la tunique bleue au collet de laquelle brille une étoile d’argent et dont les boutons portent au centre un œil ouvert entouré des mots : prisons de la Seine, le surveillant va et vient sans cesse d’un bout à l’autre de la galerie confiée à sa garde ; il regarde par le judas des cellules, il s’arrête, s’il entend un bruit anormal ; il voit tout et n’est pas vu ; tournant machinalement entre ses doigts la lourde clé qui ouvre toutes les portes, il glisse plutôt qu’il ne marche, et la nuit il ne peut porter que des chaussons de lisière afin que ses pas ne puissent troubler le sommeil des détenus. C’est en général un ancien militaire, façonné aux habitudes de la discipline forcée et connaissant toutes les sévérités de la consigne. A le voir, on dirait qu’il participe de la prison même ; il est muet comme elle, il ne rit pas ; s’il parle, c’est à voix basse. C’est du reste une impression presque inévitable qui vous saisit lorsqu’on parcourt ces vastes établissemens cellulaires ; on s’y croit dans la chambre d’un malade, sensation instinctive et très juste, car les lésions morales sont des affections morbides tout aussi bien que les lésions de la chair. A force de vivre au milieu de détenus, le gardien les considère comme d’autres hommes, il n’a plus ni horreur ni pitié, il dit volontiers : « Ce sont des gens qui sont comme ça. » Avec eux, il est poli et même très doux, par indifférence d’abord et aussi parce qu’on le lui recommande. Il n’en est pas moins prudent, et c’est toujours à reculons qu’il sort d’une cellule. C’est lui qui veille à l’exécution stricte du règlement, dont les prescriptions très simples sont du reste faciles à suivre. — A cinq heures en été, à six heures en hiver, on sonne le lever à l’aide d’une cloche placée dans la rotonde ; au bout d’une demi-heure, le détenu doit avoir décroché et roulé son hamac et balayé sa cellule ; on ouvre alors la porte, et toutes les ordures sont enlevées par des prisonniers qui, sous le nom d’auxiliaires, sont chargés de certains services de domesticité dans l’intérieur de la maison ; en même temps on distribue l’eau et le pain pour la journée. A huit heures, la soupe du matin est passée à chaque détenu dans une écuelle qu’on place sur la planchette du guichet ; à trois heures, distribution du repas du soir ; à huit heures, on sonne le coucher ; le détenu rattache son hamac et fait son lit. C’est la fermeture ou, pour parler le langage des prisons, le bouclage ; à dix heures, toute lumière doit être éteinte, à moins d’une autorisation spéciale accordée par le directeur, qui ne la refuse guère. Pendant la journée, le détenu travaille à l’une des industries autorisées dans la maison : nattes de jute pour paillasson, chaussons de lisière, piquage d’épingles sur cartes, brochage de cahiers de papier destinés aux écoliers, boutons, chaînettes de fer ; quelques ouvriers spéciaux, tailleurs, cordonniers, travaillent à leur métier. En 1868, le nombre des journées de travail à Mazas a été de 221,231 ; elles ont rapporté 89,821 fr. 72 c, ce qui donne 40 c. en moyenne pour chaque journée. L’entrepreneur est représenté dans la maison par un contre-maître libre ; mais il choisit en outre, sur la désignation du directeur, un certain nombre de détenus qui, plus attentifs ou plus intelligens que les autres, deviennent chefs d’atelier, portent sur la manche un galon rouge distinctif, communiquent, toujours en présence d’un surveillant, avec leurs camarades pour leur distribuer le travail, et jouissent dans toute la maison d’une liberté relative fort enviée. La moindre infraction aux règlemens les expose à perdre leur galon, à rentrer au rang des autres détenus et à voir boucler la porte de leur cellule, que les nécessités de leur service forcent à laisser ouverte toute la journée. A Mazas, les condamnés seuls sont astreints au travail, car nulle loi n’y peut contraindre les prévenus sur le sort desquels la justice n’a point encore prononcé ; mais il est rare que ceux-ci ne demandent pas, comme une faveur, d’être employés à une besogne quelconque pour fuir l’ennui qui les dévore dans leur solitude.
Chaque détenu se promène une heure par jour, il n’y est pas absolument forcé ; mais lorsqu’il s’y refuse, on tâche d’agir sur lui par la persuasion, afin de lui éviter les maladies que le défaut radical d’exercice peut produire. Il y a cinq promenoirs à Mazas, inscrits dans les triangles formés par les hautes murailles extérieures des galeries. Ce sont littéralement des roues. L’enceinte circulaire forme les jantes ; les préaux isolés sont les rayons ; ils aboutissent à la lanterne, rotonde où se tient le surveillant et qui correspond au moyeu. Les hommes sont là comme des ours dans une fosse ; ils vont et viennent lentement, sans communication possible avec leurs voisins, dont ils sont isolés par un mur, poussant mélancoliquement les cailloux, cherchant le soleil en hiver, l’ombre en été, levant la tête vers le ciel comme pour s’imprégner de lumière, suivant d’un œil d’envie l’oiseau qui vole, le nuage qui passe, ou regardant avec convoitise l’ouvrier libre qui circule parmi les fleurs épanouies dans le jardin des employés. Deux fois par semaine, les détenus reçoivent la visite des personnes autorisées à les voir ; c’est dans ces circonstances que la prison se montre dans toute son implacable brutalité. Les parloirs sont composés d’un double rang de cellules placées face à face et séparées par un couloir qu’un surveillant parcourt incessamment ; on peut se voir, mais à travers les mailles d’un treillage de fer ; on peut se parler, mais à voix haute et près d’une oreille aux aguets ; les parloirs de famille même, ceux que le détenu appelle volontiers le parloir de faveur, et où jamais on ne l’empêche de se rendre, à moins qu’il ne soit au secret, sont divisés par une grille ; on ne peut ni se donner le baiser de consolation ni se serrer, la main. Ce sont là des nécessités cruelles et qu’il faut subir ; tout secret appartient d’abord à la prison, le détenu n’en a plus que l’écho. Les lettres qu’il écrit, à moins qu’elles ne soient adressées à ses juges, au préfet de police, aux chefs de service, sont lues avant d’être expédiées ; celles qu’il reçoit sont lues avant de lui être remises. Aussi le greffier chargé de cette pénible mission est-il fort occupé au moment des deux distributions réglementaires que la poste fait chaque jour dans les prisons.
Les punitions sont rares et fort douces ; nul, si ce n’est le directeur lui-même, après rapport des surveillans, enquête sur les faits reprochés et interrogatoire du détenu, n’a le droit d’en appliquer. Le pouvoir discrétionnaire du directeur n’est pas excessif. Toute punition qui dépasse cinq jours de cachot ne peut être infligée que par le préfet de police lui-même. Le cachot est simplement une cellule démeublée qu’au besoin l’on rend obscure en fermant les volets. La nuit, le prisonnier y couche sur une paillasse ; le jour, il n’a que les carreaux nus pour s’asseoir. Il y est privé de travail et au pain sec ; mais il lui est permis de fumer, comme dans sa cellule. Les murs sont tailladés d’inscriptions dont quelques-unes, sinistres par leur violence, ne prouvent pas un grand esprit de repentir chez les condamnés. On a rarement besoin d’avoir recours au cachot, car les infractions au règlement sont peu communes, et la rébellion est inconnue. La solitude et le travail obligatoire matent l’homme le plus récalcitrant, et par uns action lente, mais continue, désagrègent les plus robustes instincts de résistance. Aussi en 1868 on n’a prononcé à Mazas que 427 punitions, et cependant le mouvement général avait été de 10,159 entrées et de 10,158 sorties, qui ont représenté 387,977 jours de détention. A la fin du mois de décembre, la prison contenait 1,110 détenus ; c’est là du reste le chiffre moyen de la population de Mazas.
Les prisonniers ne sont point dans un isolement aussi complet qu’on pourrait le croire, et notre système cellulaire, mitigé par l’influence de nos mœurs, est singulièrement moins rigoureux que celui des Américains ; les surveillans, les contre-maîtres, le directeur, les avocats, qui ont des parloirs particuliers, les aumôniers, sont en rapports fréquens avec les détenus, et il n’est pas de jour que les portes des cellules ne s’ouvrent plusieurs fois. Le dimanche, à neuf heures précises, elles sont toutes, quoique maintenues closes par le verrou, entre-bâillées sur une largeur de 6 centimètres, car il faut que chacun puisse participer au service divin. Le haut de la rotonde qui occupe le centre du rond-point est disposé en chapelle ; l’autel, le christ, les grands flambeaux, le prêtre qui officie, le diacre qui l’assiste, le prévenu vêtu en bedeau qui le sert, sont visibles de toutes les cellules étagées dans les six galeries, à la condition que le prisonnier appliquera son œil à l’ouverture de la porte. Cela est solennel et triste. Lorsque le prêtre debout, tenant son aspersoir en main, jette l’eau bénite vers toutes les cellules, on dirait qu’il donne l’absoute à des morts. Des prévenus choisis parmi ceux qui savent la musique chantent dans une sorte de tribune circulaire faisant face à l’autel ; l’un d’eux joue de l’orgue, un autre donne le ton sur une contre-basse. Quand j’ai assisté à la messe de Mazas, on avait joint à ces chantres de hasard un détenu qui soufflait à toute poitrine dans un cornet à pistons ; c’était bien mettre le diable dans un bénitier. J’avais cru jusqu’alors que les instrumens de cuivre, les flûtes et les tambourins, maudits jadis par Apollon, organes de la matière et des délires orgiaques, étaient sévèrement exclus des églises, excepté pendant les messes militaires. Néanmoins l’impression est très vive. Le retentissement de l’orgue et des chants grégoriens frappe les voûtes, retombe comme une tempête, se précipite dans les galeries ouvertes, et va réveiller chez bien des détenus des souvenirs qui pourront les émouvoir, mais ne les rappelleront pas au bien. Pour beaucoup d’entre eux, vagabonds et fils de voleurs, issus de la misère unie à la débauche, c’est là un langage ignoré dont ils n’ont jamais entendu la première parole, et dont la pompe austère, sinon terrible, peut les impressionner. Pour d’autres, c’est une distraction ; pour bien peu, c’est un secours. A un moment, le ciel s’est découvert ; par les hautes fenêtres, un rayon de soleil est entré comme un emblème éclatant de la liberté rêvée, de l’indépendance perdue, des jours de l’enfance, de ce bon temps où sans contrainte on courait à travers les champs. Mon cœur s’est serré, et pour tous ces pauvres hommes je n’ai plus senti qu’une commisération sans bornes. Par l’entre-bâillement des portes, on apercevait çà et là des faces collées, puis la blancheur du linge et des cheveux crépus qui passaient. J’ai voulu voir comment on écoutait la messe ; j’ai parcouru une galerie et regardé dans trente-trois cellules. Trois détenus lisaient des prières ; un, debout, la tête couverte, regardait vers l’autel ; un autre était à genoux ; un, ayant posé son Paroissien, tenait à la main une brochure illustrée ; un autre, les bras appuyés sur la planchette de sa porte, la tête enfoncée dans ses bras, pleurait avec des sanglots qui le secouaient tout entier. Ne serait-ce que pour cet homme, la messe a été sanctifiée ce jour-là. Les vingt-six autres détenus, assis à leur table, travaillaient ou lisaient.
Mazas est bien gardé. Les grilles sont solides, chaque porte est toujours fermée, les murailles sont épaisses et hautes, les surveillans ont des yeux bien ouverts, et pendant la nuit on pose des sentinelles dans le chemin de ronde qui circule entre les deux enceintes[6]. Aussi, depuis bientôt vingt ans, on n’a eu à constater aucune évasion ; une seule tentative a eu lieu et n’a été déjouée que par des circonstances fortuites. Un ancien serrurier nommé Pierre Charreau, âgé de quarante-quatre ans, détenu en prévention, trouva moyen, dans la nuit du 2 au 3 mars 1860, d’enlever la fenêtre de sa cellule, de desceller les barreaux, de pénétrer dans les préaux, qu’il franchit, et d’arriver ainsi, sans avoir donné l’éveil, jusqu’au pied du premier mur d’enceinte. Là, ayant trouvé quelques madriers qui servaient à des réparations, il en prit un, le dressa contre la muraille de telle sorte qu’il put atteindre le faîte. Il descendit en se laissant glisser sur la poutre qu’il avait attirée jusqu’à lui, et se trouva dans le chemin de ronde où le factionnaire, bien enfoui au fond de sa guérite, dormait probablement enveloppé de sa capote. Charreau voulut escalader le dernier mur ; mais il s’en fallait de 6 mètres que le madrier fût assez long. Il revint alors sur ses pas, et, après avoir arraché la grille de l’égout qui, desservant la prison, aboutit au point de jonction du quai de la Râpée et du boulevard Mazas en amont du pont d’Austerlitz, il tenta de gagner ainsi les berges de la rivière et de saisir
- Ce bijou rayonnant nommé la clé des champs ;
mais il avait compté sans la Seine, qui, grossie et violente, remplissait l’égout et battait la voûte. Le malheureux, qui ne savait point nager, lutta, grelottant, ballotté, à demi asphyxié. Il eut peur de mourir ; il refoula sa voie et revint se coucher dans sa cellule, où, dès le matin, il fut retrouvé trempé et transi de froid. Il fut immédiatement transporté aux Madelonnettes, où il fut gardé à vue jusqu’au jour où, dans son audience du 4 mai 1860, la cour d’assises le condamna a douze ans de travaux forcés.
Si Mazas est la prison modèle du régime cellulaire, Sainte-Pélagie montre, malgré les soins de l’administration, malgré l’incessante vigilance des hommes qui la dirigent, les inconvéniens sans nombre du régime en commun. Le premier défaut de Sainte-Pélagie est d’être une vieille maison appropriée tant bien que mal aux nécessités qu’elle doit satisfaire. Bâtie en 1665 par Marie Bonneau, veuve de Beauharnais de Miramion, et placée sous l’invocation de la comédienne qui scandalisait Antioche au V° siècle avant d’avoir embrassé le christianisme, la maison servait de refuge aux filles de mauvaise vie ; elle reçut aussi des enfans en correction et relevait de l’hôpital-général. Affectée en partie aux détenus pour dettes du 17 mars 1797 au 4 janvier 1834[7], elle forme un large quadrilatère bordé par les rues du Battoir, du Puits-de-l’Hermite, de Lacépède et de la Clé, où s’ouvre l’entrée principale. Là, plus de cellules, plus de préaux isolés ; des ateliers, des cours, des dortoirs, où les détenus sont mêlés les uns aux autres. Un corps de logis est spécialement réservé aux prisonniers politiques, ce qui permet à ceux-ci de n’avoir aucune communication avec les condamnés criminels. Chaque année, on rebadigeonne les murailles, on répare les escaliers, on enduit les piliers avec du bitume, on améliore les aménagemens ; mais, on a beau faire, cette vieille masure plie sous le faix du temps, elle sue je ne sais quelle vétusté sale et repoussante qui la rend horrible. Les détenus n’ont pas de réfectoires, ils mangent dans la cour ; c’est dans la cour aussi qu’ils font leur toilette à une fontaine banale ; quand il pleut, ils se tiennent dans une vaste salle située au rez-de-chaussée, composée de sept ou huit chambres dont on a jeté les refends par terre tout en conservant des portions de gros murs, salle basse dont les pavés se soulèvent, qui offre partout des angles obscurs que pénètre bien difficilement l’œil des gardiens. C’est là, dans ces lieux de réunion redoutables, dans ce chauffoir, qu’on chuchote le langage parlé dans les villes maudites, qu’on se vante de ses hauts faits, qu’on en médite de nouveaux, qu’on prépare longtemps à l’avance les bons coups que l’on pourra faire quand la peine sera expirée, qu’on organise ces associations qui mettent la police sur pied, terrifient les honnêtes gens et lassent la justice. On entre là après avoir commis une peccadille, on en sort préparé au crime et mûr pour le bagne. Le système en commun, si l’on s’obstine à le conserver par un esprit de philanthropie mal entendu, doit tout au moins être appliqué dans des maisons larges, disposées précisément en vue de la surveillance, sous l’œil incessamment ouvert d’une armée de gardiens. Sous aucun prétexte, on ne doit lui donner pour asile des lieux qui semblent destinés à faciliter aux détenus leurs conciliabules secrets. Il est certain que le régime en commun fournit trois fois plus de récidivistes que le système de l’isolement. Quant à la moralité, ce qu’elle souffre dans de pareils cloaques où l’égout social semble avoir dégorgé toutes ses immondices, on ne peut le soupçonner. La promiscuité des cours, des ateliers, des dortoirs, engendre une corruption indicible. Il y a quelques années, un magistrat éminent, visitant Sainte-Pélagie, demanda au directeur quel était le résultat du régime en commun. Pour toute réponse, celui-ci lui mit sous les yeux les correspondances que les détenus échangeaient entre eux et qu’il avait saisies. Le magistrat, comme membre du parquet, plus tard comme conseiller à la cour impériale et président des assises, avait vu se dérouler devant lui ce que la débauche a de plus hideux. Il recula d’horreur, et, à l’heure qu’il est, après plus de dix ans, il ne peut en parler sans dégoût.
Tous les prisonniers de Sainte-Pélagie ne vivent pas au milieu de la tourbe immonde qui remplit la maison. Quelques-uns obtiennent d’être à la pistole, c’est-à-dire de partager une chambre avec trois ou quatre compagnons, moyennant une redevance quotidienne qui varie de 10 à 20 centimes. Les pistoliers forment l’aristocratie de l’endroit ; en général, ils restent volontiers chez eux et ne descendent pas dans la cour lorsque les détenus y prennent leur récréation, c’est-à-dire de 9 à 10 heures du matin et de 3 à 4 heures du soir. Les plus favorisés sont seuls dans leur petite chambre ; mais c’est là une rare bonne fortune que la direction ne peut accorder à tous ceux qui la sollicitent, car elle manque d’emplacement, et se voit forcée de tasser dans des pièces trop étroites tous les condamnés qu’on lui envoie. Le mouvement de 1868 a été de 2,448 entrées et de 2,694 sorties ; les journées de travail ont formé un total de 227,363, et la maison contenait 522 détenus au 31 décembre. Pour garder tout ce mauvais monde et l’assouplir à une discipline fortifiante, 1 brigadier, 1 sous-brigadier et 21 surveillans ne suffisent pas ; un seul gardien peut sans peine embrasser du regard tous les détails d’une galerie cellulaire, mais il lui est matériellement impossible de parcourir à la fois plusieurs dortoirs ou plusieurs ateliers ; c’est cependant ce qu’il devrait faire à Sainte-Pélagie pour être certain que tout est dans l’ordre. Si la moralité, sous toutes ses formes, est singulièrement blessée par le régime en commun, il faut reconnaître que le travail y gagne. On a beau être vicieux, paresseux, dénué de force morale ; on n’abdique jamais une certaine part d’amour-propre, celle qui fait l’émulation. Aussi à Sainte-Pélagie, contrairement, au spectacle navrant qui vous attriste dans presque toutes les parties de la maison, on trouve dans les ateliers une activité édifiante et de bon aloi. On y travaille, et très-sérieusement ; bras nus et le frappe-devant à la main, des ouvriers forgent des vélocipèdes ; des tailleurs accroupis cousent des habits pour les établissemens de confection, des jeunes gens font des boutons de cuivre à coups de balancier, d’autres agencent dans un frêle étui de papier gauffré des éventails-écrans en linon ou en marceline ; on fait des chaînes, occupation cruelle pour des prisonniers ; on découpe des abat-jour dans de gros papiers qu’on a préalablement passés à une teinture verte composée d’oxyde de cuivre et d’arsenic, métier fort malsain qui force le médecin de la prison à faire distribuer chaque jour un litre de lait, comme antidote, aux hommes qui l’exercent. De plus on astreint ceux-ci à prendre chaque mois deux bains ordinaires et deux bains sulfureux. Je voudrais bien que les femmes, j’entends celles qui donnent le ton et fixent la mode, pussent visiter Sainte-Pélagie ; elles y verraient comment on fabrique ces faux chignons qu’elles se suspendent impudemment à la nuque ou qu’elles laissent flotter sur leurs épaules. Un atelier est occupé à ce genre de besogne, qui n’exige qu’un facile apprentissage. Tous les cheveux achetés sur des têtes douteuses, ramassés un peu partout, arrachés du démêloir, roulés sur une carte, jetés à la borne et piqués par le crochet du chiffonnier, sont assemblés d’après les nuances, divisés selon les longueurs, et, après un nettoyage qui ne les rend guère plus ragoûtans, envoyés à Sainte-Pélagie, où des détenus passent la journée à les fixer sur un fil de soie. De là, lorsqu’ils auront été massés d’après les règles de l’art, ils s’en iront rue Notre-Dame-de-Lorette ou au faubourg Saint-Germain.
Toutes les dépendances de Sainte-Pélagie sont serties d’une haute muraille dont la partie supérieure forme terrasse et qui les enferme dans un carré régulier. Le soir, on place là des sentinelles qui planent sur les cours et sur les bâtimens. Malgré cette surveillance auxiliaire, on peut se sauver. Le 12 juillet 1835, 28 détenus politiques trouvèrent moyen de s’enfuir, et lorsque le directeur, fort effarouché, vint lui-même apporter cette nouvelle à M. Gisquet, celui-ci se contenta de rire en disant : « Tant mieux, la république déserte. » Il y a quatre ans, le 26 janvier 1865, un Anglais nommé Thomas Jakson, condamné à cinq années de prison et qui avait obtenu par grâce spéciale de faire son temps à Paris, se hissa hors du pavillon central en passant par une lucarne qui est auprès de l’horloge ; marchant le long des toits, il parvint à jeter sur le mur d’enceinte une corde munie d’un crochet à l’aide de laquelle, profitant d’une pluie torrentielle qui assourdissait le bruit de ses mouvemens, il parvint à se laisser tomber dans la rue. Les mauvaises langues prétendent qu’il alla choir sur la guérite même du factionnaire. On s’aperçut de l’évasion le lendemain matin, et l’on chercha le fugitif avec le plus grand zèle ; mais comme il avait décampé à sept heures du soir, que le train express pour l’Angleterre partait à huit, il est fort probable qu’il était à Londres lorsqu’on s’imaginait de vérifier s’il était encore à Paris.
Les deux systèmes pénitentiaires si différens qui ont amené la construction de Mazas et le maintien de Sainte-Pélagie sont mis en présence pour fonctionner côte à côte dans une prison destinée à remplacer celle des Madelonnettes, récemment détruite. La maison de détention de la Santé, bâtie dans la rue de ce nom, à l’angle du boulevard Arago, est sans contredit la plus belle et la meilleure prison qui existe en Europe. Elle est mi-partie cellulaire et mi-partie en commun ; chacun de ces deux quartiers peut contenir 500 détenus ; dans l’année 1868, elle en a vu entrer 3,525 et sortir 3,304, qui ensemble ont fourni 171,194 journées de travail ; au 31 décembre, elle en renfermait 695[8]. L’expérience de Mazas a servi, et l’on a modifié certains aménagemens de façon à les rendre plus pratiques. Le détenu couche sur un vrai lit, qui peut se relever et être fixé contre la muraille ; la table est un abattant qui s’appuie sur une potence de fer à charnière ; la chaise est remplacée par un escabeau ; le parquet est composé de feuillets de chêne disposés en point de Hongrie. De plus chaque culte trouve un local spécial : ainsi il y a non-seulement la chapelle catholique, mais un prêche cellulaire, un autre en commun, sont réservés aux protestans, de même qu’une petite synagogue est consacrée aux israélites ; il faut les impérieuses nécessités de la prison pour que ces frères ennemis puissent vivre en si proche voisinage. La partie de l’édifice affectée au régime en commun est établie selon le système auburnien, c’est-à-dire que les détenus y sont mêlés, pendant la journée, dans les ateliers, dans les réfectoires et dans les préaux, mais que la nuit ils sont mis en cellule et dorment dans un isolement absolu, méthode fort bonne et qui mérite d’être généralisée en attendant que l’expérience ramène au régime cellulaire pur et simple. Un fait démontrera combien les progrès s’accomplissent lentement lorsqu’ils sont soumis au bon vouloir du budget. Cette prison est la seule à Paris qui possède un lavoir abrité, construit exprès, où les détenus peuvent le matin, en sortant du lit, faire leurs ablutions. Pourtant les hommes à qui incombe la surveillance supérieure des prisons savent bien que la propreté, outre les avantages sanitaires qui en résultent, est pour ainsi dire la forme extérieure de la moralité, et qu’il est indispensable que les prisonniers la pratiquent sans entrave comme sans réserve. Les cours sont spacieuses, et dans les ateliers l’air et le jour entrent à grands flots. On y fabrique des paillassons, des parapluies, des boites à bougie ; on y tourne des pommes de cuivre, on y lisse du papier de couleur, on y fait des chaussons, et l’on ne paraît pas trop s’y ennuyer. En présence de ces deux systèmes opposés et qui se côtoient dans des conditions si diverses, sous l’œil du même directeur, il est une expérience facile à enregistrer et qui rendrait de grands services à ceux que préoccupe la solution du problème pénitentiaire : relever avec soin sur deux registres séparés les détenus isolés et les détenus en commun, pour constater, au bout d’un laps de temps déterminé, quel est le système qui envoie le plus de récidivistes devant les tribunaux. Le directeur actuel de la prison de la Santé est un homme plein d’intelligence et de bon vouloir ; un tel travail, basé sur les données certaines que mieux que tout autre il peut recueillir, est fait pour le tenter, et constituera un document du plus haut intérêt.
Comme Sainte-Pélagie, Saint-Lazare est une vieille maison, énorme, mais décrépite, excellente pour un couvent, désastreuse pour une prison, avec larges cours plantées d’arbres, escaliers à rampes de bois, dortoirs sous les combles, pistoles installées dans des chambres assez aérées, ateliers pris au hasard dans les premières salles venues, vastes réfectoires, hautes murailles, chapelle suffisante et nue, petit oratoire élevé sur l’emplacement même de l’appartement de saint Vincent de Paul, car c’est là que fut le berceau de l’ordre des lazaristes. C’est la seule maison qui à Paris soit destinée à recevoir des femmes. On a beau les séparer par catégories, dans des quartiers distincts et les clore de grilles ; le vice d’un pareil entassement saute aux yeux. Quatre divisions renferment les prévenues, les condamnées, les jeunes filles qui subissent la correction paternelle, enfin les filles publiques détenues administrativement. Et comme si ce n’était pas assez de cette agglomération au moins singulière, on a fait venir à Saint-Lazare une certaine quantité de recluses infirmes empruntées au dépôt de mendicité de Saint-Denis, qui est tellement encombré qu’on n’y trouve plus de place. Jamais un médecin n’aurait l’idée de mettre dans le même hôpital des malades ordinaires et des individus atteints de maladies contagieuses infailliblement mortelles. Cependant c’est ce qu’on fait à Saint-Lazare. Ce n’est point qu’un tel état de choses n’ait vivement frappé la préfecture de police ; mais dans l’espèce elle n’est que pouvoir exécutif : elle répond des prisonniers et ne fait point bâtir les prisons. Elle réclame, elle proteste, et, comme elle n’a point de budget, elle est bien obligée d’en passer par où l’on veut. Dès 1842, elle demanda la construction d’une maison destinée à recevoir les prévenues, les détenues au-dessous de seize ans et les jeunes filles mineures enfermées par voie de correction paternelle. Elle s’adressa naturellement à celui qui tient les cordons de la bourse, au conseil municipal, qui répondit qu’il n’avait point d’argent. Elle renouvela ses instances en 1843, 1849, 1851 ; elle démontra, et cela n’était point difficile, le danger de la situation faite aux détenues et à l’administration, car c’est celle-ci qu’on accuse d’abord et sans chercher à se rendre compte des obstacles qui paralysent ses efforts ; même réponse, point d’argent. Le 22 juin 1867, une loi supprime la contrainte par corps et va rendre libre la maison de détention pour dettes. Vite, il faut profiter de cette circonstance favorable et placer enfin convenablement des enfans qu’il s’agit d’arracher à la corruption et à la gangrène morale qui s’attachent à elles dans cette maison pestiférée de Saint-Lazare. Le préfet de la Seine, consulté, répond qu’il va faire mettre en vente les matériaux composant la prison de Clichy. On insiste avec toute sorte de bonnes raisons ; en 1868, la lutte continue ; au mois de février 1869, elle reprend de plus belle. La question en est là ; depuis dix-sept ans, elle n’a point fait un pas. On démolira l’ancienne prison pour dettes, on en vendra les matériaux et les terrains, on ne construira pas de maison de correction paternelle pour les jeunes filles, et il n’en sera que cela[9]. Hélas ! tant de magnifiques, ruineuses et inutiles casernes, tant d’églises splendides et nouvelles qui donnent satisfaction aux vanités de la morale extérieure, et pas une maison de refuge ou des enfans qu’une heure d’oubli a fait déchoir, qu’il faut sauver à tout prix, rendre au mariage, à l’honneur, à la maternité, puissent trouver un abri pour se repentir et s’améliorer loin des filles publiques et loin des voleuses ! Nous sommes ainsi faits en France, et, pourvu que nous ayons le superflu, nous excellons à nous passer du nécessaire.
Veut-on savoir le résultat de ces économies qui gaspillent des âmes pour sauver des écus ? Toute jeune fille qui entre en correction à Saint-Lazare en sort vicieuse et pourrie jusqu’au fond du cœur. J’ai sous les yeux deux livres de messe saisis sur une enfant de seize ans à peine, qui venait de passer trois mois, sur la demande de son père, dans cette maison maudite où les murailles suent la luxure. Sur les marges, sur les blancs laissés par les alinéas, la petite prisonnière a écrit ses pensées ; plusieurs fois les dates sont indiquées, on peut donc suivre la progression ; elle est effroyable. Saint Antoine dans le désert ne fut pas plus tenté. A mesure que les jours s’écoulent, que l’influence des compagnes pèse davantage, le langage s’accentue, les rêveries se formulent, le sentiment s’égare, change d’objet, devient maladif, outré, hors nature, et fait croire qu’on lit les élucubrations d’une échappée de Bicêtre. C’est là qu’on peut constater le danger des milieux où semble s’être figée une tradition démoniaque qui atteint et pénètre ; rien, n’y fait, ni l’exemple prêché, ni la dure discipline, ni la tutelle un peu rêche des sœurs de Marie-Joseph, ni les sermons du prêtre, ni les exhortations des dames visiteuses, ni les lectures d’un ordre moral trop abstrait, qu’on leur fait souvent entendre. Celle qui entre là est perdue à moins de miracle, et le temps des miracles est passé. Les pauvres brebis égarées qu’on pousse dans ce mauvais bercail travaillent ensemble, pendant le jour et dorment la nuit, comme on fait à la Santé, dans des cellules séparées.. Avec leur robe brune, leur petit béguin, leur maintien qu’elles s’efforcent de rendre modeste, quelques-unes sont charmantes et font involontairement penser à Manon Lescaut.
Les autres détenues sont pêle-mêle jour et nuit ; dans les dortoirs, les couchettes sont pressées les unes, contre les autres, et dans les ateliers les chaises se touchent ; un sous-brigadier et onze surveillans font le service des guichets d’entrée ; seul le brigadier a le droit de pénétrer dans le quartier des femmes, dont les hommes sont sévèrement exclus. La maison, quoique sous l’autorité d’un directeur, est conduite, depuis le 1er janvier 1850, par les sœurs de Marie-Joseph, auxquelles les longs vêtemens de laine, les voiles bleu et noir, donnent parfois, au fond des corridors demi-obscurs, l’air d’une apparition. La maison ne chôme pas, les allées et venues y sont incessantes, et plus d’une fois par jour les lourdes voitures cellulaires s’en font ouvrir les portes ; en 1868, les entrées de prévenues et de condamnées ont été de 2,859, les de 2,720 ; la correction a vu entrer 232 jeunes filles, dont 212 sont sorties sorties ; quant aux prostituées, elles ont donné 4,831 pour les entrées, et 4,719 pour les sorties ; le total des recluses infirmes a été de 200. Tout ce personnel qui, au 31 décembre, était représenté par 1,026 détenues de toute catégorie, a été assez paisible, car il n’a été atteint que par 201 punitions, et il a fourni 419,164 journées de travail.
C’est à Saint-Lazare, dans de vastes bâtimens annexés à la maison principale, que se trouvent les magasins généraux et la boulangerie des prisons de la Seine. Jour et nuit, les fours flambent, les pétrins sont en action ; la moyenne des fournées est de 32 par vingt-quatre heures, donnant chacune 230 pains. La lingerie est intéressante à visiter ; il y plane une vague odeur d’eau de javelle qui prouve au moins que les lessives sont fréquentes. Sous la direction d’une femme alerte et fort entendue, les chemises, les draps, les chaussettes, les bonnets sont rangés dans des casiers séparés. Plus loin, voici les camisoles de force en toile à voile, bouclées de sept courroies, destinées à réprimer la résistance des furieux ou à paralyser toute velléité de suicide chez les condamnés à mort ; ailleurs voilà les suaires en grosse toile bise dans lesquels on roulera les prisonniers qui auront enfin vu tomber les chaînes de cette vie. Dans un autre corps de logis pourvu de larges emplacemens, on a empilé les couvertures, les vestes, les pantalons, objets de drap qui doivent être soustraits à l’action dévorante des mites. Tout le linge, tous les vêtemens portés par les détenus de Paris sortent de cette lingerie, de ce vestiaire, et y rentrent, Chaque année, on fait une vente générale des objets qui sont hors de service. Qui croirait que ces loques usées dans les cellules et dans les préaux ont encore une valeur ? Le vieux linge est acheté par les hôpitaux, qui en font d’excellente charpie. Les fabricans de papier, trouvant là de la vraie toile de chanvre, s’en emparent pour obtenir ces belles feuilles de papier Tellière ou de Hollande qui deviennent de plus en plus rares ; les chiffons trop lacérés pour être utilisés de la sorte sont acquis par les administrations de chemins de fer, qui les confient aux chauffeurs pour nettoyer les cuivres des locomotives ; les souquenilles de laine sont aussi fort recherchées, on les dépèce, on les carde à nouveau, on les file, et on en fait des draps légers dans lesquels les maisons de confection savent tailler des vêtemens à bon marché.
Ce qu’on ne peut obtenir pour les jeunes filles, on l’a fait depuis longtemps déjà pour les garçons ; la Petite-Roquette leur est consacrée ; elle renferme les prévenus, les condamnés au-dessous de seize ans et les enfans mineurs contre lesquels les parens ont obtenu du premier président du tribunal de la Seine une ordonnance de correction. Le système est cellulaire ; mais dans le principe la maison avait été disposée en vue du régime auburnien : les aménagemens n’ont donc été faits qu’après coup, de sorte qu’ils sont toujours restés insuffisans, que les cellules sont trop petites, et que, sous le rapport physique, les enfans ne sont point dans des conditions irréprochables. Le chauffage surtout est à modifier de fond en comble ; un poêle placé à l’extrémité d’une galerie est censé donner une chaleur normale à toutes les cellules : aussi, en hiver, la température est toujours très basse, et dans certaines chambrettes éloignées du foyer elle n’atteint guère que zéro. Les enfans sont assujettis au travail ; ils font des chaînettes de cuivre, des clous dorés ; les plus jeunes, ceux qui sont si petits qu’on ne peut leur donner aucune notion d’un métier quelconque, effilochent le vieux linge et font de la charpie. Il n’y a pas de prison qui laisse une impression plus triste, à laquelle il ne faut cependant pas s’abandonner, car, pour des enfans, le régime de l’isolement absolu est le seul qui puisse mener au salut, puisqu’il les arrache à la contagion de l’exemple. Malgré tous les raisonnemens qu’on peut se faire, on est ému en pensant que ces pauvres êtres sont des enfans, qu’ils sont précisément dans l’âge où l’on a besoin de liberté, de jeux, de mouvement ; on oublie leur dépravation précoce, à laquelle il faut porter remède, et l’on trouve seulement que pour de si petits oiseaux la cage est bien épaisse. On en a soin ; leurs parens, quand ils en ont, viennent les visiter au parloir ; on leur donne quelques leçons de lecture et d’écriture, on les mène à la messe dans une chapelle en amphithéâtre, où chaque enfant est enfermé dans une sorte de guérite qui lui permet de découvrir l’autel et l’empêche de voir son voisin. Ils ont des préaux cellulaires où ils se promènent avec une mélancolie navrante et où ils doivent faire leur toilette. Là ils ont des cerceaux et peuvent jouer dans les quelques mètres carrés qui leur sont accordés ; mais l’espace est bien restreint, le cercle roulant a promptement touché les murs, et les enfans, fatigués de cette distraction illusoire, rêvassent au lieu de s’amuser. J’en ai avisé un, un beau bambin carré des épaules et bien solide sur ses petites jambes. — Quel âge as-tu ? — Onze ans. — Qui t’a fait mettre ici ? — Ma tante et maman. — Pourquoi ? — Parce que deux nuits de suite j’ai été coucher dehors, près des murs du Père-La-chaise. — Et pourquoi as-tu découché ? — Parce qu’il fait trop chaud à la maison.
Des numéros de différente couleur, marqués sur la plaque indicative, distinguent les diverses catégories auxquelles les détenus appartiennent. Le noir est réservé au prévenu, le rouge aux enfans de la correction paternelle ; le noir et un chiffre individuel sont attribués aux condamnés. Lorsque j’ai visité la maison le 15 juin 1869, elle était fort silencieuse et comme abandonnée ; elle ne renfermait que 151 prisonniers : 82 détenus à la requête de leur famille, 31 prévenus attendant le jugement, 19 condamnés à moins de 12 mois, 19 condamnés à plus d’un an. Pendant l’année 1868, le mouvement général a été de 1,171 entrées et de 1,207 sorties ; au 31 décembre, il restait 149 enfans sous les verrous, et le total, des journées de travail avait été de 65,071. Actuellement la Petite-Roquette ne poursuit plus le grand but d’utilité pour lequel son vrai fondateur l’avait créée à nouveau. L’impératrice, émue d’un discours prononcé le 13 juin 1865 devant le corps législatif par M. Jules Simon, se rendit à la maison de correction paternelle, l’examina en détail, interrogea tous les détenus les uns après les autres, et, trouvant que le régime auquel on soumettait les enfans n’était point compatible avec leur âge, institua une commission dont elle prit la présidence, et dont un député fut nommé rapporteur. On devait étudier la question et décider si la détention prolongée des enfans à la Petite-Roquette n’était point contraire à l’esprit de la loi du 5 août 1850, qui dit : « Article 3. Les jeunes détenus acquittés en vertu de l’article 66 du code pénal comme ayant agi sans discernement, mais non remis à leurs parens, sont conduits dans une colonie pénitentiaire… Article 4. Les colonies pénitentiaires reçoivent également les jeunes détenus condamnés à un emprisonnement de plus de six mois et qui n’excède pas deux ans. » Était-on vraiment en dehors d’une loi évidemment faite pour les enfans de la campagne ? Le point était discutable ; mais, ne l’aurait-il pas été, le sentiment qui avait motivé l’infraction était tellement humain et généreux qu’on aurait dû en tenir compte. La commission devait apprécier « si c’est la loi qui doit être amendée, ou si c’est le système de détention suivi à la Roquette qui doit être modifié. »
Le rapporteur, au lieu de prendre pour point de comparaison avec la maison cellulaire de la Roquette toutes les colonies pénitentiaires, choisit la colonie de Mettray, qui seule parmi toutes, et à cause de son éminent directeur, donne des résultats satisfaisans. Dès lors la cause était jugée avant même d’avoir été entendue. De plus, — et ce fut là une grave erreur, — au lieu d’établir son calcul sur des détenus de même origine, il a confondu ensemble ceux des villes de province, ceux de Paris, ceux des campagnes, et ne s’est point préoccupé de ce qu’ils étaient devenus après leur libération, de sorte que les élémens de la discussion, faussés dès l’origine, ont amené une conclusion qui me semble erronée. Si l’on raisonne sur les mêmes espèces, on verra que la colonie de Mettray, de janvier 1840 à juin 1866, a reçu 444 enfans nés dans le département de la Seine, sur lesquels, à la dernière date, 329 avaient été rendus à la liberté. Sur ces 329 enfans élevés et corrigés dans la colonie pénitentiaire modèle par excellence, 89 ont eu de nouveau à comparaître devant les tribunaux, et ont été frappés de 335 condamnations. C’est là une proportion énorme et que la Petite-Roquette, presque exclusivement composée de Parisiens (91 sur 100 en moyenne), n’a jamais donnée. L’enfant de Paris est réfractaire au labeur des champs ; à Mettray, on lui apprend l’agriculture, et à sa libération, revenu dans sa ville natale, il ne, sait aucun métier et vole de nouveau ; à la Roquette, on lui fait faire un apprentissage, et on lui enseigne un état dont plus tard il pourra vivre. En s’en tenant à la lettre de la loi, en dirigeant vers les colonies pénitentiaires départementales les jeunes détenus de la Petite-Roquette, on s’est bien hâté, et l’on a tranché d’un seul coup une question qui demandait à être étudiée par des hommes spéciaux et appréciée en dehors de toute émotion. Les sommiers judiciaires enregistrant les récidives diront plus tard si l’on n’a pas agi avec une précipitation peu conforme au caractère sérieux que doit toujours revêtir un homme d’état. Ce qu’il fallait modifier, c’est la prison elle-même, qui est mal distribuée, c’est la loi, qui est défectueuse, car elle jette dans une promiscuité pleine de périls des enfans que l’isolement avec le travail, l’étude, des soins attentifs, peut seul arracher au mal dont ils trouveront tous les élémens groupés et comme réunis à dessein dans les colonies pénitentiaires.
Il fallait, puisqu’on était animé par l’amour du bien, revenir au système que Gabriel Delessert avait inauguré et que des considérations économiques puériles ont fait changer. Comme dans le principe il fallait agir sur ces jeunes âmes principalement par l’émulation, il était bon de maintenir l’isolement, mais l’isolement tel qu’on l’avait appliqué pendant les premières années, l’isolement qui enlevait l’enfant à la compagnie toujours pernicieuse de ses camarades et le laissait en communications très fréquentes avec les professeurs de grammaire, de chant, de dessin, avec les aumôniers, avec les inspecteurs. Il eût fallu à ces enfans débiles, rachitiques, malingres, usés par des débauches dont la précocité est stupéfiante, rendre la nourriture substantielle qu’ils avaient jadis, et qu’on leur a retranchée par suite d’une mesure regrettable. Au lieu de jeter ces petits vagabonds dans les hasards de la vie agricole, il eût été meilleur de les laisser sous l’influence directe de la Société de patronage, qui s’en occupait. Tout enfant détenu en vertu de l’article 66 du code pénal pouvait de la sorte se réhabiliter et marcher dans la bonne voie. Il avait lui-même, pour ainsi dire, entre les mains, la clé de sa cellule ; lorsque, dans la prison, il avait appris à lire et à écrire, qu’il avait fait sa première communion, qu’il s’était montré docile, on le mettait en apprentissage dehors, dans un atelier libre ; s’il s’y conduisait bien, il y restait, s’y perfectionnait ; s’il y donnait le mauvais exemple, on le réintégrait à la Petite-Roquette. Les résultats obtenus ainsi étaient si précieux qu’ils auraient dû amener un changement radical dans le système pénitentiaire, car l’enfant, sa peine terminée, trouvait sans transition de l’ouvrage et le pain quotidien dans l’atelier où il avait travaillé. Aujourd’hui tout est remis en question ; la difficulté de l’embauchage pour le prisonnier libéré s’accentue de nouveau ; on a agi sans réflexion ; on a senti au lieu de raisonner, et les jeunes détenus parisiens vont aller maintenant achever de se perdre dans ces colonies pénitentiaires, qui pour beaucoup seront la première étape de la longue et terrible route dont la dernière station est au bagne, sinon sur l’échafaud.
Aux termes de la loi, tout individu condamné à plus d’une année d’emprisonnement, ne serait-ce qu’à un an et un jour, doit être transporté dans une des vingt-six maisons centrales établies dans les départemens ; on ne garde donc, sauf exceptions motivées, dans les prisons de Sainte-Pélagie, de Saint-Lazare et de la Santé que les détenus frappés d’une peine n’équivalant pas à plus de douze mois. Aussi tous les condamnés qui doivent être dirigés sur les maisons de réclusion ou sur le bagne sont provisoirement enfermés à la Grande-Roquette, qui s’appelle administrativement le Dépôt des condamnés. Cette prison est célèbre parmi les malfaiteurs, car elle sert d’antichambre à la guillotine. Elle est établie d’après le système auburnien ; les prisonniers, réunis pendant le jour dans de grands ateliers, travaillent à des œuvres de ferronnerie, à des préparations de cuir et à d’autres métiers faciles à apprendre. En 1868, le mouvement des entrées a été de 2,020, celui des sorties de 2,324 ; 357 détenus restaient sous clé au 31 décembre, et les journées de travail ont été au nombre de 177,915. C’est une prison qui n’a rien de particulier, les cours en sont larges et très aérées, et la discipline y est plus sévère que dans les autres maisons de détention du département de la Seine. A certain jour, elle s’anime. La grille et la lourde porte qui ferment l’entrée s’ouvrent pour laisser pénétrer dans la première cour un grand omnibus à quatre chevaux qui vient chercher les centrals. et les forçats pour les conduire au chemin de fer. Avant qu’ils ne partent pour leur destination, qui bien souvent est Cayenne ou la Nouvelle-Calédonie, ils sont rasés, et le barberot (barbier) leur taille les cheveux en échelle, à coups violens qui laissent apparaître la peau du crâne et lui donnent une apparence zébrée. C’est la coiffure distinctive du forçat ; puis le condamné se déshabille complètement, nu comme Dieu l’a fait. Lorsqu’il est dans cet état, on procède au grand rapiot, c’est-à-dire à une perquisition minutieuse. Un des surveillans conducteurs qui doivent escorter le prisonnier jusqu’au bagne lui regarde dans la bouche, sous les aisselles, entre les doigts des pieds, pour voir s’il ne cache pas quelque lime ou de l’argent. Est-ce tout ? Non pas ; on fait pencher le malheureux en avant, on lui ordonne de tousser avec force, et au même instant on lui applique une claque sur le ventre. Le but de cette opération qui n’a rien de douloureux est assez délicat à expliquer. Jadis il était de tradition parmi les hommes des chiourmes et des geôles que certains prisonniers possédaient une herbe merveilleuse qu’on appelait l’herbe à couper le fer. Vidocq, qui s’échappa plusieurs fois de prison et du bagne, savait bien où elle poussait. Depuis ce temps, le scepticisme a fait quelques progrès, l’on est moins crédule, et l’on sait que les voleurs excellent à cacher dans une partie secrète de leur corps un étui qu’ils appellent le bastringue, et qui est un véritable nécessaire de serrurier. C’est pour les débarrasser de cet instrument baroque qu’on les visite avec tant de précautions. J’ai un de ces bastringues sous les yeux : il est en étain ; fermé, il ressemble à l’étui dont les tailleurs font usage ; il contient une lame de poignard, une vrille, une lime à bois, une scie à bois, une scie à fer, qu’on peut monter en archet et qui a cinq lames de rechange ; il n’y a pas de chaîne qui puisse résister à un pareil outillage bien manié. — Quand cet examen est terminé, le condamné revêt du linge et des habits apportés exprès, puis on lui attache les jambes dans des anneaux de fer reliés par une chaînette assez longue pour lui permettre de marcher, trop courte pour le laisser courir ; les bracelets sont fermés à l’aide d’une clé qui manœuvre un boulon à vis dont la tête est assez enfoncée dans l’orifice pour ne pouvoir être atteinte à la main. On fait l’appel des noms, chaque condamné doit répondre et indiquer en même temps sa masse, c’est-à-dire l’argent que le greffier a confié pour lui au conducteur et qui ne lui sera remis qu’à destination. J’ai vu un de ces misérables qui, frappé d’une condamnation à vingt ans de travaux forcés, partait pour Toulon et de là pour la Nouvelle-Calédonie ; sa masse se composait de 17 sous. — En voiture cellulaire, les condamnés sont conduits à la gare, où, depuis le mois de juin 1868, ils trouvent un wagon divisé en dix-huit compartimens isolés qu’ils ne doivent quitter qu’à leur arrivée au bagne. Lorsqu’on se rappelle l’horrible cortège de forçats enchaînés qui jusqu’en 1836 a traversé la France pour se rendre aux galères, on estime que notre temps n’est pas toujours aussi mauvais qu’on veut bien le dire[10].
Toutes les prisons de Paris sont munies de bibliothèques, et jamais, à moins de punition, on ne refuse de livres aux détenus qui en demandent. Chaque année, la préfecture de police consacre 2,500 francs à l’achat de volumes, car si elle comptait sur l’initiative individuelle, qui jadis avait entrepris cette œuvre excellente, elle courrait grand risque de n’avoir bientôt plus une seule brochure à prêter aux prisonniers. Dans toutes les maisons de détention, ce sont les mêmes ouvrages qui sont le plus recherchés : romans de Walter Scott et de Fenimore Cooper, voyages, Magasin pittoresque, etc. Les livres de morale et de religion sont si peu demandés que la couverture en paraît neuve, l’histoire non plus n’a pas grand succès ; quant aux livres de science, on n’y touche guère. Ces volumes sont intéressans à feuilleter, car sur les marges blanches les condamnés ont écrit bien des phrases par où s’échappent leurs pensées secrètes. C’est un appel à la liberté, un souhait de vengeance, un souvenir pour un être aimé, une malédiction contre les juges, parfois une menace et une forfanterie. Le plus souvent c’est un dessin obscène, accompagné d’une légende dont on ose à peine se souvenir. Je montrais un volume ainsi maculé de grossières inepties au bibliothécaire, qui toujours est un détenu signalé par sa bonne conduite ; il leva les épaules avec découragement et me répondit : Que voulez-vous, monsieur, l’administration ne fournit pas de gomme élastique !
Les condamnés sont attentivement surveillés, non-seulement au point de vue des infractions qu’ils peuvent commettre, mais surtout au point de vue de leur attitude morale. C’est là une étude fort délicate, car il est presque impossible de deviner à la conduite d’un détenu ce qu’il sera en état de liberté. L’homme est saisi dans les mailles d’une discipline très douce, mais de forme rigoureuse ; toute action étant prévue, il est très difficile de s’éloigner de la route tracée : aussi les détenus qui ont été graciés parce qu’ils n’avaient encouru aucun reproche, ou que leur aptitude avait fait nommer contremaîtres, sont-ils sujets à la récidive comme les autres. Néanmoins un rapport est adressé tous les ans par le directeur à la préfecture de police sur la tenue des prisonniers et sur ceux qui paraissent dignes d’indulgence ; ce rapport est discuté par les chefs de service réunis aux directeurs, les sommiers judiciaires sont compulsés, et l’on cherche, en s’éclairant sur les antécédens, à ne proposer au comité des grâces que les sujets qui n’ont en rien démérité. La liste dressée par les directeurs, réduite par la préfecture de police, est expédiée au ministère de la justice, où elle subit une nouvelle épuration ; puis le parquet en a connaissance à son tour, et y efface encore quelques noms après avoir interrogé les dossiers pleins de renseignemens qu’il possède et garde avec soin. Devenue ainsi définitive, la liste ne mentionne plus qu’un très petit nombre de condamnés ; sur ceux-là, l’empereur exerce son droit de grâce, la plus belle et la plus noble prérogative de la souveraineté.
Si j’ai réussi à faire comprendre les vices matériels et moraux des maisons de Saint-Lazare et de Sainte-Pélagie, on admettra que de pareilles prisons ne sont plus en harmonie avec l’état de notre civilisation, et qu’à tous les points de vue il est urgent de les reconstruire pour les approprier à une destination sérieusement pénitentiaire. La Petite-Roquette, le plus important peut-être de nos lieux de détention, puisqu’elle renferme des enfans qu’il faut disputer au crime, élever au travail et à la moralité, devrait être aménagée d’une façon plus convenable et placée près de Paris, dans un vaste terrain isolé, sous l’action bienfaisante du soleil et du grand air. Mazas et la Santé seraient bien près d’être irréprochables, si le système de chauffage permettait de donner aux cellules une température égale. La Conciergerie est la seule prison qui soit bien chauffée ; mais elle ne contient actuellement que 76 cellules, tandis que la Santé en renferme 500 et Mazas 1,200. Ce n’est là, je le sais, que le petit côté de la question, et les prisonniers sont aujourd’hui en bonne situation comparativement à la manière dont ils étaient traités jadis. Ce qui importe par-dessus tout, c’est que l’emprisonnement ne soit pas exclusivement coercitif, et que le temps de la peine puisse être utilement employé à faire comprendre au détenu que le bien est supérieur au mal, non-seulement au point de vue de la moralité, mais même au point de vue de l’intérêt individuel.
En 1868, le travail a rapporté aux détenus, dans les prisons de Paris et le dépôt de mendicité de Saint-Denis, la somme de 245,253 francs 3 centimes ; le nombre moyen des travailleurs a été de 2,886 individus, dont chacun a eu par conséquent un salaire quotidien de 23 centimes. La moitié de ce maigre pécule a été remise aux prisonniers ; l’autre, confiée au greffier, forme la masse et ne produit jamais d’intérêt, de sorte qu’en admettant qu’un détenu ait travaillé sans désemparer 365 jours de suite, au bout d’une année de prison il sortira avec 42 francs 50 centimes, qui doivent lui suffire pour se loger et se nourrir en attendant qu’il ait trouvé de l’occupation. Rejeter un homme sur le pavé dans de telles conditions, c’est l’exposer aux dangereuses sollicitations de la misère et du vol. Les frais d’entretien, qui sont aujourd’hui à la charge des entrepreneurs, devraient passer à celle de l’état ; le prisonnier serait légitimement propriétaire de tout son gain, ce qui lui montrerait les bienfaits du travail, et sa masse capitalisée serait augmentée d’un intérêt normal, ce qui lui enseignerait les avantages de l’épargne. On prétend, je le sais, que l’ouvrier doit payer son apprentissage. En liberté, oui ; en captivité, non, puisque le travail est obligatoire. Si l’humanité seule ne le commande pas, le plus simple intérêt de sécurité l’exige ; la société doit mettre en état de vivre celui qui sort de prison, afin d’éviter qu’il ne se tourne de nouveau contre elle. Le système actuel peut suffire à toutes les exigences, il ne s’agit que de le modifier dans un sens plus large et qui permette au détenu de se créer par son labeur des ressources moins illusoires.
Les résultats moraux produits par le séjour dans les prisons ne sont point difficiles à constater. A Paris, en 1868,15,861 individus ont été jugés par la police correctionnelle ; sur ce nombre, il y en avait 9,540, plus de moitié, qui avaient été précédemment condamnés. Dans la même année, sur 637 accusés qui ont comparu en cour d’assises, 289 étaient des repris de justice. Ces nombreuses récidives prouvent que la répression seule est impuissante, qu’il faut répudier la vieille loi judaïque du talion, que, s’il est juste de punir, il est indispensable d’amender, et que, pour atteindre ce but offert à toute nation civilisée, la prison doit devenir un hôpital moral. En présence de l’état de choses actuel, si douloureux et qui porte avec lui des enseignemens qu’il faudrait écouter, on doit regretter que la circulaire ministérielle du 7 août 1853 ait fait abandonner le système cellulaire, qui seul cependant permet d’agir sérieusement sur l’âme du prévenu. On a prétendu que ce régime rendait fou, qu’il poussait invinciblement au suicide ; tout cela est exagéré. M. Berriat Saint-Prix[11] a démontré que la proportion des suicides dans la population libre de Paris est de 1 sur 1,512 habitans, et qu’à Mazas elle était de 1 sur 1,371 détenus. S’il est constaté que le régime en commun donne le plus grand nombre de récidives et blesse la moralité d’une façon outrageante, ne peut-on pas en conclure que le système cellulaire, s’il n’est point parfait, lui est du moins supérieur ? Dans les prisons de la Seine, où les détenus ne peuvent réglementairement rester plus d’une année, l’isolement devrait être appliqué invariablement ; alors la loi, tenant compte d’un régime qui est une aggravation de la peine, diminuerait d’un quart ou d’un tiers la durée de celle-ci. La grande objection, l’objection administrative que l’on formule contre le système cellulaire, c’est qu’il exige plus de dépenses que le régime en commun. On sait à un millième de centime près ce que coûte un détenu dans les prisons de Paris ; à Saint-Lazare, à Sainte-Pélagie, au Dépôt des condamnés, le prix de revient varie entre 79 et 89 centimes par jour ; à Mazas, il est de 92 centimes 395 millièmes, à la Petite-Roquette de 1 franc 70 centimes 84 millièmes, à la Santé de 2 francs 89 centimes 315 millièmes[12], à la Conciergerie de 1 franc 16 centimes 743 millièmes. En réunissant la somme produite par les frais de toutes les prisons du département de la Seine, on trouve qu’un détenu coûte en moyenne 87 centimes 526 millièmes. L’économie que l’on obtient en utilisant encore les vieilles maisons de Sainte-Pélagie et de Saint-Lazare n’est pas assez considérable pour faire négliger les résultats d’un ordre bien plus élevé qu’on pourrait atteindre en généralisant le système de l’isolement.
L’homme enfermé, dans sa cellule, replié sur lui-même, triplement châtié par le silence et la solitude, mérite qu’on fasse un effort pour le remettre à flot. Là expire le pouvoir de l’administration : elle tire parti des locaux insuffisans qu’on lui livre ; elle veille sur le détenu, s’assure qu’il ne souffre d’aucune des conditions matérielles dans lesquelles il est placé ; mais elle ne peut aller plus loin. Qui prend soin du prisonnier ? qui s’occupe de son âme ? qui vient tâcher de donner à son intelligence une direction honnête ? qui lui apprendra quelque peu à débrouiller l’écheveau confus de ses pensées ? L’aumônier ? Dieu me garde d’en médire. Il y a dans les prisons de Paris des prêtres qui sont des saints et qui accomplissent avec un admirable dévoûment la mission qui leur est confiée ; mais que dit l’aumônier au détenu ? Il lui parle d’un Dieu que jamais le pauvre misérable n’a appris à connaître ; il lui parle d’une morale abstraite dont le sens même n’est pas perceptible pour lui ; il lui parle de l’enfer qui l’attend après sa mort, sans penser que toute sa vie n’a été qu’un véritable enfer. Si le détenu est un hypocrite, il fera semblant d’écouter ; s’il est brutal, il tournera le dos sans répondre. Pour résoudre ce problème très difficile de faire un bien moral aux coupables, il faudrait les instruire et tenter de les améliorer sans les ennuyer. Ne peut-on utiliser les longues heures du soir, si particulièrement pénibles en prison, et faire aux détenus quelques-unes de ces lectures où excelle l’Angleterre ? La chapelle de la Petite-Roquette, cellulairement disposée pour recevoir un très grand nombre d’enfans, prouve qu’il ne serait pas impossible de construire des classes spéciales où de bonnes paroles, à la fois sérieuses et douces, viendraient réconforter ces âmes débiles.
L’Angleterre, les États-Unis, la Suisse, nous montrent ce que nous avons à faire et dans quelle voie nouvelle il faut courageusement marcher. Là, des œuvres des prisons fondées par des magistrats, des jurisconsultes, des professeurs, des gens du monde, s’occupent incessamment des prisonniers, les visitent, les instruisent, se font maîtres d’école près de ces grands enfans, et doucement, avec une patience que seul peut donner l’amour du bien, font entrer dans ces cervelles atrophiées des notions de morale et de justice qui portent fruit et aident au salut. C’est l’initiative individuelle qui devrait être tentée par la grandeur de la tâche ; n’y a-t-il pas de quoi émouvoir l’émulation des gens de bien et ne peut-on essayer de rétablir ainsi le rachat des prisonniers, que nos pères ont pratiqué avec tant de charité quand les pirates barbaresques enlevaient nos matelots pour les enchaîner aux bancs des galères ? Déjà un magistrat français, M. Edmond Turquet, a obtenu d’excellens résultats dans la maison d’arrêt de Vervins en faisant lui-même des cours aux prisonniers. Les protestans à Paris n’abandonnent pas leurs coreligionnaires détenus ; il les réconfortent, s’ingénient à leur trouver du travail après la libération, et font en sorte d’éloigner d’eux les causes de rechute. Un tel exemple devrait s’imposer. Il est bien à regretter que la commission générale des prisons, qui fonctionnait encore à la veille de la révolution de juillet, n’ait point été reconstituée. Son action avait été très utile ; aujourd’hui plus que jamais, en présence de l’augmentation constante des malfaiteurs et des récidivistes, une institution semblable pourrait, imitant la Société de patronage pour les jeunes détenus, rendre de grands services, suivre d’un intérêt vigilant et sévère l’ancien condamné qui, ayant subi sa peine, a besoin d’être guidé et soutenu pour trouver un travail dont il puisse vivre honorablement. Ces vœux, que nous exprimons avec une, conviction profonde, issue de l’étude même que nous venons de faire, se réaliseront-ils ? Nous n’osons l’espérer. La France est un pays où l’initiative privée ne se manifeste guère qu’en fatiguant le gouvernement de ses demandes. C’est par de telles mesures cependant qu’on arriverait à diminuer le nombre de criminels qui nous menacent de plus en plus, et aussi en créant des colonies pénitentiaires d’outre-mer, en y envoyant sans merci tous les individus convaincus de récidive, et en se rappelant l’admirable parti que l’Angleterre a su tirer de ce genre d’institutions.
MAXIME DU CAMP.
- ↑ Pierre Clément, la Police sous Louis XIV, 242 et passim.
- ↑ « Pourquoi me mettez-vous à la Bastille ? Disait Bassompierre à Louis XIII. — Pour que vous ne soyez pas porté à mal faire, » répondit le roi.
- ↑ La gêne, peine qui ne fut jamais appliquée, isolait absolument le condamné et ne laissait à sa disposition aucun moyen de travail.
- ↑ C’est à partir de 1817 que le travail des détenus fut compris dans des traites d’entreprises générales ; en 1842, l’état a pris les maisons de détention en régie ; un décret du 24 mars 1848 abolit le travail dans les prisons sous le prétexte dérisoire qu’il portait atteinte au travail libre ; une loi du 9 juillet 1849 le rétablit avec des restrictions qui disparurent après le décret du 25 février 1852 ; en 1856, la régie fit de nouveau place aux entreprises, et n’a été conservée qu’à la maison centrale de Clairvaux, où l’on poursuit une expérience commencée.
- ↑ Ces toiles venaient de la maison centrale de Fontevrault ; prises aujourd’hui dans le commerce, elles sont moins rudes et d’un premier usage moins pénible.
- ↑ Autrefois les sentinelles dans les prisons avaient le fusil chargé, et recevaient ordre de tirer sur tout détenu qui tenterait de s’évader ; mais depuis qu’un soldat malavisé a, le 31 décembre 1856, tué à la maison de détention pour dettes un Américain qui prenait l’air à sa fenêtre une heure avant d’être mis en liberté, on laisse les cartouches dans les gibernes, et l’on prie les sentinelles de se contenter de donner l’alarme.
- ↑ Sainte-Pélagie était alors divisée en deux parties distinctes : la dette, qui s’ouvrait rue de la Clé, la détention, qui s’ouvrait rue du Puits-de-l’Hermite.
- ↑ Le personnel du service de surveillance est composé de 40 hommes, de 2 sous-brigadiers et de 1 brigadier.
- ↑ Le 20 juillet dernier, les terrains de l’ancienne prison pour dettes ont été mis en vente au prix de 1,500,000 francs et n’ont point trouvé d’acquéreur.
- ↑ La chaîne mettait de trente à quarante jours pour atteindre Brest, Rochefort ou Toulon ; elle fut abolie par ordonnance royale du 9 décembre 1836. Les voitures cellulaires, conduites en poste, commencèrent à circuler le 1er juin 1837 ; elles faisaient en cinq ou six jours le trajet qui actuellement n’exige plus que trente-six heures.
- ↑ Masas, étude sur l’emprisonnement individuel, par M. Ch, Berriat Saint-Prix, 1860.
- ↑ Cet excès dans les prix de. la Santé tient à ce qu’on a calculé les premiers frais d’installation : la moyenne ne dépassera pas celle de Mazas.