Les Prisons de Paris sous la Commune/03

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Les Prisons de Paris sous la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 33-71).
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LES
PRISONS DE PARIS
SOUS LA COMMUNE

III.[1]


I. — LA MAISON DE JUSTICE.

La maison de justice, c’est la Conciergerie, la vieille geôle du Palais, relevant directement du procureur-général et dressant sur le quai de l’Horloge ses deux tours bien connues du peuple parisien. C’est, nous l’avons dit, une prison transitoire où l’on renferme les prévenus qui sont appelés à répondre devant la cour d’assises ou devant les chambres correctionnelles des crimes ou des délits commis par eux : on n’y fait jamais un long séjour ; on y arrive de Mazas, on la quitte pour la Santé, Sainte-Pélagie ou la Grande-Roquette. Cette prison, assez petite, ne comporte ordinairement qu’un nombre fort restreint de prisonniers et est séparée en deux parties distinctes : la section cellulaire et la section en commun, que l’on appelle vulgairement le quartier des cochers, parce que c’est là, dans un dortoir, dans un étroit préau, que ceux-ci subissent les peines insignifiantes auxquelles ils sont souvent condamnés par le tribunal de simple police. Le grand guichet est une vaste halle gothique, soutenue par des colonnes recevant la retombée des ogives de la voûte, et qui, traditionnellement du moins, fut la salle des gardes du roi saint Louis. La prison n’occupe qu’un rez-de-chaussée, les étages supérieurs appartiennent à la cour de cassation ; un dégagement intérieur permettait jadis de sortir de la Conciergerie et d’aboutir à l’angle gauche de la grande cour, — la cour de Mai, — du Palais de Justice. On l’a souvent confondue avec le dépôt ; la plupart des otages survivans qui ont écrit le récit des faits dont ils avaient été les témoins ont commis cette erreur et ont raconté qu’ils avaient été préalablement incarcérés à la Conciergerie, où cependant ils n’ont pas mis le pied.

Le directeur régulier, M. Fontaine, ancien capitaine en retraite, n’avait pu, après le 18 mars, se refuser à écrouer les détenus qui lui étaient adressés par les nouveaux maîtres de l’ex-préfecture de police. Une affiche officielle du gouvernement de l’insurrection ayant enjoint à tous les employés d’avoir désormais à lui obéir, M. Fontaine crut devoir se retirer et adresser à ses subordonnés une sorte de proclamation, dans laquelle, après les avoir remerciés du concours dévoué qu’ils lui avaient prêté pour assurer le service, il disait : « Aujourd’hui ma ligne de conduite est toute tracée, nous devons nous retirer à Versailles auprès du seul gouvernement que tout bon citoyen doit défendre. » Cette instruction porte la date du 30 mars, et les employés s’y seraient probablement conformés, si, dès le lendemain, les ordres provoqués par le président Bonjean, immédiatement expédiés par M. Lecour, n’étaient venus modifier leur intention. Ils comprirent que l’administration à laquelle ils appartiennent, toujours active au bien et adoptant, sans hésiter, un compromis propre à éviter de grands malheurs, leur imposait un devoir très-difficile, très périlleux à suivre, mais dans lequel il fallait se maintenir imperturbablement. La situation anormale où ils se trouvaient les avait déjà préoccupés, et deux d’entre eux s’étaient courageusement rendus à Versailles pour consulter leurs chefs hiérarchiques. Dans la matinée du 30 mars, M. Durlin, second greffier, et le surveillant Génin montèrent dans la charrette du sieur Fusil, blanchisseur des prisons de la Seine et demeurant à Boulogne. Cachés sous des paquets de linge sale, ils purent franchir les fortifications, gagner Versailles et recevoir de la bouche même de M. Lecour l’invitation de ne quitter la Conciergerie qu’à la dernière extrémité. Ainsi se trouvait heureusement annulé l’ordre du jour du directeur régulier. MM. Durlin et Génin revinrent à Paris reprendre leur service, réconforter leurs compagnons et se préparer à la tâche qui leur incombait. Cette tâche fut moins pénible pour eux qu’ils ne l’avaient cru. Les dimensions assez étroites de la prison y furent pour quelque chose, car elles ne permettaient pas de l’encombrer de détenus politiques et de suspects comme l’on fit au dépôt, à Mazas et ailleurs ; mais le directeur nommé par la commune ne les contraria pas dans leur œuvre de préservation. Il s’appelait Deville, avait été autrefois attaché aux agences de course, et pendant le siège avait appartenu aux ambulances du XIIe arrondissement ; il était laborieux, probe, moral et sans fierté, car il ne dédaignait pas d’inviter parfois un surveillant à boire un « verre de vin » avec lui ; il eut du zèle, de l’humanité et beaucoup de bienveillance pendant qu’il exerça les fonctions dont il ignorait le mécanisme. De toutes les prisons de Paris, la Conciergerie est celle qui fut le mieux administrée pendant la commune ; elle le dut à son excellent personnel et aux très louables efforts de son directeur anormal.

Quarante et un détenus s’y trouvaient enfermés au 18 mars ; ils appartenaient tous à la justice, qui les gardait sous sa main en vertu de mandats légaux et de procédure régulière ; mais l’insurrection se souciait fort peu du respect que la loi inspire à tout cœur honnête, et volontiers, comme disait Raoul Rigault, elle « simplifiait les formalités. » Si elle fit arrêter et incarcérer un grand nombre d’honnêtes gens qui ne pouvaient, sans déchoir vis-à-vis d’eux-mêmes, s’associer à des actes d’aberration, elle n’hésita jamais à rejeter au milieu de la population les coupables auxquels la justice avait appliqué ou réservé un châtiment. Cet abandon de tout intérêt pour la sécurité sociale apparaît dès les premiers jours, et le comité central s’empresse de donner un exemple pernicieux qui ne sera pas perdu. Le 20 mars, un de ses délégués se présenta, muni de pleins pouvoirs, aux deux prisons militaires de la rue du Cherche-Midi et donna ordre de mettre tous les détenus en liberté. On lui fit observer qu’il y avait là, non-seulement des hommes punis pour des fautes de discipline, mais aussi des déserteurs, des individus accusés de crimes de droit commun ; il ne lui n’importa guère, et 1,100 prisonniers, immédiatement relaxés, allèrent porter dans les bataillons fédérés des excitations à la paresse, à l’ivrognerie et à l’insubordination dont ceux-ci n’avaient pourtant pas besoin. Pendant qu’on lâchait ces mauvais sujets sur le pavé de Paris, on rendait des arrêts ridicules, et l’on s’ingéniait à fausser les formes de la justice ; on décrétait cette niaiserie : « Article 1er. MM. Thiers, Picard, Favre, Dufaure, Simon et Pothuau sont mis en accusation. Article 2. Leurs biens seront saisis et mis sous séquestre jusqu’à ce qu’ils aient comparu devant la justice du peuple. » On ne sait trop si ce sont les biens ou les ministres qui doivent comparaître, mais l’arbitraire impuissant n’y regarde pas de si près.

On libérait les condamnés militaires, on revenait aux mesures de confiscation si durement, si justement reprochées au régime renversé par la révolution française, on arrêtait les gendarmes, les prêtres, les magistrats, et, par esprit de compensation, on délivrait des criminels avérés. Des prévenus furent relaxés ; Raoul Rigault signa quelques ordres d’élargissement, mais la plupart de ceux-ci venaient du ministère même de la justice, où un avocat sans cause, nommé Eugène Protot, avait été installé en qualité de délégué. Du cabinet des gardes des sceaux, il avait fait une sorte de buvette où la justice devait être bien surprise d’être si étrangement représentée. Sur l’injonction de ce personnage, un assassin et un fort vilain drôle, inculpé d’un crime que l’on ne peut raconter, sont rendus à la liberté et peuvent alors se promener de cabaret en cabaret, au lieu de se voir conduire au bagne qui les réclame ; le 19 avril, quatre autres individus, sur lesquels pèse une lourde accusation de crimes qualifiés, rentrent dans la vie commune et reprennent « leurs droits de citoyens » qui, pour eux, sont les droits au meurtre et au vol. L’émulation gagne les sous-ordres justiciers de la commune ; les juges d’instruction s’en mêlent et signent, le 22 avril, le lever d’écrou de deux malfaiteurs redoutables. Cette justice à l’envers fonctionna régulièrement, et, entre le 26 mars et le 24 mai, prescrivit la mise en liberté de vingt accusés.

En revanche, 186 individus furent incarcérés, presque tous sur mandats de Raoul Rigault, qui, en qualité de procureur de la commune, tenait à ne point laisser chômer la maison de justice. Parmi ces 186 personnes, une seule fut arrêtée pour vol et relâchée presque immédiatement ; toutes les autres ont été écrouées sous les rubriques que déjà nous avons relevées au registre du dépôt : révolte, — menaces contre la commune, — relations avec Versailles, — agent bonapartiste ; là aussi les mots : sans motifs, reviennent constamment. Malgré ces incarcérations et ces mises en liberté illégales, la Conciergerie eût été assez tranquille pendant cette mauvaise période, si les commandans des bataillons fédérés de service au Palais et à la préfecture ne s’étaient imaginé, en trinquant le soir dans leur poste, que les caves de la prison contenaient des dépôts d’armes précieusement réservées pour les sbires de la réaction. On venait en nombre alors, armé de lanternes, muni de pinces pour faire sauter les portes de fer que l’on ne manquerait pas de trouver, et l’on se déclarait décidé à ne quitter la Conciergerie qu’après avoir découvert ce fameux arsenal souterrain. On se promenait dans les vastes sous-sols de la maison et du Palais, la baïonnette au fusil, dans la crainte d’une surprise ; on allait ainsi jusqu’aux anciennes cuisines de saint Louis, oh sondait les murs à coups de crosse et l’on finissait toujours par mettre en perce un tonneau de vin destiné à la cantine des détenus. Les surveillans, chaque fois qu’une de ces algarades inutiles avait pris fin, s’en croyaient quittes ; mais cela recommençait le lendemain : on comprend dès lors que la réserve de vin fut promptement épuisée.

Le 13 avril, la journée avait été calme ; on n’avait eu à écrouer que cinq détenus, dont Antonin Dubost, qualifié d’ancien préfet (il fut remis en liberté le 18 par ordre de son ami Raoul Rigault, qui l’avait fait arrêter), et Joseph Oppenheim, capitaine aux Défenseurs de la république, incarcéré pour « discussion dans un dîner, » lorsque vers minuit, treize prêtres, escortés de fédérés et amenés dans des fiacres, firent leur entrée au grand guichet. Ils appartenaient tous à la congrégation des Sacrés-Cœurs, et arrivaient de leur maison de Picpus, d’où ils avaient été arrachés en exécution d’un mandat de Raoul Rigault, notifié, sans douceur, par un pseudo-commissaire de police nommé Clavier. Fatigués d’avoir subi une longue perquisition, d’avoir été fort insultés pendant leur voyage par quelques trop libres penseurs qui demandaient qu’on les étouffât sur place, ces hommes, presque tous très âgés, — l’un d’eux avait soixante-dix-sept ans, — étaient calmes et paraissaient résignés à la mort dont on les avait menacés. L’heure n’était pas encore venue pour eux. On les écroua, et au lieu de les mettre au secret, comme le portait l’ordre d’arrestation, on les enferma par groupes dans les chambrées de la division en commun (quartier des cochers). Le lendemain, ils purent rester tout le jour ensemble dans le préau et discuter entre eux sur le mode de mort qu’ils préféraient. Le pain assez ferme de la. prison et les légumes secs de l’ordinaire étaient durs pour des vieillards qui auraient eu à souffrir de ce mauvais régime, si Mme d’Aubignosc, directrice de la lingerie, n’avait eu pitié d’eux et ne leur avait procuré une nourriture plus substantielle et moins coriace. Cette excellente femme ne dissimula pas assez bien le soin qu’elle donnait à ces détenus, qui étaient de véritables otages : elle fut dénoncée ; mais, prévenue à temps par le surveillant Génin, elle réussit à quitter Paris et put éviter les suites d’un mandat d’amener lancé par Raoul Rigault, toujours à l’affût d’une mauvaise action.

Tout en se fortifiant, en se confessant, en priant entre eux, ces prêtres souffraient d’être privés de tout exercice religieux et demandèrent au directeur d’autoriser l’aumônier de la Conciergerie à célébrer pour eux les offices. Deville n’aurait peut-être pas demandé mieux que de satisfaire à leur désir, mais l’esprit d’intolérance incompréhensible qui animait une bonne partie des membres de la commune y avait mis bon ordre. Le 25 mars, tous les directeurs de prison avaient reçu, à ce sujet, une dépêche de Raoul Rigault : Interdiction est faite au directeur de… de laisser dire, demain dimanche, la messe dans la prison. Cette instruction, expédiée la veille du dimanche de la Passion, n’avait pas été révoquée, et Deville avait dû s’y conformer, car s’il était assez humain pour protéger ses détenus, il n’était pas assez inutilement énergique pour entrer en lutte contre le redoutable délégué à la sûreté générale. Les prêtres de Picpus furent donc privés de la consolation, grande pour eux, d’entendre la messe, et ils s’accommodaient, tant bien que mal, du séjour de la maison de justice, que les employés s’étudiaient à leur rendre le moins dur possible ; ils n’y restèrent pas longtemps, car le lundi soir, 18 avril, ils furent mis en voiture cellulaire et transférés à Mazas.

On aurait pu croire que Raoul Rigault, Ferré, Protot, et tous les autres pourvoyeurs de geôle avaient momentanément oublié l’existence même de la Conciergerie, car du 13 avril au 19 mai elle ne reçut pas un seul détenu ; en revanche, elle eut à subir deux alertes dont il faut parler, car elles prouvent de quelle bêtise et de quelle niaise crédulité les gens de la commune étaient incurablement atteints. Le 10 mai, Edmond Levrault, qui avait usurpé les fonctions si délicates de chef de la première division de la préfecture de police, vint dans la soirée à la Conciergerie. Accompagné d’un nombreux « état-major, » il visita le cachot Marie-Antoinette, fureta un peu partout et s’arrêta longtemps à regarder à travers les planches mal jointes d’une porte qui fermait un vieux bûcher ; il hocha la tête et prit une note sur son calepin. Le lendemain on fut fort surpris de voir arriver deux officiers fédérés escortés d’un serrurier porteur d’un mandat qui lui enjoignait d’avoir à ouvrir la porte d’un caveau désigné et d’en extraire les cercueils que le citoyen Edmond Levrault y avait lui-même aperçus la veille pendant son inspection. C’était là une bonne aubaine qui ne déplut ni aux greffiers, ni aux surveillans ; ils se groupèrent autour du serrurier et attendirent le résultat de la découverte. On crocheta la porte ; les officiers se précipitèrent dans le caveau funèbre, et, au lieu des cercueils annoncés, trouvèrent un amas de vieilles bûches jetées pêle-mêle et oubliées là par mégarde. La leçon ne profita guère et n’épargna pas à la maison de justice une perquisition encore plus ridicule.

Vers le 14 mai, on avait installé au Palais de Justice un commissaire de police nommé Bochard, qui n’était autre qu’un peintre en bâtimens, âgé de vingt et un ans. Il se hâta de démontrer la candeur de son âge en éventant une grosse conspiration. Son cabinet n’était séparé de la Conciergerie que par une sorte de châssis de forte toile sur laquelle on avait appliqué un papier de tenture. Dès que la nuit était venue, il entendait des bruits étranges derrière cette fragile cloison. Il lui semblait que des gens fouissaient la terre avec précaution, qu’ils parlaient à voix basse et tout à coup s’arrêtaient comme s’ils eussent soupçonné quelque danger ; puis la rumeur recommençait et parfois se prolongeait pendant une partie de la nuit. Promptement il fit un rapport au comité de salut public : la réaction versaillaise s’agite à la Conciergerie ; elle y creuse un souterrain, dans quel dessein ? Dans le dessein évident de renverser la commune ; heureusement le peuple veille, mais il est grand temps d’aviser. — Le comité de salut public avisa et délégua son magistrat le plus sérieux pour voir clair dans ce complot aussi manifeste qu’inquiétant. Le juge d’instruction qui fut chargé de cette difficile mission s’appelait Armand Paulin du Barrai de Montaunard, ou, plus simplement, le citoyen Barral, et était âgé de seize ans et demi. Dans la nuit du 17 au 18 mai, ce jeune polisson, suffisamment accompagné de fédérés, envahit la Conciergerie, dirigea sa perquisition vers le lieu même où les conspirateurs devaient être à l’œuvre, et mit en fuite une bande de rats dont le bruit avait seul produit une si vive impression sur l’imagination du citoyen Bochard. Barral ne fut pas satisfait, et estima que l’on avait gravement compromis, en sa personne, la dignité de la magistrature.

Ces intermèdes comiques n’arrêtaient malheureusement pas l’élan de féroce injustice qui emportait fatalement la commune. Le 18 mai, on reçut à la Conciergerie ordre de se tenir prêt à donner place aux otages qui devaient passer devant le jury d’accusation. Le 19, en effet, cinquante sergens de ville, gendarmes, gardes de Paris, parmi lesquels on reconnaissait le maréchal des logis Geanty, dont nous aurons à parler plus tard, arrivèrent de la Grande-Roquette, où ils étaient détenus, et furent écroués à la maison de justice ; le soir et le lendemain, ils furent reconduits au dépôt des condamnés. Le 20, trente-quatre autres gendarmes furent amenés. Le greffier, M. Durlin, au lieu de les faire incarcérer dans des cellules où, isolés, sans communication possible, ils pouvaient être saisis un à un et enlevés sans même pouvoir faire entendre une protestation, les dirigea sur le quartier des cochers, quartier situé tout au fond de la prison, au bout d’une vaste galerie nommée la rue de Paris et presque perdu au milieu des vieilles constructions embrouillées du Palais de Justice. Là du moins ils étaient ensemble ; c’étaient tous de vieux soldats, ils sauraient bien, le cas échéant, ce qu’ils auraient à faire.

C’étaient, peut-on croire, des prisonniers de choix, car le 22 mai Raoul Rigault vint lui-même, vers quatre heures de l’après-midi, s’assurer qu’ils étaient à la Conciergerie. Les troupes françaises combattaient dans Paris depuis la veille ; le procureur-général de la commune, qui avait reçu à l’Hôtel de ville l’ordre verbal de faire exécuter les otages, voulait être certain que cette belle proie, — trente-quatre gendarmes ! — ne lui échapperait pas. Il fit sans mot dire la constatation, et s’éloigna en disant : « Ce sera pour demain ! » Dans la journée du 23 en effet, à midi, un officier fédéré, suivi d’un peloton qui s’arrêta sur le quai, pénétra dans le greffe ; envoyé par Raoul Rigault, il était muni d’un ordre d’extraire et de fusiller les gendarmes détenus à la maison de justice ; par bonheur, c’était un ordre collectif, sans indication de nombre ni de noms. On a souvent plaisanté des formules minutieuses et précises de l’administration française ; faute de les connaître et de les avoir employées, afin de mieux agir « révolutionnairement, » les hommes de la commune ont permis de sauver plus d’une victime désignée. M. Durlin fit preuve de beaucoup de sang-froid ; la fusillade qu’il entendait résonner depuis vingt-quatre heures lui faisait espérer qu’il aurait le temps de sauver ces malheureux. Il ne se trompait pas, et son cœur courageux l’avait bien inspiré. Il prit l’ordre des mains du mandataire de Raoul Rigault et lui dit négligemment : « Nous n’avons plus de gendarmes ici. » Le fédéré galonné parut fort surpris, « Il y a erreur, ajouta M. Durlin ; les gendarmes ont été transférés. — Où et quand ? demanda l’officier. — Voyez dans les bureaux de la préfecture, répliqua M. Durlin. » Le fédéré s’éloigna, revint au bout d’une demi-heure : « Nous ne trouvons rien ; les gendarmes doivent être ici. — Non, reprit le greffier ; du reste je dois avoir l’ordre, je vais le chercher ; pendant ce temps visitez la prison ; si vous trouvez un seul des hommes que vous demandez, je ferai les formalités de l’extraction et je vous le livrerai. » Puis, s’adressant au surveillant Génin, qui avait immédiatement compris de quoi il s’agissait, il dit : « Ouvrez toutes les cellules afin que le citoyen délégué puisse se convaincre qu’elles ne renferment aucun soldat. » Le délégué fit consciencieusement son devoir, il inspecta les cabanons les uns après les autres, y vit fort peu de détenus : un garçon d’hôtel, deux gardiens du passage vi Vienne, quelques autres pauvres diables amenés dans la matinée pour n’avoir pas été désespérés de l’entrée des « Versaillais, » mais il n’y aperçut pas un gendarme. On se garda bien de le conduire au « quartier des cochers, » dont il ignorait l’existence. Le délégué était stupéfait, mais il était bien forcé de s’en rapporter à la constatation qu’il venait de faire lui-même. « Mais les gendarmes ? où sont-ils donc ? demanda-t-il en rentrant au greffe. — Il y a trois ou quatre jours, je ne me rappelle plus au juste, dit le surveillant Rambaud, qu’on les a emballés pour la Roquette. — voici l’ordre de transfèrement, » dit M. Durlin, qui passa au délégué le mandat que l’on avait mis à exécution le 19 et le 20, en transportant les premiers gendarmes amenés à la Conciergerie. Le délégué le lut : « C’est vrai, on s’est trompé. — Il se retira en saluant : — Fâché de vous avoir dérangé ! » Le directeur Deville assistait à cette scène, il savait à quoi s’en tenir et ne souffla mot ; une parole de lui eût livré les gendarmes et fait fusiller M. Durlin et les deux surveillans, Génin et Rambaud, qui, au péril de leur vie, s’étaient associés à sa bonne action. Les otages étaient sauvés : Raoul Rigault ni son délégué ne reparurent ; le lendemain, Ferré fut trop occupé, trop berné au dépôt pour pouvoir se rendre à la maison de justice, et puis ils comptaient tous sur l’incendie.

Ce fut par miracle que le dépôt échappa aux flammes, c’est par miracle que la Conciergerie y a échappé, car elle est accotée au Palais de Justice, son grand guichet est placé précisément sous la salle des Pas-Perdus, et elle est surmontée par la cour de cassation, qui brûlèrent. Elle fut au centre même du foyer et, non sans peine, il est vrai, fut sauvée. Pendant qu’on allumait la vieille préfecture de police, on versait du pétrole dans les chambres du Palais, on en badigeonnait les murs et l’on y préparait un incendie plus terrible cent fois que ceux de 1618 et 1776. Une équipe choisie avec discernement obéissait à un homme désigné par Ferré et qui méritait toute confiance. Nous savons quel était ce misérable, mais nous ignorons ce qu’il est devenu, nous croyons qu’il n’a pas été inquiété pour les faits que nous avons à raconter, et dès lors, nous ne nous sentons pas libre de prononcer son véritable nom. Nous l’appellerons Riiat. Il avait été chef de légion pendant la commune et excellait beaucoup plus aux perquisitions qu’à la bataille : il aimait les costumes voyans, avait réquisitionné son cheval, le harnachement de celui-ci, son képi à sept galons d’or, ses bottes molles et son caban brodé ; il portait avec ostentation un sabre mexicain qu’il avait pris chez un maréchal de France dont, disait-il dans son langage qui sentait la chiourme, « il avait barboté la cambrouse, » c’est-à-dire dévalisé l’appartement. Il aimait Ferré et lui était dévoué ; entre ces deux carnassiers, il y avait affinité élective. Riiat reçut directement les instructions de Ferré, dans la matinée du 24 mai ; il se mit vaillamment à la besogne et dit aux hommes qu’il commandait : Nous allons griller « la boite aux curieux ; » la boîte aux curieux, c’est le Palais de Justice. Il distribua ses incendiaires dans les diverses parties du Palais, à la grand’salle, dans toutes les chambres revêtues de boiseries peintes, vers les greffes bourrés de paperasses, vers la bibliothèque des avocats, aux baraques des costumiers, et ils eurent ordre de ne point ménager les huiles minérales ; pour bouquet, il réservait la Sainte-Chapelle. Lorsque ses instructions eurent été exécutées, Riiat ne voulut laisser à nul autre l’honneur de mettre le feu aux mèches soufrées qui avaient été préparées. Il ne s’aperçut pas que la mèche qu’il allumait trempait dans le pétrole ; la flamme courut avec une rapidité extraordinaire et atteignit un tuyau de gaz qui éclata. Riiat fut renversé évanoui par l’explosion. Ses hommes l’emportèrent ; il revint à lui dans la cour de Mai, les cheveux roussis, les yeux brûlés, le visage écorché et tellement abasourdi que, pour mieux reprendre ses sens, il se fit conduire chez un marchand devin de la place du Châtelet. Il y passa la journée ; lorsqu’il se souvint de la Sainte-Chapelle, il n’était plus temps de l’atteindre, elle était entourée par les flammes. Trois jours après, Riiat était remis de sa commotion et recevait de Ferré une nouvelle mission de confiance, celle d’incendier l’église Saint-Ambroise ; il en fut empêché par l’arrivée de nos troupes.

À la Conciergerie, tout le personnel de la surveillance était sur pied. Un vieux mur en pierres de taille la séparait du Palais de Justice ; il tint bon, se lézarda, mais ne s’écroula pas ; le danger vint d’autre part. La division cellulaire est munie de préaux réservés à la promenade des détenus ; chacun des ces préaux est une sorte d’allée, resserrée entre deux murs et surmontée d’un toit en madriers couvert d’un revêtement de zinc. Une poutre enflammée tomba sur un de ces toits qui prit feu : à coups de crocs on le démolit, et on l’éteignit ; successivement les toitures flambèrent et furent détruites de la même façon.

Le Palais et la maison de justice sont chauffés par un immense calorifère à eau chaude dont le réservoir fut effondré par l’incendie. Comme au dépôt, ce fut une inondation. Un rapport d’un des employés de la prison dit : « Nous étions submergés ; » on aurait pu ajouter : et affamés, car on n’avait pas de vivres et nul moyen de s’en procurer. La provision de pains expédiée chaque jour par la boulangerie centrale des prisons, installée à Saint-Lazare, n’était point arrivée, car tout chemin était coupé de barricades infranchissables ; on ne pouvait songer à aller chercher quelque nourriture dehors, on était pris dans un demi-cercle de flammes : la seule route qui ne fût pas à l’incendie était le quai de l’Horloge, que la fusillade et les paquets de mitraille balayaient d’un bout à l’autre. On avait donné la liberté de la prison aux individus arrêtés par ordres illégaux, et l’on gardait en cellule les vingt-sept détenus appartenant à la justice que la commune avait oublié de rendre à la civilisation. Les gardiens surveillaient le Palais et se tenaient prêts à se porter au secours de toute partie de la Conciergerie qui serait attaquée par le feu. À deux heures du matin, le 25 mai, ils entendirent frapper précipitamment à la porte d’entrée ; on courut, et après avoir regardé par le judas réglementaire, on ouvrit : c’était un peloton du 69e de ligne. Au premier mot du capitaine : « Et vos otages ? » on put répondre : « Ils sont sauvés ! » Les trente-quatre gendarmes que le courage et l’intelligence de M. Durlin avaient arrachés à la mort furent immédiatement dirigés sur la place du Châtelet, et employés sans retard aux pompes qui combattaient l’incendie du Théâtre-Lyrique.

La maison de justice ne voulut point faillir à son titre ; elle sut garder les prévenus et les condamnés qui lui avaient été confiés. Vers quatre heures du matin, M. Durlin fit l’appel des vingt-sept prisonniers dont il était responsable ; aidé par les surveillans et par Deville lui-même, il les conduisit d’abord au poste de l’Horloge, dans l’avenue du Palais. On n’y put rester, car les balles frappaient la muraille ; on se rendit alors dans les constructions de la future chambre syndicale, rue de Constantine ; les projectiles en chassèrent encore les fugitifs, qui ne trouvèrent un refuge assuré que dans la sellerie de la caserne de la Cité. Un des détenus s’évada, traversa le Petit-Pont et fut rattrapé, sous une grêle de balles, au coin de la rue Saint-Jacques par les surveillans Génin et Rambaud. Sauver les prisonniers dans des circonstances semblables, à travers l’incendie et la bataille, les maintenir dans des gîtes mal fermés et les rendre à la justice comme un dépôt sacré, est un trait d’héroïsme qui est l’honneur même du devoir professionnel. Le directeur Deville s’est courageusement et sans restriction associé à ces efforts ; il voulait remettre lui-même ses détenus au procureur-général : on lui fit comprendre que l’intérêt de sa propre sécurité devait l’engager à disparaître. Il prit la fuite, se réfugia à l’étranger, et n’eut point à comparaître devant les tribunaux ; ceux-ci sans doute se seraient montrés indulgens à son égard, car il exerça d’une façon irréprochable les fonctions qu’il avait eu le tort d’usurper.


II. — SAINT-LAZARE.

Le directeur de la maison d’arrêt et de correction pour femmes s’était rendu à Versailles en même temps que les chefs de son administration centrale ; il fut promptement remplacé par Philippe Hesse, ancien marchand colporteur, qui pendant le siège avait été lieutenant de garde nationale. C’était un homme de trente-quatre ans, autoritaire et ponctuel, sachant se faire obéir et menant son service avec une certaine régularité. Il était redouté, et dans la maison on répétait volontiers à voix basse qu’il avait été forçat ; c’est une erreur : il avait fait un congé au 20e bataillon de chasseurs à pied et n’avait aucun antécédent fâcheux. Son esprit rompu à la discipline militaire lui avait fait comprendre l’utilité de la hiérarchie ; il sut être maître avec fermeté, mais sans exagération. La direction de Saint-Lazare appartient moins au directeur administratif qu’à la supérieure, — à la mère, — des sœurs de Marie-Joseph, qui ont la haute main sur toutes les détenues, quelles qu’elles soient. Leur autorité est telle que le directeur et le brigadier peuvent seuls pénétrer dans l’intérieur de la prison, dont tout le service est fait par une quarantaine de religieuses. Celles-ci furent à la fois très simples et très hardies ; elles gardèrent leur robe noire, leur béguin blanc, leur voile bleu, le long chapelet qui pend à leur ceinture, et continuèrent à surveiller les malheureuses dont elles ont accepté de prendre soin. La mère, sœur Marie-Éléonore, était une femme encore assez jeune, qui conduisait son troupeau avec une sorte de ferme enjouement, fort peu rassurée par ce qui se passait autour d’elle, mais cachant ses émotions, réconfortant les faibles, se confiant à la Providence, fort aimée de toutes les détenues et mettant dans ses actions assez d’habile diplomatie pour avoir réussi à sauver toute la communauté de Saint-Lazare, dont elle était, dont elle est encore la supérieure.

En présence d’un directeur énergique sans excès et d’un bon personnel de gardiens demeurés fidèles à la prison, le sort des religieuses n’aurait peut-être pas été trop mauvais, si deux méchans drôles ne s’étaient installés à Saint-Lazare par ordre de Raoul Rigault et n’y avaient fait toutes les sottises imaginables. L’un s’appelait La Brunière de Médicis, l’autre avait pris le surnom de Méphisto, que nous lui laisserons. Le premier était pompier, c’est-à-dire ouvrier tailleur à façon ; il avait servi pendant quatorze ans au 1er zouaves, où il s’était distingué ; une blessure lui avait enlevé l’annulaire de la main droite et il avait pris sa retraite en janvier 1865 avec une pension annuelle de 480 francs. Ce fut la période d’investissement qui le perdit, ainsi que tant d’autres. Au lieu de rentrer simplement dans l’armée régulière, comme un bon soldat qu’il avait été, il voulut commander à son tour, avoir quelques galons sur la manche ; il forma le corps franc des Amis de la France, en fut lieutenant, se grisa du matin au soir, et, ayant pris goût à cette paresse fastueuse doublée d’ivrognerie, il fut nommé capitaine d’état-major après le 18 mars et attaché au cabinet de Raoul Rigault en qualité de brigadier des inspecteurs politiques. Cette fonction ne lui suffisant pas, il prit la direction du service des mœurs, sur lequel il se faisait sans doute les illusions que répandent les mauvais sujets de Paris. C’est à ce titre qu’il s’introduisit à Saint-Lazare ou, pour mieux dire, qu’il s’en empara. Il y vécut pendant toute la durée du gouvernement insurrectionnel et logeait dans les bâtimens où sont établis les magasins généraux. Sa qualité de chef du service des mœurs était fort respectée par Philippe Hesse, qui lui laissait beaucoup trop faire ce qu’il voulait.

La Brunière de Médicis partageait son logement, ses repas et le reste avec Méphisto, qui, étant artiste en cheveux, c’est-à-dire fabricant de perruques, avait été nommé d’emblée au poste d’inspecteur des prisons. La qualification d’artiste en cheveux n’était qu’une enseigne qui servait à cacher un métier difficile à définir, qui ne porte de nom honnête dans aucune langue et qui consiste à protéger le sexe faible. Ce Méphisto était le type du bellâtre ; de face commune, ayant un aplomb que rien ne démontait, se disant le petit-fils d’un des plus laids personnages de la révolution française, il montrait avec complaisance une grosse bague en or qui, disait-il, était un souvenir de son aïeul. Ancien cornet à pistons dans la musique d’un régiment de cavalerie, il. avait, pendant le siège, été chef de fanfare dans un bataillon de la garde nationale ; il chantait assez agréablement et avait même jadis figuré comme choriste sur un de nos théâtres lyriques. Ses connaissances musicales ne lui furent point inutiles après la commune : il put se cacher, comme organiste, dans une chapelle que nous ne nommerons pas pour n’humilier aucun hôpital. Il aimait les couleurs voyantes et devait son surnom au costume écarlate dont il était toujours affublé : bonnet rouge, cravate rouge, vareuse rouge, pantalon rouge, ceinture rouge, d’où sortaient deux crosses menaçantes de revolver ; son sabre traînait derrière lui avec un bruit de ferraille peu rassurant ; il affectait de n’employer que le langage du Père Duchêne et terrifiait les cœurs les plus solides. C’était, il est vrai, un ami de Ferré et son convive assidu à la préfecture de police ; il menaçait de faire fusiller toutes les sœurs, toutes les détenues, tous les surveillans, tous les réactionnaires, tous les bourgeois, tous les versaillais ; il criait si fort que l’on n’entendait que lui. Mais ce Méphisto, dont on parle encore avec épouvante à la prison Saint-Lazare, était un assez bon diable ; sa perpétuelle fureur n’était qu’une grimace, il jouait double jeu. Pendant la période d’investissement, il avait plusieurs fois traversé les lignes allemandes pour porter des lettres en province ; il excellait à franchir des avant-postes, et profita de cette science, naturelle ou acquise, pour servir d’intermédiaire entre Versailles et un membre fort connu de la commune, qui s’offrait, lui cinquième, aux tentatives corruptrices de la réaction. Pour ces expéditions, Méphisto quittait ses loques rouges ; il se déguisait à sa fantaisie, partait dans une voiture que l’on mettait obligeamment à ses ordres, y trouvait sous les coussins une boîte à rigolos qui contenait la correspondance secrète et allait remettre celle-ci, hors des fortifications, à une personne sûre, dans un cabaret connu pour ses bonnes matelotes. La négociation ne put aboutir, car la demande et les offres n’étaient point en proportion ; elle eut cependant pour résultat de permettre à celui qui en avait pris l’initiative de quitter Paris sans encombre après la chute de la commune. Quant à Méphisto, il ne fut même pas inquiété.

Malgré leur solde, qu’ils émargeaient le plus souvent en avance, La Brunière de Médicis et Méphisto se trouvaient quelquefois réduits à la portion congrue : « le sou de poche » manquait pour festoyer un peu. La Brunière, qui était homme de ressources, avait trouvé un ingénieux moyen de se le procurer. Sous prétexte de former des défenseurs pour la patrie, il enseignait le maniement des armes à de jeunes citoyens encore trop embryonnaires pour être régulièrement incorporés ; il les réunissait dans la salle du théâtre Déjazet et leur commandait l’exercice : après chaque séance, le capitaine instructeur faisait lui-même une collecte qu’il recevait dans son képi pour les pauvres blessés qui manquaient de tout aux ambulances. Le produit de ces quêtes, incessamment renouvelées, ne fut jamais versé que dans son gosier. Comme les vieux singes, il avait plus d’un tour dans son sac ; lorsque la quête en faveur des blessés ne lui paraissait pas suffisante, il n’était point embarrassé pour se procurer honnêtement quelques ressources. Le 19 avril, il arrête à Saint-Lazare le surveillant Gelly et le conduit à Raoul Rigault. Gelly est écroué au dépôt, et, le 27, transporté à Mazas. La Brunière fait valoir cette capture importante : Rigault comprend et lui donne une gratification de 25 francs. La Brunière trouve la somme maigrelette et se plaint ; Rigault fait appel à son patriotisme : les temps sont durs, l’argent est rare, plus tard on fera mieux. La Brunière revient à Saint-Lazare de fort méchante humeur, se rend au domicile de Gelly, perquisitionne avec conscience, découvre 45 francs, les met dans sa poche ; puis signant, séance tenante, un mandat d’arrestation, il saisit Mme Gelly, sa fille, âgée de neuf ans, et les incarcère lui-même dans la prison, où elles restent détenues jusqu’au 25 mai.

Méphisto et La Brunière de Médicis poursuivaient une idée fixe, quoique peu pratique, en venant s’installer à Saint-Lazare. Ils savaient que la maison de retraite des sœurs de la congrégation de Marie-Joseph est située à Argenteuil, et tous deux s’étaient mis en tête le projet patriotique de découvrir le souterrain qui va de la vieille maison de Saint-Vincent-de-Paul à Argenteuil[2]. Deux bras de la Seine et huit kilomètres à vol d’oiseau n’inspiraient aucun doute à ces deux niais sur la réalité de leurs billevesées. Il est probable cependant que Méphisto s’associait à La Brunière dans cette recherche insensée pour mieux capter sa confiance et pouvoir continuer à faire ses petites excursions extra muros sans éveiller les soupçons de son ami. Du reste, il est possible que tous deux aient été sérieusement atteints par l’épidémie qui régna pendant la commune et que l’on pourrait appeler la monomanie du souterrain. On chercha sérieusement le souterrain qui, du séminaire de Saint-Sulpice, aboutissait directement au château de Versailles. Le 24 mai, lorsque le garçon boucher, colonel des gardes de Bergeret, Victor-Antoine Bénot, fut sur le point de mettre le feu aux tuileries, il voulut savoir où s’ouvrait le souterrain qui reliait le palais à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Courbet, que sa fréquentation avec quelques gens d’esprit aurait dû empêcher de croire à de tels enfantillages, exigea qu’on lui livrât la clé du souterrain qui faisait communiquer les tuileries et l’Hôtel de ville. Le fonctionnaire auquel il s’adressait crut à une plaisanterie, à « une charge d’atelier, » et se mit à rire. Courbet se fâcha tout rouge, et, obéissant à la mode du jour, parla de faire fusiller l’administrateur récalcitrant ; celui-ci ne fît plus aucune objection, s’éloigna sous prétexte d’aller chercher la clé réclamée et ne revint plus. Pour une bonne partie du peuple de Paris, les collecteurs, les égouts que nous avons vu faire, ne sont autre chose que des chemins mystérieux et cachés dont la tyrannie sait user aux momens opportuns. Une telle aberration s’explique : le souterrain est, si l’on peut dire, le principal personnage des romans populaires publiés par les petits journaux, et l’on cherche sincèrement dans la vie réelle ce qui n’appartient qu’à de médiocres fictions.

La Brunière de Médicis et Méphisto s’étaient donc juré de mettre au jour la longue et profonde cave qui, réunissant Saint-Lazare à Argenteuil, permettait à la supérieure de faire passer des armes aux réactionnaires de Versailles. En hâte, ils avaient commencé les fouilles sous la salle de bains de la deuxième section. On avait beau piocher, la terre sonnait « sourd » et n’indiquait aucune cavité voisine. « Ces nonnes se moquent de nous ! » disait La Brunière, et on faisait appeler sœur Marie-Éléonore, qui eût volontiers ri au nez de son interlocuteur, si le costume rouge et les pistolets de Méphisto, si les jurons et les menaces de La Brunière ne l’avaient un peu émue. La pauvre sœur affirmait que le souterrain n’existait pas, que jamais elle, n’en avait entendu parler, et qu’au lieu de lui demander de pareilles sornettes on ferait bien mieux de la laisser dormir. La Brunière était entêté et n’en voulait démordre. — S’il n’y a pas de souterrain allant jusqu’à Argenteuil, vous en connaissez certainement un qui conduit à l’église Saint-Laurent, il faut nous en montrer l’entrée. — La discussion recommençait, et l’on entreprenait sur un autre point des fouilles toujours vaines. Ces scènes, aggravées de brutalités et d’injures, se renouvelaient incessamment ; deux nuits sur trois, la communauté était certaine d’être réveillée par de semblables alertes. Cette enquête violente dirigée vers un objet de pure imagination devenait, par sa persistance même, une cause d’énervement continu, voir fouir le sol, ébranler les murs, sonder les caves dans l’espoir, dans la certitude de trouver l’introuvable souterrain, c’était de quoi irriter les âmes les plus patientes ; la supérieure tint bon cependant et n’eut point mauvaise contenance devant ces pionniers souvent ivres et toujours obtus ; mais ayant eu à écrire le récit de ce que la communauté avait supporté pendant la commune, et parlant des tranchées ouvertes à coups de pioche dans les sous-sols de la prison, elle ne peut s’empêcher de dire : « C’est vraiment bien extraordinaire ! » Cela dura depuis le 22 mars jusqu’au milieu du mois d’avril ; on comprit enfin, à la préfecture de police, que toutes ces niaiseries prêtaient à rire et qu’il ne fallait pas mêler avec tant de persévérance le ridicule à l’odieux ; un ordre vint mettre fin aux travaux de La Brunière de Médicis : « Le directeur de la prison d’arrêt de Saint-Lazare est autorisé à s’opposer à toute perquisition opérée dans ladite prison, à moins d’exhibition de pièces émanant d’un comité reconnu par la commune. Signé : le chef de la police municipale, A. DUPONT. — Approuvé : le chef de la première division, EDMOND LEVRAULT ; 15 avril 1871. »

On délivrait enfin les sœurs de Marie-Joseph de toutes les mesures inquisitoriales qu’il leur avait fallu subir ; mais à cette date elles allaient bientôt se délivrer elles-mêmes, car la situation n’était plus tenable au milieu des postes de fédérés qui vivaient dans la maison et s’y regardaient beaucoup trop volontiers comme chez eux. Les sœurs ne se dissimulaient pas que leur départ serait pour les détenues de toute catégorie le signal d’une demi-liberté qui serait tout à fait de la licence, mais elles devaient veiller à leur propre salut et elles comprenaient qu’elles n’étaient pas de force à lutter contre les volontés perverses dont elles étaient entourées. Elles s’étaient juré de ne point quitter le costume religieux, qui pour elles est l’uniforme du devoir et le vêtement de la foi. Il fallut donc négocier, obtenir l’autorisation de quitter Saint-Lazare, de quitter Paris, au grand jour, tête haute, comme un bon corps d’armée qui bat en retraite lorsque tout effort est devenu inutile. Ce fut sœur Marie-Éléonore qui se chargea de cette difficile action diplomatique et sut la faire réussir. En invoquant avec habileté les droits de la liberté de conscience et la nécessité de soustraire les religieuses à quelques dangers que l’on pouvait prévoir, elle obtint d’Edmond Levrault l’autorisation de se retirer à Argenteuil avec sa communauté, après toutefois avoir organisé un service laïque dans les différentes sections de la prison. Le laisser-passer fut signé. On le communiqua au surveillant de garde à la porte d’entrée, qui le trouva régulier et promit d’en tenir compte. Le 17 avril, les meubles appartenant aux sœurs, les vases sacrés de la chapelle où pria Saint-Vincent-de-Paul, étaient chargés sur une voiture de déménagement prête à partir, lorsque la maison fut envahie par un peloton de fédérés envoyé par la commune. Le chef du peloton avait ordre de ne point perdre de vue sœur Marie-Éléonore et de s’opposer à sa retraite ; on croyait, en empêchant le départ de la supérieure, arrêter celui de la communauté tout entière. Une cinquantaine de détenues, prévenues et jugées, persuadées que l’on venait pour fusiller « la mère, » se réunirent autour d’elle et ne la quittèrent plus ; elles s’interposaient autant que possible entre elle et les fédérés, qui, fidèles à la consigne, la suivaient pas à pas. La supérieure fut fort habile : sous prétexte que le service de la maison ne pouvait chômer, et qu’elle avait des instructions à transmettre à ses sœurs, elle donna à celles-ci le mot d’ordre ; par petits groupes de trois ou de quatre, elles s’éloignaient, vaquaient aux soins de la prison, passaient d’une section dans une autre, descendaient dans la cour, filaient lestement par la porte que le surveillant leur ouvrait, et s’en allaient à la gare du chemin de fer du Nord, où leur voiture de déménagement les avait précédées.

Vers trois heures de l’après-midi, toutes les sœurs étaient au rendez-vous que la supérieure leur avait assigné ; pour elle, il s’agissait de rejoindre son petit troupeau fort effarouché et tassé dans le coin d’une salle d’attente ; elle manœuvra si adroitement qu’elle y parvint sans trop de peine. Plaisantant avec les fédérés, toujours environnée des détenues qui la protégeaient, elle allait, venait, disparaissait, reparaissait, semblait fort affairée et disait en souriant : « Ah ! que vous êtes fatigans d’être toujours sur mon dos, tout cela n’avance pas le service. » Elle se rappela subitement qu’elle avait à surveiller une distribution de vivres et s’éloigna. Au bout de dix minutes, elle n’était point revenue ; les fédérés s’étonnèrent. — Où est-elle ? — Ah ! brigands, leur cria une détenue, elle est partie ! — Ils voulurent s’élancer pour la retrouver, ce ne fut pas facile ; toute porte était close. Alors commença une étrange promenade dans cette immense maison de Saint-Lazare, entrecoupée à chaque étage de corridors fermés aux extrémités par une grille dont les sœurs de service et le brigadier ont seuls les clés. Or les sœurs étaient loin. On sonna ; le brigadier vint, parlementa avec les fédérés, car le règlement interdit à tout homme de s’introduire dans le quartier des femmes ; cette course dans les couloirs, dans les escaliers, dans les préaux dura plus d’une demi-heure,. Lorsqu’ils comprirent enfin qu’ils étaient joués, ils se jetèrent au pas de course dans la rue et entrèrent dans la gare du Nord comme un ouragan ; le train qui emportait la communauté était parti depuis dix minutes. Le 19 avril, la supérieure reçut à Argenteuil une lettre fort polie du directeur Philippe Hesse, qui la priait de revenir à Saint-Lazare avec ses sœurs ; elle s’en donna garde. Le même jour » La Brunière de Médicis demandait à Raoul Rigault quelques agens intelligens et se faisait fort d’aller, en leur compagnie, enlever toute la communauté à Argenteuil. Le délégué à la sûreté générale paraît n’avoir pas estimé que ce projet fût praticable.

Les sœurs furent remplacées par des surveillantes laïques qui, d’après un gardien, furent choisies parmi les « maîtresses de ces messieurs. » On redoutait sans doute quelques désordres intérieurs, car deux membres influées de la commune, Delescluze et Vermorel, vinrent eux-mêmes recommander au directeur de maintenir une discipline sévère dans la maison. Cette discipline, Philippe Hesse sut la faire prévaloir tant qu’il fut à la tête de Saint-Lazare ; mais le 26 avril il dut reprendre l’uniforme d’officier fédéré et céder la place à Pierre-Charles Mouton, ouvrier cordonnier, qui sortait de la direction de Mazas, où nous le retrouverons. Mouton n’avait pas grande foi dans la durée de la commune, il disait volontiers : « Les versaillais gagneront sur nous, il faut profiter du bon temps, » et il en profitait. C’était un ivrogne fieffé et toujours titubant. Le soir il aimait à faire porter des bouteilles de vin blanc et de la charcuterie dans la section de la correction paternelle ; il y recevait ses amis et avait établi là un petit paradis de Mahomet qu’il vaut mieux ne pas décrire trop minutieusement. Les surveillantes laïques n’avaient point un cœur de roc et ne fermaient pas trop durement la porte au nez des fédérés qui venaient voir « leur bonne amie. » On peut croire que Saint-Lazare eut "quelques distractions pendant les dernières semaines de la commune.

Les mises en liberté étaient fréquentes ; Raoul Rigault s’en occupait lui-même, ainsi que le prouve la lettre suivante adressée au directeur : « Par ordre du citoyen procureur de la commune, vous envairez chaque matin au secrétariat général de son parquet au PALAIT de Justice l’état des entrées et des sorties de la maison que vous dirigez ; salut et égalité, — Le secrétaire général, G. FOURRIER. 4 mai 1871. » Une autre lettre, sans date, mérite d’être citée à cause du bon sentiment qui l’inspire et de la naïveté du style : « Je prie le citoyen directeur de la prison de Saint-Lazare de laisser communiquer la citoyenne X… pour une question d’humanité. Elle veut porter à allaiter l’enfant à sa mère. Surveillez-la afin de me mettre à couvert ; mais je pense que la république ne doit point priver l’enfant du sein de sa mère. — Le chef de la sûreté, CATTELAIN. » On tenait, paraît-il, à ce que la prison fut souvent inspectée ; mais l’inspecteur général, George Michel, ne savait trop comment assurer ce service, car il n’était pas en rapports bien constans avec son personnel en sous-ordre. Le 18 avril, il écrit au directeur de Saint-Lazare : « Avez-vous reçu la visite de l’inspecteur ? Je vous prie de me donner son nom et son adresse, si vous les connaissez… »

Le 10 mai, on écroua à Saint-Lazare une fille Clémence B…, forte, blonde et mafflue, qui connaissait bien la maison et pour cause. Le 8, passant près de l’église Saint-Laurent, elle s’était arrêtée à regarder les ossemens étalés devant le portail, sur lequel on avait écrit : Écurie à louer. Un fédéré veillait sur ces restes d’un autre siècle et criait : « voilà les victimes de la lubricité des prêtres ! » Clémence B… éclata de rire et dit : « Faut-il être bête pour croire à des bêtises pareilles ! » Mal lui en prit. Elle fut immédiatement arrêtée, conduite chez un commissaire de police qui lui dit : « Si vous étiez tant seulement un homme, je vous ferais fusiller, » expédiée à la permanence, écrouée au dépôt et transportée a Saint-Lazare : réactionnaire, insultes à la garde nationale ! En effet, c’était à ce moment que l’on avait fouillé les vieux ossuaires des églises qui avaient servi de lieux de sépulture, nul ne l’ignore, jusqu’au jour où le parlement, s’inquiétant de la salubrité publique, rendit l’arrêt prohibitif du 21 mai 1765. Le plus jeune des squelettes trouvés à Saint-Laurent, à Notre-Dame-des-Victoires et ailleurs, avait donc au moins cent ans ; il fallait être aveugle ou stupide pour ne point le reconnaître. On y mit tout ce que l’on avait de mauvaise foi ; ces débris humains devinrent les restes de jeunes filles entraînées par les prêtres dans les églises, étranglées ou condamnées à mourir de faim dans l’in-pace, après avoir assouvi des passions dévergondées ; on vendit à grands cris dans les rues un canard à gravure représentant les cadavres enfermés dans la crypte : « La voyez-vous, cette scène horrible, ces jeunes femmes, ces jeunes filles, attirées par des promesses ou l’espoir du plaisir, qui se réveillent ici liées, scellées, murées vives !… Le prêtre a travaillé seuil à son aise ! dans les ténèbres ! ici le catholicisme est à l’œuvre ! contemplez-le !… » Le Journal officiel n’hésita pas à apprendre urbi et orbi l’épouvantable découverte d’où résultait la certitude que le clergé français, que le clergé catholique n’était qu’un ramassis de malandrins, d’assassins et de sadistes. Un certain Leroudier, qui signe « pour la municipalité, » publie deux longs rapports sur la recherche des crimes commis à l’église Saint-Laurent, dont nous nous contenterons de reproduire la conclusion ; elle est aussi claire qu’ingénieuse. « Et toi, peuple de Paris, peuple intelligent, brave et sympathique, viens en foule contempler ce que deviennent tes femmes et tes filles aux mains de ces infâmes… Ah ! si ta colère n’éclate pas, si tes yeux ne flamboient, si tes mains ne se crispent, fais alors comme Charles-Quint, couche-toi vivant dans ton cercueil. Mais non, tu comprendras, tu te lèveras comme Lazare ! tu couronneras la femme des rayons de l’intelligence, sans quoi point de salut pour le monde ! Surtout tu feras bonne garde devant ce charnier, durant un siècle s’il le faut ! Ce sera ton phare lumineux pour guider l’humanité jusqu’à l’heure suprême de l’association de toutes les sublimes harmonies ![3] »

Il est impossible d’imaginer sérieusement que l’on ait un seul instant ajouté foi à de pareilles turlupinades, bonnes à faire peur aux petits enfans, et cependant on fit semblant d’y croire afin de donner un prétexte, sinon un motif, à la haine farouche que l’on voulait exciter contre tout ce qui touchait de près ou de loin à la religion catholique. On méditait déjà l’assassinat des prêtres, et il fallait ne pas s’exposer à trouver des instrumens indociles au jour du crime. Aussi il n’est calomnie monstrueuse et bête que l’on n’ait répandue dans le monde de la fédération, monde aviné, crédule, honteusement ignorant et fanatique. On ne se contentait pas de piller les églises, d’y installer les clubs où l’on dégorgeait les plus violentes inepties, d’arrêter les prêtres, les religieux, les religieuses, de les vilipender, de les injurier, de les incarcérer ; on inventait sur ces pauvres gens des contes à dormir debout. On avait jeté à la Conciergerie et de là à Mazas les pères de Picpus ; cela ne suffisait pas : on « empoigna » en bloc toutes les sœurs de la congrégation des Sacrés-Cœurs, celles que l’on a surnommées les Dames-Blanches. Leur maison, bien connue de la bourgeoisie parisienne, est à la fois maison d’éducation, de refuge et de santé. Trois femmes atteintes d’aliénation mentale y avaient été recueillies ; ces trois malheureuses folles devinrent immédiatement l’objet de l’intérêt de toute la commune ; on parla des « cages » où elles étaient enfermées, des « chaînes » qui les liaient ; on en fit des « victimes cloîtrées, » comme dans le drame de Monvel. Des lits orthopédiques, destinés au traitement des jeunes filles dont la taille était déviée et semblables à tous ceux que l’on voit chez les marchands d’appareils chirurgicaux, furent les instrumens de torture à l’aide desquels on matait les récalcitrantes ; enfin on alla jusqu’à prétendre que l’on avait découvert dans l’appartement de la supérieure un livre de médecine « illégale. » Dès lors tout le Paris fédéré ne parla que des mystères de Picpus. On peut répéter avec sœur Marie-Éléonore : « C’est vraiment bien extraordinaire ! »

Le 5 mai, toute la communauté des religieuses des Sacrés-Cœurs, composée de quatre-vingt-onze personnes, fut conduite à Saint-Lazare. Les sœurs furent d’abord mises au secret ; mais, sur l’intervention de M. Miot, qui sut toujours rester un excellent homme, elles purent communiquer entre elles et ne furent point soumises à un régime trop rigoureux. Ces femmes, habituées à vivre entre elles, s’aimaient beaucoup, et, accoutumées aux multiples pratiques d’une dévotion méticuleuse, ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait. Le directeur Mouton essaya d’être rigoureux envers elles, d’enfler sa voix éraillée, de leur faire un petit cours de philosophie ; il n’y réussit pas et fut plus touché qu’il n’aurait voulu le paraître. La supérieure, mère Benjamine, âgée de soixante-neuf ans, avait été placée dans une chambre séparée avec l’économe et la directrice du pensionnat ; elle désira faire une visite à la communauté réunie dans un dortoir voisin ; Mouton y consentit et la conduisit lui-même. Lorsqu’il vit toutes les religieuses s’incliner devant « la révérende mère » et lui baiser les mains, il fut très ému et se mit à pleurer, car cet ivrogne avait le vin tendre et en somme un bon cœur. Dix des dames de Picpus sortirent le 17 et le 18 mai, sur l’intervention directe de M. Washburne, ministre des États-Unis d’Amérique. Il faut rendre cette justice à Protot et à ses juges d’instruction, ils n’aimaient point à se créer d’affaires internationales, et dès qu’un diplomate réclamait un détenu peu important, celui-ci était immédiatement rendu à la liberté[4].

Les femmes de sergens de ville et de gendarmes, détenues en assez grand nombre dans le quartier des prévenues et des jugées, prêtaient l’oreille à tous les bruits du dehors ; elles trouvaient que leur incarcération durait bien longtemps, et, dans leur ignorance des événemens extérieurs, elles ne savaient que penser de l’avenir. Parfois elles réussissaient à s’emparer d’un journal apporté par une surveillante, et fiévreusement elles lisaient les nouvelles, qui toujours leur semblaient détestables, car jamais la presse ne mentit aussi impudemment que pendant la commune : les dépêches télégraphiques n’accusaient que des succès, les Versaillais n’éprouvaient jamais que des défaites, et les fédérés étaient incessamment vainqueurs. Le 22 mai cependant on remarqua que le directeur Mouton avait le front soucieux, qu’il se parlait à lui-même et se disait judicieusement : « Ça devait finir comme ça ! » On en conclut que les troupes françaises opéraient dans Paris, et que la délivrance était prochaine. Méphisto avait prudemment disparu, et La Brunière pensait peut-être avec tristesse que, s’il eût découvert le fameux souterrain, il aurait pu sans péril se rendre à Argenteuil. Le 22 mai, dans la soirée, il y eut une alerte à la direction et au greffe. Des fédérés appartenant au 228e bataillon forcèrent l’entrée de la prison et exigèrent que Mouton leur rendît, sans plus tarder, leur cantinière, qui était sous les verrous depuis trois jours. Mouton parlementa, expliqua qu’il n’était que pouvoir exécutif et qu’il lui était absolument interdit par « les lois » de lever un écrou sans mandat ; mais il proposa aux fédérés d’user de son influence sur le procureur de la commune afin d’obtenir la mise en liberté demandée. Il écrivit donc : Citoyen Rigault, si tu pouvais prendre en considération la demande de plusieurs citoyens qui réclame leur cantinière et leur rendre, tu ferais acte de justice ; salut et égalité. Le directeur, C. MOUTON. — Munis de cette précieuse lettre, les fédérés se retirèrent ; le groupe principal resta dans le poste d’entrée à fraterniser avec les camarades, et leurs messagers partirent pour trouver Raoul Rigault, qui n’était ni au Palais de Justice, ni à la préfecture, ni à l’Hôtel de ville, ni au théâtre des Délassemens-Comiques, qu’il honorait souvent de sa présence. Où on le découvrit, l’ordre ci-joint, écrit au crayon sur le revers de la lettre de Mouton, le dit assez : Ordre est donné au directeur de Saint-Lazare de mettre en liberté la citoyenne X…, cantinière du 228e bataillon. Procureur général de la commune, RAOUL RIGAULT. — Fait au 142e bataillon, à Montmartre, ce jourd’hui 22 mai 1871. — Cet ordre, qui fut immédiatement exécuté, est un des derniers que Raoul Rigault ait donnés ; l’écriture en est mince, rapide et un peu heurtée.

Le 23, Mouton, dès la matinée, apparut sous un costume nouveau ; sa perspicacité lui avait fait comprendre que l’heure de jouer au soldat et au directeur était passée, et qu’il était humain en même temps que sage de devenir un chef d’ambulance. Croix de Genève au brassard, croix de Genève au bonnet, plus de ceinture rouge, plus de képi galonné ; on n’était qu’un infirmier ouvrant la prison et son cœur à toutes les infortunes. Le rez-de-chaussée de Saint-Lazare fut promptement organisé en ambulance ; les lits, ne manquaient pas, ni les draps, ni le vieux linge ; on n’avait qu’à puiser au magasin central qui est annexé à la maison. Mouton s’empressait et recevait les blessés ; des surveillantes, des filles de service improvisées infirmières, pansaient les plaies et ne se ménageaient pas. Mouton était bien persuadé que la commune était à l’agonie, et, autour de lui, on semblait partager sa conviction. Deux ou trois obus, venus on ne sait d’où, écornèrent la toiture et ne firent pas trop de dégâts ; les détenues criaient de peur dans les quartiers ; les Dames-Blanches, agenouillées dans leur grand dortoir, priaient à haute voix. On ne manquait heureusement pas de vivres : la boulangerie des prisons est à Saint-Lazare même, et le matin encore on avait pu « cuire. »

Le lendemain, mercredi 24 mai, dans la matinée, la fusillade, qui avait été incessante, parut s’éloigner, et tout à coup une compagnie de soldats de la ligne pénétra dans la prison ; on alla promptement ramasser quelques blessés appartenant aux troupes régulières et on les confia au chef de l’ambulance, qui réserva pour eux ses soins les plus attentifs. Le capitaine qui commandait la compagnie dit : — Où est donc le directeur ? Personne ne répondit, et Mouton redoubla de prévenances pour les blessés ! Cet homme n’avait point été mauvais, on n’avait pas eu à souffrir de son administration, son intempérance même l’avait rendu presque inoffensif ; nul, parmi le personnel des surveillans, ne lui souhaitait de mal et n’eût voulu le livrer. Le capitaine répéta sa question ; une détenue cligna de l’œil et désigna le chef de l’ambulance. Mouton fut immédiatement arrêté. Lorsqu’il fut traduit en cour d’assises, on lui tint compte de son caractère neutre et sans méchanceté ; il fut frappé d’une peine relativement légère que l’initiative de la commission des grâces put encore adoucir. Pendant toute la durée de son incarcération en maison centrale, il fut le modèle de l’atelier de cordonnerie auquel ses talens particuliers l’avaient fait attacher ; il est libre aujourd’hui et a repris philosophiquement le tranchet et le tire-pied. Méphisto, nous l’avons déjà dit, sut habilement éviter toute poursuite ; La Brunière de Médicis fut moins heureux : dès le 25 mai, il était incarcéré ; il fut condamné à la déportation. Du bagne de Toulon, où il attendait son départ pour la Calédonie, il écrivit à sa femme une lettre qu’il espérait sans doute voir saisir et qui est une minutieuse dénonciation contre tous les officiers fédérés qu’il a connus ; il termine par ces mots : « Mon nom et ma dignité m’empêchent de faire le métier de délateur ! » — « toutes nos vacations sont farcesques, » disait Montaigne.


III. — SAINTE-PELAGIE.

La vieille maison de refuge pour les filles de mauvaise vie que Marie Bonneau, veuve de Beauharnais de Miramion, fonda en 1665, forme, dans le quartier du Jardin-des-Plantes, une sorte d’îlot carré borné par les rues de la Clef, du Puits-de-l’Hermite, de Lacépède et du Battoir. Elle n’a point de cellules, on n’y trouve que des dortoirs, des salles en commun, quelques chambres réservées à la pistole et une division isolée généralement attribuée aux détenus politiques et que l’on appelle, en plaisantant, le pavillon des Princes. Cette prison est affreuse, elle est atteinte de lèpre sénile ; on a beau la nettoyer, la fourbir, la repeindre, elle succombe sous le poids de son grand âge. On dit qu’on va prochainement la démolir : il y a longtemps qu’elle aurait dû être remplacée, car elle n’appartient plus à notre civilisation ; elle est moins un lieu d’emprisonnement qu’une maladrerie ; pour les malfaiteurs, elle est une école de perversité, pour les détenus politiques elle n’est qu’humiliante, pour l’administration elle est un coûteux embarras ; elle a droit à la destruction, il faut espérer qu’on ne la lui refusera pas.

Elle fut peu utilisée par la commune, mais elle n’en fut pas moins souillée par un horrible forfait. Le 22 mars, trois gendarmes, arrêtés le matin à la caserne des Célestins, furent amenés à la prison, par ordre du commandant de place de l’état-major général et écroués sous les noms d’Auguste Bouzon, Léon Capdevielle et Dominique Pacotte ; on les mit, on les laissa ensemble pendant toute la durée de leur détention ; qui devait se terminer d’une façon sinistre. M. Lassalle, directeur régulier, n’avait point quitté la maison ; le 23 mars, à huit heures du matin, son successeur, muni d’un ordre du comité central, se présenta et prit possession après avoir donné reçu d’une somme de 2,030 francs qui se trouvait dans la caisse ; ce successeur n’était autre qu’Augustin Ranvier, commissionnaire en vins, lieutenant, pendant le siège, au 122e bataillon. Il avait une quarantaine d’années et était marié avec une femme beaucoup plus âgée que lui, dont il était séparé. Sainte-Pélagie, ou mieux Pélagie[5], comme l’on disait alors, pouvait, pendant la période insurrectionnelle, continuer à être la prison politique par excellence, on devait donc la placer sous les ordres d’un homme sûr, offrant des garanties sérieuses et dans lequel on pût avoir une confiance sans limite ; il fallait en outre qu’il fût sans préjugés, car on pouvait avoir à en exiger des services d’une nature très délicate, tels que meurtres, assassinats et autres menues broutilles gouvernementales familières aux hébertistes. Le choix était judicieux et prouvait de la perspicacité. Le directeur avait été indiqué par un haut personnage de la coterie révolutionnaire quand même, par un futur membre de la commune et du comité de salut public, brutal, envieux, ignare et féroce, par Gabriel Ranvier, qui était son frère. Comme on devait, avant tout, détruire les abus du népotisme, Augustin avait été immédiatement pourvu. Fréquentant assidûment Gabriel, il avait su se pénétrer de la haine sociale dont celui-ci était dévoré. Ce Gabriel Ranvier a pesé assez lourdement sur Paris pendant deux mois pour qu’il ne soit pas superflu d’en dire quelques mots, d’autant plus qu’il représente un type très commun dans toutes les révolutions et dans toutes les conspirations menées sous le huis-clos des cabarets et des sociétés secrètes.

Il avait essayé d’être peintre, avait brossé quelques paysages, mais, n’ayant ni talent ni aptitude, il avait eu le bon esprit de cesser de vouloir être artiste et était devenu artisan ; il avait fait des décorations céramiques et des peintures sur laque ; il gagnait assez convenablement sa vie et aurait pu fort honorablement subsister de son travail, lorsqu’il eut la malencontreuse idée de s’établir, de monter un atelier, d’être patron et de quitter le bon outil qu’il avait entre les mains pour avoir l’honneur à son tour de « diriger une maison. » Les qualités du maître : l’économie, l’intelligence, le vouloir persistant, lui faisaient défaut ; il était naturellement irrésolu, aimait à boire et n’apportait pas dans son commerce une délicatesse scrupuleuse, car il reproduisit sans autorisation un dessin dont la propriété exclusive appartenait à un grand éditeur de gravures. Celui-ci fit un procès, et Augustin Ranvier fut condamné à des dommages et intérêts. Au lieu de redoubler d’efforts et de réparer par son travail la perte d’argent où sa légèreté, pour ne dire plus, l’avait entraîné, il rumina des projets de vengeance, parla de « la revendication des droits du travailleur, » se grisa plus encore que de coutume et fut mis en faillite. De ce jour il fut perdu. Il s’en prit à l’état social dans lequel il vivait, à « la tyrannie du capital, à « l’égoïsme des classes dirigeantes. » Il rechercha les hommes de désordre, s’affilia aux sociétés secrètes, devint orateur de clubs et fit si bien qu’il fut condamné à la prison vers la fin de l’empire ; le 4 septembre le libéra.

La chute de l’empire, qu’il accusait de tous ses maux, ne lui suffit pas ; il était affilié à l’Internationale, qui liquiderait la question sociale, et lié avec Gustave Flourens, qui résoudrait le problème politique. C’était assez dire qu’il appartenait à la violence dans ce qu’elle a de moins justifiable. On le vit bien au 31 octobre ; il fut un des envahisseurs de l’Hôtel de ville et un de ceux qui demandaient que l’on « jetât le gouvernement à la Seine. » À ce moment, il était commandant du 141e bataillon ; il fut révoqué, ce qui n’empêcha pas les électeurs de le nommer maire du XXe arrondissement. Il était failli non réhabilité, c’était un cas d’incapacité ; on en profita, et l’élection fut annulée. Dès lors il réclame l’établissement d’une commune afin de la substituer au gouvernement de la défense nationale. Le 29 décembre 1870, il signe la fameuse affiche rouge : « Place au peuple ! place à la commune ! » Arrêté, il est délivré le 21 janvier en même temps que Flourens. Le 18 mars, c’est lui qui s’empare de l’Hôtel de ville. Il avait une certaine astuce dont il donna preuve le 20 mars en qualité de membre du comité central, car c’est lui qui rédige l’avis par lequel on prévient la population que « les versaillais ont expédié des repris de justice à Paris pour commettre des méfaits, pour ternir l’honneur du peuple. » Il avait prévu sans doute les excès auxquels lui et les siens allaient se livrer, et essayait, au début même de l’insurrection, d’en rejeter la responsabilité sur le gouvernement légal de la France. Dans les conseils de la commune, il montrait de la frénésie ; son irrésolution naturelle, qu’il n’ignorait pas, le poussait aux déterminations excessives ; il avait peur de paraître faible et, afin de se donner à lui-même un brevet d’énergie, il sut toujours dépasser la violence des plus violens. Le 24 mai, accompagné d’Hippolyte Parent, de Pindy, de Dudach, frère utérin de celui-ci, il ne quitta l’Hôtel de ville qu’après avoir préparé et allumé l’incendie. Les derniers ordres d’extermination furent signés par lai ; nous le retrouverons à la mairie de Belleville lors du plus épouvantable massacre que la commune ait à se reprocher.

C’était donc le frère de cet homme qui venait de prendre la direction de Sainte-Pélagie ; il était dur, très ivrogne, toujours au comptoir des marchands de vin du quartier, peu délicat dans le choix de ses plaisirs, fort embarrassé en présence des registres, des paperasses de toute sorte qu’il voyait dans le greffe, et sachant d’autant moins comment il se tirerait de « ce grimoire » que M. Beauquesne, le greffier normal, avait eu le bon esprit de partir en emportant tous les livres de comptabilité. Il nomma deux greffiers : Clément, qui venait on ne sait d’où, et Benn, un Anglais, qui avait été garçon passementier ; tous deux n’avaient d’autre mérite que de partager ses opinions, de vouloir, comme lui, la substitution du peuple à toute autre classe de la société, la république universelle, la fédération des peuples et le collectivisme. Comme les écritures n’étaient point fort compliquées, puisque le mouvement de la prison était presque nul, les choses marchaient à peu près régulièrement ; mais Augustin Ranvier n’était point satisfait, car sa correspondance administrative lui offrait des difficultés insurmontables. Ses greffiers improvisés n’en savaient guère plus que lui à cet égard, et, quoique dans ce temps-là le service épistolaire entre la préfecture de police et les prisons ait été fort lestement simplifié, le directeur eût été incapable de faire ce que l’on nomme le nécessaire quotidien, si, sous les verrous même de Sainte-Pélagie, il n’eût trouvé l’homme qu’il lui fallait, dans la personne d’un détenu nommé Gustave-Simon Préau de Védel, ingénieur-constructeur, condamné à treize mois de prison pour escroquerie et qui faisait fonction de bibliothécaire dans la maison[6].

Préau de Védel avait sans doute conçu une mortelle aversion contre une société qui a des lois et qui punit les malfaiteurs. Son intelligence le rendait redoutable ; il avait de la finesse, beaucoup d’entregent, de la taille, de la force, une certaine beauté brune qui n’était pas sans charme, de la faconde, et cette bonhomie railleuse qui désagrège les scrupules les plus solides. Les scrupules d’Augustin Ranvier n’étaient point de telle trempe qu’il ne pût les ébrécher sans peine, car il ne fut pas long à s’emparer du directeur et à en devenir l’inséparable compagnon. Il lui faisait ses écritures et avait promesse d’être bientôt nommé premier greffier. Il continuait d’habiter la prison, mais il n’y était plus enfermé ; il avait quitté le costume des détenus, avait repris ses vêtemens bourgeois et ne se montrait qu’armé d’un revolver qu’il aimait à mettre sous le nez de ses interlocuteurs. En réalité, pendant toute la commune ce fut lui qui fut le seul et véritable directeur de Sainte-Pélagie. Il commandait aux surveillans, donnait des ordres aux greffiers, décachetait la correspondance officielle, changeait les fournisseurs habituels de la prison, afin d’obtenir des pots-de-vin qu’il partageait fraternellement avec Ranvier, et accompagnait celui-ci dans tous les cabarets du voisinage. Le soir, on se réunissait dans le salon du directeur avec quelques amis et quelques personnes de bon vouloir dont les mœurs ne paraissent pas avoir été trop sévères.

Benn, Clément, Préau de Védel et Ranvier formaient un quatuor qui buvait et se divertissait à l’unisson ; grâce aux surveillans, la discipline de la prison, pleine de gens incarcérés pour crimes ou délits de droit commun, n’avait pas trop à souffrir ; seulement, si la cantine manqua quelquefois de vin, c’est que la direction en avait épuisé l’approvisionnement. On avait suspendu tout travail dans les ateliers, sous prétexte que le travail des détenus nuit à l’industrie privée ; les prisonniers, mourant d’ennui, bâillaient dans les chauffoirs, se groupaient dans les préaux et regrettaient le temps où leur facile besogne leur permettait de gagner quelques sous. Tout se sait, même dans les geôles. Les détenus finirent par apprendre ce qui se passait chez le directeur ; un jour que Préau de Védel traversait une cour, il fut sifflé, on lui lança quelques dures plaisanteries qui lui rappelèrent qu’il avait de nombreux camarades parmi ceux que la justice avait frappés ; il se le tint pour dit et préféra la société de ses nouveaux amis à celle de ses anciens compagnons de chambrée. Il avait sans trop de difficulté persuadé à Augustin Ranvier qu’en qualité de directeur de Sainte-Pélagie il avait le droit et le devoir de surveiller les rues voisines, de faire des perquisitions et même des arrestations ; c’était affirmer du même coup sa propre autorité et celle de la commune. Puisqu’il était directeur de prison, il avait, par ce fait même, pouvoir de séquestration ; c’était là un raisonnement si clair qu’il fallut bien s’y rendre. Dès lors on fit des expéditions nocturnes.

Les quatre garnemens, suffisamment armés, sortaient ensemble vers les dix heures du soir ; on allait dans le quartier, heurtant aux portes, faisant ouvrir au nom de la loi, et, sous prétexte de s’assurer que les locataires de la maison envahie n’entretenaient pas de relations coupables avec Versailles, on fouillait les meubles, on forçait les tiroirs et l’on dévalisait les commodes. On ne sortait jamais de là les mains vides et parfois on s’en allait les poches pleines. Lorsque l’on tombait par hasard sur des récalcitrans, on les emmenait à Sainte-Pélagie et on les y gardait un ou deux jours au régime de la prison. Quand l’aubaine avait été bonne, on se donnait une petite fête entre intimes, ce qu’ils appelaient « un balthazar. » Les moins gris couchaient le directeur, qui, ayant la tête faible, tombait toujours le premier sous la table. Une nuit, ils firent mieux ; guidés par Préau de Védel, ils se rendirent près de la place Saint-Victor, dans une vaste maison où logent la plupart des Italiens, musiciens ambulans et modèles, qui pullulent dans Paris. Ils s’adressèrent à une famille composée du père, de la mère et de deux filles déjà grandelettes : on ne trouva rien dans les meubles que différentes nippes insignifiantes ; cela parut singulier et peu naturel ; les femmes, obligées, le pistolet sur la gorge, de se mettre nues devant ces coquins, furent dépouillées des ceintures où elles avaient caché leurs économies. La prise était bonne sans doute, car « la noce » qui suivit cette expédition se prolongea pendant deux jours. C’étaient du reste des gens d’ordre et d’économie. L’abbé Beugnot, aumônier de Sainte-Pélagie, avait été contraint de quitter la prison et de se réfugier chez un ami pour éviter les mauvais traitemens dont il était menacé ; dès qu’il fut parti, on crocheta la porte de son appartement, on brisa ses meubles, on vola son linge, on vida sa cave. Jusque-là rien que de naturel ; mais Ranvier, dépositaire et responsable des deniers de l’état, fit remettre à l’abbé Beugnot la facture du serrurier qui avait ouvert les serrures et la note du commissionnaire qui avait employé quatre jours à transporter le vin de sa cave au local de la direction ; l’abbé Beugnot ne crut pas devoir payer.

Le 26 avril, un surveillant de la Santé, nommé Villemin, vint prendre service à Sainte-Pélagie en qualité de sous-brigadier ; ce Villemin, ancien marin, ancien soldat, homme ferme, droit et loyal, n’avait accepté cet avancement irrégulier que sur les instances de M. Claude, chef du service de sûreté, alors détenu comme otage à la Santé. Le poste de brigadier était vacant à Sainte-Pélagie et M. Claude avait parfaitement compris que l’autorité de Villemin pourrait avoir une bonne influence sur la tenue de la maison. C’est ce qu’Augustin Ranvier ne tarda pas à reconnaître ; plusieurs fois il traita Villemin de Versaillais, ce qui était alors la plus grosse injure que l’on pût proférer, et le menaça de le faire fusiller. Villemin pliait le dos, laissait passer les bourrasques, reprenait son service, tâchait d’occuper les détenus et allait souvent causer avec Bouzon, Pacotte et Capdevielle, qui étaient toujours prisonniers ; il leur portait quelque nourriture et parfois « une gobette » (verre de vin) supplémentaire. Tout cela déplaisait à Ranvier, qui, pour neutraliser le sous-brigadier, imagina spirituellement, sans doute par le conseil de Préau de Védel, de nommer un brigadier auquel tout le personnel des surveillans serait forcément soumis. Il fit choix pour ce poste, — qui est très important dans une prison, — d’une de ses vieilles connaissances, un peu brocanteur, un peu marchand de vieux habits, un peu revendeur de chiffons, tout à fait ivrogne, qui s’appelait Félix-Magloire Gentil, et que Raoul Rigault avait utilisé momentanément en guise de commissaire de police. Ce Gentil avait une férocité bestiale qui ne reculait devant rien ; il fut vite apprécié par les compagnons du directeur et admis dans leur intimité. Le hasard avait rapproché deux hommes, Préau de Védel et Gentil, qui se sentaient dignes d’être les exécuteurs des arrêts de la commune ; ils le prouvèrent.

Augustin Ranvier n’était pas seulement directeur de Sainte-Pélagie ; il avait une autre fonction que son frère Gabriel, alors au sommet des honneurs et du pouvoir, rétribuait de la main à la main. Ceci demande une courte explication. Les hommes de la commune, qui avaient passé leur vie à déblatérer contre la police, usèrent jusqu’à l’excès de l’information secrète et de l’espionnage. Toute administration, tout délégué, tout membre de ce baroque gouvernement, tout gros fonctionnaire, et il n’en manquait pas, avait sa police : police de Rigault, police de Cournet, police de Ferré, police de Protot, police de Delescluze, police de la guerre, police de l’intérieur, police des « relations extérieures, » police de l’Hôtel de Ville, de la commune, du comité central, du comité de salut public, police permanente, police universelle ; chacun jouait au policier, comme pendant le siège on avait joué au soldat. Les agens de ces innombrables polices ne s’appelaient plus ni inspecteurs, ni indicateurs ; ils avaient pris le titre de reporteurs et rapportaient tout ce qu’ils entendaient dire. Gabriel Ranvier eut sa police comme les autres, et son reporteur en chef fut son frère Augustin. Celui-ci était chargé de « tâter le pouls à l’opinion publique et d’éclairer la religion du gouvernement. » Indépendamment des délations que leur envoyait quotidiennement la venimeuse petite presse communarde, les maîtres de Paris, qui siégeaient à l’Hôtel de Ville et ailleurs, recevaient le résumé des investigations secrètes d’un ramassis de gens sans foi ni loi, dont l’ambition paraît avoir été d’imiter l’ami du peuple, Marat, qui fut le type même du délateur. C’est pourquoi Augustin Ranvier s’absentait parfois de Sainte-Pélagie pendant des journées entières, et que, sorti de bonne heure le jeudi 18 mai, il ne rentra que fort tard. Il avait assisté au concert donné dans le jour au palais des tuileries, et, le soir, à la représentation du Théâtre-Lyrique. Ce concert et cette représentation n’ont point été des faits accidentels, comme on a pu le croire ; une pièce du programme avait été indiquée par le comité de salut public, et se lie intimement au projet préconçu, en partie avorté, d’incendier Paris.

Le 9 septembre 1870, au conseil du gouvernement de la défense nationale, le général Trochu avait dit : « La Prusse n’osera pas incendier Paris. » Il avait raison ; mais il ne s’imaginait pas alors qu’une fraction de cette garde civique, qu’il aimait à diriger par la seule influence de la force morale, nous réservait cette intolérable douleur. L’idée du crime naquit en même temps que la commune : Paris sera à nous ou ne sera plus. Dans les premiers jours d’avril, un personnage important de l’Hôtel de ville disait textuellement : « S’il le faut, nous brûlerons Paris : c’est raide, j’en conviens ; mais à la guerre comme à la guerre. » Dès le 20 mars, le comité central se met en rapport avec M. Borme, le réinventeur du feu grégeois ; aussitôt que la commune est élue, on institue une délégation scientifique qui a pour mission d’expérimenter toutes les compositions incendiaires que la science peut mettre au service de la révolution. M. Borme, chargé de s’entendre avec cette délégation, sut traîner si bien les choses en longueur, qu’il devint suspect, fut arrêté le 18 mai par Ferré, interrogé par Raoul Rigault, condamné à mort, écroué au dépôt, et qu’il ne dut son salut qu’aux incidens que nous avons déjà racontés. Le 22 avril : « les détenteurs de pétrole sont tenus de faire la déclaration par écrit de leur stock, dans les trois jours, à la délégation scientifique. » — Le 14 mai : « tous les détenteurs de soufre, phosphore et produits de cette nature sont tenus de le faire connaître sous trois jours. » — Le 17 mai : « tous les dépositaires de pétrole ou autres huiles minérales devront, dans les quarante-huit heures, en faire la déclaration dans les bureaux de l’éclairage situés place de l’Hôtel de ville, 9. » — Le 15 mai, on avait enrégimenté les incendiaires. Le membre de la commune, chef de la délégation scientifique, Parisel, avait formé des équipes de fuséens sous les ordres du citoyen Lutz. Ces fuséens portaient un uniforme spécial, veste et pantalon de treillis, large ceinture rouge et bleue ; on n’avait point été embarrassé pour les vêtir, on avait simplement saisi les costumes de gymnastique des pompiers et on les leur avait distribués. En outre, on avait fait confectionner une prodigieuse quantité de mèches soufrées, non point plates, courtes et dures comme celles qui servent à enfumer le renard au terrier, mais rondes, flambantes, très longues, flexibles et pouvant suivre facilement les circonvolutions d’un escalier ou pendre contre un mur du haut d’une fenêtre.

Toute précaution était donc prise : les matières inflammables étaient centralisées, les bandes d’incendiaires étaient groupées sous un chef ; le comité de salut public, et derrière lui la commune, étaient résolus ; mais malgré la tyrannie sans frein ni contrôle que l’on exerçait, on craignit que « le peuple » ne consentît pas aisément à laisser incendier sa ville. On voulut s’assurer du degré de délire révolutionnaire auquel il était parvenu, et l’on décida de donner un concert dans le palais même des tuileries. Cette « solennité musicale » fut annoncée par des avis publiés dans les journaux, par des affiches apposées sur les murailles, et dans quel style, bon Dieu ! « Des orchestres circuleront avec la foule dans les longues galeries, s’arrêtant, par interval, pour soulever, par leur puissante et mâle harmonie, l’enthousiasme de tout ce qui sent un cœur d’homme et de citoyen battre dans sa poitrine. Des poètes, populaires, nouveaux Tyrtées diront leurs œuvres énergiques. » Dans le palais, sur les tentures, on avait placardé la proclamation que voici : « Peuple ! l’or qui ruisselle sur ces murs, c’est ta sueur ! assez de temps, tu as alimenté de ton travail, abreuvé de ton sang ce monstre insatiable : la monarchie ! Aujourd’hui que la révolution t’a fait libre, tu rentres en possession de ton bien ! Ici tu es chez toi ! Mais reste digne, parce que tu es fort ! et fais bonne garde pour que les tyrans n’y rentrent jamais ! — Signé : Docteur Rousselle. »


Le comité de salut public, dont Gabriel Ranvier était membre, n’avait point intérêt à constater l’effet produit par les différens morceaux de musique que l’on devait exécuter, mais il tenait à être renseigné sur l’impression que le peuple ressentirait en écoutant « les nouveaux Tyrtées. » En effet, le programme indiquait que l’on réciterait une pièce de vers d’Hégésippe Moreau intitulée : l’Hiver, titre fort modeste et banal qui cachait une excitation directe à l’incendie. Une actrice, connue aux boulevards, où elle avait joué dans quelques drames à fracas, avait accepté de lire cette diatribe, qui fut d’abord écoutée assez froidement ; mais après les vers :


Alors s’accomplira l’épouvantable scène,
Qu’Isnard prophétisait au peuple de la Seine.

Au rivage désert, les barbares surpris,
Demanderont où fut ce qu’on nommait Paris ;
Pour effacer du sol la reine des Sodomes,
Que ne défendra pas l’aiguille de ses dômes,
La foudre éclatera, les quatre vents du ciel
Sur le terrain fumant feront grêler du sel ;
Et moi j’applaudirai : ma jeunesse engourdie
Se réchauffera bien à ce grand incendie !


les applaudissemens éclatèrent, la foule avait compris et s’associait aux projets criminels de. ses dictateurs. Le soir, la même actrice récita les mêmes vers, avec le même succès, au Théâtre-Lyrique. Pendant le siège, on avait tant répété, sur tous les tons, aux Parisiens qu’il fallait se faire sauter plutôt que de capituler, que Paris, livré aux hommes de la commune, s’est brûlé plutôt que de se rendre à la France ; la rhétorique révolutionnaire versée à flots depuis huit mois a été pour beaucoup dans l’accomplissement du forfait, et bien des gens ont cru être héroïques qui n’étaient que stupides. Si Augustin Ranvier fit connaître à son frère l’enthousiasme dont il avait été le témoin, le comité de salut public fut assuré de trouver des auxiliaires dociles dans la partie affolée de la population et se prépara froidement à tous les crimes. On ne rêvait pas seulement des incendies, l’entrée des troupes françaises devait être le signal d’assassinats abominables ; un des plus horribles fut commis à Sainte-Pélagie.

Le lendemain même du jour où le concert avait été donné aux Tuileries, Gustave Chaudey fut amené à Sainte-Pélagie et écroué au « pavillon des Princes. » Arrêté le 13 avril par ordre de Rigault, incarcéré au dépôt, transféré, le 14, à Mazas, il devait aux sollicitations de sa femme d’avoir été transporté à Sainte-Pélagie, où il était matériellement mieux et où il se croyait peut-être plus en sûreté. Chaudey était alors un homme de cinquante-deux ans, avocat à la cour d’appel, aimé de ses collègues auxquels plaisait sa bonhomie un peu bruyante, d’opinions républicaines très fermes, mais modérées, inclinant vers les idées girondines. Doué des vertus sérieuses de l’homme privé, il désirait ardemment entrer dans la vie politique. Lié avec son compatriote Proudhon, il avait subi l’influence de ce dialecticien de la démolition universelle, et avait probablement admiré son imperturbable logique, sans trop s’apercevoir que les conclusions étaient souvent erronées, parce que les prémisses n’étaient pas toujours justes. Il ne savait pas que Proudhon, dans sa correspondance intime, s’effrayait parfois lui-même de son œuvre et que, le 3 mai 1860, il avait écrit à son ami, à son confident, Charles Beslay : « J’ai vécu, j’ai travaillé, je puis le dire, quarante ans dans la pensée de la liberté et de la justice : j’ai pris la plume pour les servir, et je n’aurai servi qu’à hâter la servitude générale et la confusion. » Aveu précieux à retenir et que bien des révolutionnaires ont dû laisser échapper dans le secret de leur conscience ! Après la révolution du 4 septembre, à laquelle Gustave Chaudey avait applaudi, il fut nommé maire du IXe arrondissement ; n’ayant pas été réélu au mois de novembre, il fut attaché comme adjoint à la mairie de Paris. Il était à l’Hôtel de ville le 22 janvier, lorsque les émeutes s’y présentèrent précédés par deux députations. Les orateurs de celles-ci exigeaient la sortie en masse. Le commandant militaire répondit que toute la garde nationale serait prochainement appelée à combattre l’ennemi ; les orateurs répliquèrent : « C’est ça, on veut encore nous envoyer à la boucherie et faire massacrer le peuple ! » Peu d’instans après cet incident, la fusillade fut engagée par des hommes du 101e bataillon marchant sous les ordres de Sérizier : la place fut promptement déblayée par la garde mobile, à laquelle la gendarmerie vint bientôt se joindre. Cette tentative avortée d’insurrection, que Flourens avait conduite en sous-main, était comme une pointe aiguë dans le souvenir des triomphateurs du 18 mars. Force était restée à la loi, l’ordre n’avait été que momentanément troublé, le gouvernement de la défense nationale n’avait point été écroué à Mazas : c’étaient là trois crimes dont on accusait Gustave Chaudey. Celui-ci fut d’abord dénoncé dans le Père Duchêne : « Il y a par exemple le misérable Chaudey qui a joué un sale rôle dans cette affaire-là (22 janvier) et qui se balade encore dans Paris aussi tranquille qu’un petit Jean-Baptiste ; est-ce qu’on ne va pas bientôt décréter d’accusation ce j. f. là et lui faire connaître un peu le goût des pruneaux de six livres dont il nous a régalés dans le temps ? » Vermesch, rédacteur en chef de ce journal, a déclaré qu’il n’était pour rien dans cette délation ; on en a fait retomber la responsabilité sur un nommé Alphonse Humbert ; il nous est impossible d’émettre une opinion à cet égard, nous savons seulement que la dénonciation fut publiée page 8 du no 27 du Père Duchêne, en date du 22 germinal, an 79. Le soir même, 12 avril, Delescluze dit, en séance de la commune, à Raoul Rigault : « Je suis surpris que Chaudey ne soit pas arrêté. » Celui-ci l’était, le lendemain, par les soins d’un certain Pillotel, qui cinq jours plus tard, en homme pratique qu’il était, vint arrêter aussi 815 francs au domicile de Mme Chaudey. Des démarches très instantes et inutiles furent faites pour obtenir la liberté de ce prisonnier d’état. Un ami intime de Chaudey alla en parler à Raoul Rigault, qui répondit : « Entre Troppmann et Chaudey, je ne fais point de différence. »

On a dit qu’une haine secrète, motivée par des pièces de procédure compromettantes dont Chaudey avait eu connaissance en qualité d’avocat, avait poursuivi ce malheureux ; nous ne faisons que mentionner ce bruit, sans y attacher une grande valeur, car nous pensons que la nature profondément mauvaise de Raoul Rigault suffit à expliquer le crime dont il a revendiqué l’accomplissement, et auquel il est venu présider lui-même. Chaudey n’ignorait pas que les troupes françaises avaient enfin pu pénétrer dans Paris, et il devait penser que sa délivrance était prochaine. De plus, comme on a une invincible tendance à prêter aux autres les sentimens dont on est soi-même animé, il lui était impossible d’imaginer qu’il courût d’autre danger qu’une prolongation de captivité dans le cas fort douteux où les bandes de la fédération auraient réussi à repousser l’armée. Il devait donc être en repos sur son sort et n’avait que cette inquiétude poignante qui oppressa tous les honnêtes gens pendant la durée de cette longue bataille. Le 23 mai était pour Gustave Chaudey un double anniversaire heureux qui lui rappelait son mariage et la naissance de son fils. Ce jour-là, Mme Chaudey, traversant avec courage les rues hérissées de barricades et pleines de combattans, était venue voir son mari, et, malgré ses instances, n’avait pu obtenir d’Augustin Ranvier l’autorisation de dîner avec lui. Chaudey descendit au greffe, essaya d’arracher au directeur la permission demandée et n’y parvint pas. Mme Chaudey dut s’éloigner, elle quitta son mari en lui disant : « À demain. »

La journée avait été assez calme ; la prison cependant avait reçu trois nouveaux hôtes. Des fédérés avaient envahi l’église Saint-Médard, et, à défaut d’adversaires en armes qu’ils n’y cherchaient pas, ils y découvrirent deux vicaires et un bedeau qu’ils s’empressèrent d’arrêter. MM. Asselin de Villequier, Picou et Platuel furent amenés à Sainte-Pélagie, non sans avoir été injuriés pendant leur trajet par les gardes qui les escortaient et par les combattans qu’ils rencontrèrent ; ils furent écroués sans motifs, par ordre du chef de la treizième légion, qui était Sérizier, lequel n’aimait pas les prêtres, ainsi qu’il tint à le prouver par le meurtre des dominicains d’Arcueil. Le soir était venu ; tout était tranquille dans la maison. Augustin Ranvier, assez souffrant à la suite d’un des « balthazars » dont il avait l’habitude, était couché : auprès de son lit, Préau de Védel, Gentil, Benn, Clément, Jollivet, officier du XIIIe arrondissement, qui avait amené les prêtres de Saint-Médard, étaient assis, fumant ou jouant aux cartes. Vers onze heures du soir, un surveillant nommé Berthier entra tout effaré dans l’appartement et dit que Raoul Rigault était au greffe, où il demandait tout de suite le directeur. Augustin Ranvier, Préau de Védel, Benn, Clément et Gentil se hâtèrent de descendre et trouvèrent en effet Raoul Rigault, vêtu en chef de bataillon, accompagné d’un commissaire de police dont on ignore le nom, et de son secrétaire particulier appelé Slom. Le premier mot de Rigault fut : « Nous avons quatre canailles ici, nous allons les fusiller en commençant par Chaudey. Envoyez-le chercher. » — Le surveillant Berthier reçut l’ordre de Ranvier et se rendit chez Chaudey, qu’il trouva écrivant ; il l’invita à le suivre. Chaudey descendit tel qu’il était, en robe de chambre et en pantoufles, pénétra dans le greffe, reconnut Raoul Rigault et le salua. « J’ai pour mission de faire exécuter les otages, vous en êtes un, dans cinq minutes vous serez fusillé. — Chaudey répondit : — Songez-vous à ce que vous allez faire ? — La commune a décidé que tous les otages seraient passés par les armes ; du reste, Blanqui a été assassiné, et vous paierez pour lui. — vous vous trompez, Rigault, Blanqui n’a pas été assassiné ; je suis en mesure, si vous retardez mon exécution, de vous faire avoir de ses nouvelles et peut-être même d’obtenir sa mise en liberté. — vous voyez bien que vous êtes en relations avec Versailles ; dépêchons, je n’ai pas le temps de m’amuser ! — Le pauvre Chaudey dit alors : — Eh bien ! je vais vous montrer comment un républicain sait mourir. » — Raoul Rigault leva les épaules, et, s’adressant à son secrétaire Slom, il lui dit : « toi, écris ; » puis il dicta le procès-verbal d’exécution : Par devant nous, Raoul Rigault, membre de la commune, procureur-général de ladite commune, sont comparus : Gustave Chaudey, ex-adjoint au maire de Paris, Bouzon, Capdevielle et Pacotte, gardes républicains, et leur avons signifié qu’attendu que les Versaillais nous tirent dessus par les fenêtres, et qu’il est temps d’en finir avec ces agissemens, qu’en conséquence ils allaient être immédiatement exécutés dans la cour de cette maison. Paris, le 23 mai 1871 ; le procureur de la commune : RAOUL RIGAULT. — Le secrétaire du procureur : SLOM. — Les trois gendarmes désignés sur cet acte de condamnation dormaient encore dans leur chambrée.

Pendant que Slom rédigeait le procès-verbal de l’assassinat, Préau de Védel, le brigadier Gentil, le greffier Clément, avaient été au poste de la prison chercher un peloton d’exécution : huit hommes seulement, appartenant tous au 248e bataillon, avaient consenti à faire l’office de bourreaux ; ils étaient commandés par le lieutenant Léonard et le sergent Thibaudier ; c’est dans l’arrière-greffe que les armes furent chargées. « Est-on prêt ? dit Rigault. — Oui, » répondit Préau de Védel, qui, ainsi que Gentil et Clément, tenait un fusil en main. On partit ; om insultait Chaudey, qui marchait droit et portait la tête haute. Sans faiblir, il pensa à sa femme, à ses enfans, à tout ce bonheur domestique, à tout l’avenir rêvé qui s’écroulait ; le courage de l’homme resta intact, mais son cœur dut se briser. Au moment où, après avoir traversé les couloirs, il mettait le pied dans le chemin de ronde, il se tourna vers le procureur de la commune et lui dit : « Rigault, j’ai une femme, j’ai des enfans. — Rigault répliqua : — Pas de sensiblerie, je m’en f… ! » Chaudey ne parla plus et alla s’adosser à la muraille, à côté d’une lanterne, redressant sa haute taille et regardant Rigault, qui disait : « Baste ! quand les Versaillais me tiendront, ils ne me feront pas tant de grâce ! » Léonard rangea le peloton d’exécution ; Raoul Rigault se plaça sur la gauche, tira son épée et commanda : feu ! Les hommes ne voulaient pas tuer, cela est certain, car ils étaient à moins de vingt pas de Chaudey, et celui-ci ne reçut qu’une seule balle qui le blessa légèrement au bras gauche. Il agita le bras droit et trois fois de suite cria : vive la république ! Clément se précipita sur lui et lui tira à bout portant un coup de fusil dans le ventre ; il resta debout. Gentil lui déchargea son revolver contre la poitrine ; le malheureux roula par terre ; Préau de Védel s’approcha et lui fit sauter la base du crâne. « C’est égal, dit Rigault, il est b… bien mort ; aux autres maintenant. »

Il revint au greffe, où les trois gendarmes Rouzon, Capdevielle et Pacotte, arrachés en hâte au premier sommeil, l’attendaient à demi vêtus. Rigault, à peine entré, leur dit : « vous allez être fusillés. » Ils se récrièrent : « Nous sommes soldats et nous devons être mis en liberté. — Ah ! oui, en liberté, reprit Rigault, pour que vous nous f… des coups de fusil ; pas de ça, Lisette ; allons, en route ! » Dans les couloirs, on discuta pour savoir si on les exécuterait ensemble ou l’un après l’autre. Préau de Védel dit : « Il faut les mettre en tas. » Son avis prévalut. Le peloton d’exécution discutait aussi ; ces hommes avaient honte du métier qu’on leur faisait faire et déclaraient qu’ils « en avaient assez. » Slom leur fit une allocution et les rappela « au sentiment du devoir. » Les gendarmes furent placés au mur, ayant devant eux, à leurs pieds, le cadavre de Chaudey ; le peloton fit feu, deux des condamnés tombèrent ; Préau de Védel et Clément leur donnèrent le coup de grâce. Un des trois gendarmes n’avait point été atteint ; instinctivement, il avait pris sa course vers la gauche, dans le prolongement du chemin de ronde, et s’était caché derrière une guérite. Préau de Védel le découvrit et allait le tuer d’un coup de revolver, lorsque Raoul Rigault cria : « Ne tire donc pas, amène-le ici, qu’il crève avec les autres. » Un troisième feu de peloton le mit à mort. Préau de Védel dit : « C’est une bonne chose, nous en avons nettoyé quatre. » Raoul Rigault quitta la prison car il ne savait pas que trois prêtres y avaient été incarcérés dans la journée ; cette ignorance leur sauva la vie.

Pendant la nuit, on mit les quatre corps sur une civière qui, étant trop chargée, se brisa ; on les plaça alors dans la petite charrette où l’on jetait ordinairement les ordures de la prison et on les conduisit à l’hôpital de Notre-Dame de la Pitié. Au moment où il fut assassiné, Gustave Chaudey avait sur lui un rouleau de 1,000 francs, une montre en or, deux alliances ; les hommes qui avaient aidé Raoul Rigault estimèrent que ces objets étaient la juste rémunération de leur travail et s’en emparèrent. Le lendemain matin, malgré la bataille alors engagée dans presque toutes les rues de Paris, Mme Chaudey, accompagnée de son enfant, se présenta dès neuf heures du matin au greffe de la prison, elle demanda à voir son mari ; par ordre d’Augustin Ranvier, on lui répondit qu’il avait été, pendant la nuit, transféré à la préfecture de police.

Le mercredi 24 mai, à deux heures de l’après-midi, Augustin Ranvier, Gentil, Clément et Préau de Védel, armés de fusils chasse-pot, la ceinture de laine rouge à la taille, sortirent de Sainte-Pélagie et n’y reparurent plus. Le sous-brigadier Villemin prit alors la direction de la prison, fit abattre le drapeau rouge qui en maculait la façade, et parvint, non sans quelque difficulté, à nourrir les détenus. La journée du 25 fut encore pleine d’anxiété, mais le 26, à l’aube, on se sentit définitivement sauvé en voyant entrer un peloton de soldats appartenant à l’armée régulière. Les transes avaient été vives, car le bruit persistant du quartier était que les caves du Panthéon, chargées de poudre, seraient incendiées par les fédérés dès qu’ils seraient forcés de battre en retraite ; dans ce cas, Sainte-Pélagie et les maisons voisines eussent certainement été détruites par l’explosion. Celle de la poudrière du Luxembourg, que « les Graves fédérés de la rue Vavin font éclater, » dit Lissagaray (Histoire de la Commune), ébranla le 24 mai la vieille prison, mais ne la renversa pas.

Raoul Rigault ne survécut pas longtemps à Chaudey ; le meurtre n’était pas commis depuis vingt-quatre heures que déjà l’assassin était puni et avait rejoint sa victime. Très prudent, malgré son arrogance et sa cruauté, Rigault, dès le 18 avril, en prévision des événemens qu’il redoutait et afin de se ménager le moyen de fuir, avait retenu un logement rue et hôtel Gay-Lussac, chez un maître de garni nommé Chrétien ; il s’était fait inscrire sur le registre des locataires au nom d’Auguste de Varenne, homme d’affaires, âgé de vingt-sept ans, né en Espagne, ayant eu Pau pour dernier domicile : il avait là une simple chambre qu’il partageait souvent avec Dacosta ; une femme de théâtre, avec laquelle il était également lié, ne demeurait pas loin de là. Le 24 mai, vers cinq heures du soir, quelques chasseurs à pied du 17e bataillon, après avoir emporté la barricade du boulevard Arago, aperçurent un commandant de fédérés qui très précipitamment entrait à l’hôtel ; ils firent feu sur lui et le manquèrent. Quatre ou cinq hommes, conduits par un caporal, se jetèrent derrière lui, pénétrèrent dans la maison et en arrêtèrent le propriétaire, qui naturellement fit de sérieuses objections. La maison n’avait qu’une issue, on s’en assura, et le malheureux logeur fut requis d’aller chercher l’officier fédéré, qui, disait-il, avait gravi l’escalier en courant. Il n’ignorait pas que cet officier était son locataire, Auguste de Varenne, et qu’Auguste de Varenne n’était autre que Raoul Rigault. Tout en haut de l’escalier, au-dessous d’une fenêtre à tabatière ouvrant directement sur la toiture, M. Chrétien trouva Rigault fort effaré et lui dit : « Les soldats sont en bas, il faut descendre. » Rigault lui proposa de le suivre sur les toits et d’essayer ainsi d’échapper aux poursuites. Le propriétaire refusa : « Non, descendez, rendez-vous ; sans cela je serai fusillé à votre place. » Raoul Rigault sembla hésiter ; puis prenant brusquement son parti : « Soit, dit-il, je ne suis pas un lâche (le mot fut beaucoup plus vif), descendons ! » Il portait une épée et tenait un revolver à la main. Au second étage, il rencontra le caporal, qui montait escorté de deux de ses hommes ; Rigault lui dit : « C’est moi ! » et lui remit ses armes sans même essayer d’en faire usage.

Les soldats l’entourèrent et le firent sortir de la maison pour le conduire à la prévôté installée au palais du Luxembourg ; le caporal avait gardé le revolver à la main. Rue Gay-Lussac, auprès de la rue Royer-Collard, on rencontra un colonel d’état-major, qui s’arrêta et demanda : « Quel est cet homme ? — Rigault répondit : — C’est moi, Raoul Rigault ! À bas les assassins ! » Le caporal, sans attendre d’ordre, lui appliqua son propre revolver sur la tête en lui disant : « Crie vive l’armée ! — Rigault cria : — Vive la commune ! » Le caporal fit feu ; Rigault s’abattit la face contre terre, les bras en avant ; une convulsion le retourna ; alors un des chasseurs lui tira un coup de fusil au sein gauche. On plaça le cadavre près de la barricade de la rue Gay-Lussac, ou trois autres étaient déjà étendus contre les tas de pavés ; pour le reconnaître, on lui attacha un bouchon de paille à la ceinture. On les porta tous dans une maison voisine, où ils restèrent deux jours, ainsi que le prouve ce récépissé : « Reçu du concierge M. Morot, demeurant rue Saint-Jacques, no 250, quatre cadavres au nombre desquels celui de Raoul Rigault. — BRES, capitaine de la garde nationale, rue de la Huchette, no 19. Paris, 26 mai 1871. » Il n’y a point à plaindre Rigault. « Il a mené à la préfecture de police, a écrit Louis Rossel, l’existence scandaleuse d’un viveur dépensier, entouré d’inutiles, consacrant à la débauche une grande partie de son temps. » Il fut cruel sans raison, féroce sans excuse, et barbota dans le sang comme dans son élément naturel. Si jamais criminel mérita la mort, ce fut celui-ci. Il n’avait jamais invoqué que la force ; il mourut justement frappé par sa propre divinité. On doit estimer heureux qu’il ait été tué le 24 mai, car, s’il avait réussi à se jeter sur la rive droite de la Seine et à se réunir à ses complices assemblés à la mairie du XIe arrondissement, il est probable que, venant au secours de Ferré, il n’eût pas laissé un seul otage en vie dans la prison de la Grande-Roquette ; de même l’on peut affirmer que, s’il eût été mis à mort le 23, jamais Gustave Chaudey n’eût été assassiné.

Le greffier Clément et le brigadier Gentil disparurent ; sont-ils tombés sur une barricade, ont-ils réussi à prendre la fuite ou à se cacher ? Nous l’ignorons. Benn et Préau de Védel furent traduits devant le 6e conseil de guerre, siégeant à Versailles. Benn fut condamné à deux ans de prison pour usurpation de fonctions publiques. Préau de Védel s’agita, nia, protesta, mentit ; les témoignages qui l’accusaient étaient unanimes et écrasans. Lors même qu’elle l’eût voulu, la justice militaire ne pouvait se montrer indulgente ; il fut condamné à mort, et son recours en grâce fut rejeté ; en présence de ces crimes si froidement accomplis, sans haine comme sans hésitation, on ne pouvait « préférer miséricorde à la rigueur des lois. » Avant de mourir, il écrivit à M. Thiers, alors président de la république : « Je suis assassiné,… mais je meurs innocent, et la postérité me vengera ! » tous du reste, tous ces criminels qui furent sans pitié et qui tuèrent, on peut le croire, pour le plaisir de tuer, tombent dans ce lieu-commun prétentieux et meurent en faisant appel à la postérité.

Il en est un cependant qui sut échapper à ce ridicule, c’est Augustin Ranvier. Lorsque, dans la matinée du 28 mai, les soldats s’emparèrent de la rue Saint-Maur, au moment où la lutte éteinte allait enfin laisser respirer Paris, étouffé depuis deux mois sous le poids de la commune, ils fouillèrent la maison portant le no 139, et, dans l’appartement occupé par une dame Guyard, ils aperçurent un homme pendu au plafond : le cadavre était déjà raide et froid. On le transporta à l’église Saint-Joseph avec les corps de plusieurs insurgés tués sur les dernières barricades. En visitant les vêtemens de ce mort inconnu pour y découvrir quelques pièces d’identité, on vit un papier attaché par une épingle à la doublure du gilet. Sur ce billet, on lut : « Je suis Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie. Je meurs, parce que mon crime est impardonnable. »


MAXIME De CAMP.


  1. Voyez la Revue du 1er mai et du 1er juin.
  2. On avait aussi cherché des armes à Saint-Lazare ; cela ressort de la lettre suivante : « Citoyen Duval, comme depuis huit jours je ne travaille qu’à des recherches de mitrailleuses, etc., et que je suis depuis ce matin à la prison Saint-Lazare et que je n’ai plus un sous, je vous prie de me faire donner quelque chose. Salut et fraternité : signature illisible, ex-commandant du 177e bataillon. — Je prie Replan (caissier à la préfecture de police) de donner 20 francs au porteur. — Général E. DUVAL. »
  3. Ce Leroudier fut le metteur en œuvre de l’exposition théâtrale des squelettes de Saint-Laurent. Dans une lettre adressée par lui, le 21 avril 1871, à Raoul Rigault, il dit : « Une notice habile devrait être écrite pour faire sensation dans le public, et des dessins explicatifs ajoutés dans la même intention. Cette aventure de l’église Saint-Laurent, bien comprise, peut valoir plusieurs siècles d’étude et de progrès pour toute l’humanité. — Signé : le président de la dixième légion : LEROUDIER. »
  4. . Paschal Grousset, en qualité de délégué aux relations extérieures, employa aussi toute son influence à protéger les étrangers ; son intervention fut parfois fort utile. Lord Lyons et M. Washburne le reconnurent en faisant en sa faveur, après la chute de la commune, une démarche qui resta inutile.
  5. On renchérissait encore ; un nigaud, nommé toussaint, qualifié de sous-chef d’état-major à la délégation de la guerre, écrit au directeur de la citoyenne Pélagie ; j’ai la lettre sous les yeux.
  6. Préau de Védel prenait le titre de baron et s’en montrait fier. Parmi les adhérens de la commune, il n’est pas le seul qui ait sacrifié à ce genre de vanité. Rossel n’en fut point exempt, on en trouverait la preuve aux Archives nationales ; sous le no 20,098, il inscrit une demande à l’effet de faire vérifier s’il ne descend pas d’un certain Rossel, baron d’Aizaliers ou d’Aizalières.