Les Prisons du bossu de la Fronde, Armand de Bourbon, prince de Conti

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Duc de la Force
Les Prisons du bossu de la Fronde, Armand de Bourbon, prince de Conti
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 580-604).
LES PRISONS
DU
BOSSU DE LA FRONDE
ARMAND DE BOURBON, PRINCE DE CONTI


I

Le Bossu de la Fronde ! Quel titre pour un roman d’Auguste Maquet ou de Paul Féval ! Et ce titre pourtant n’est que la traduction libre d’un mot historique de Louis de Bourbon, prince de Condé, monsieur le Prince, le Héros.

C’était au mois de janvier 1649, au château de Saint-Germain. La reine Anne d’Autriche et le cardinal Mazarin, son ministre, fuyant Paris, s’y étaient réfugiés avec Louis XIV enfant, tandis que la Fronde parlementaire commençait à soulever la ville. Le prince de Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville, leur beau-frère, descendant du fameux Dunois, avaient accompagné la Cour à Saint-Germain ; mais Conti et Longueville n’avaient pas tardé à rentrer dans Paris pour se mettre au service du Parlement rebelle. Le Parlement avait établi des impôts, rançonné les partisans de Mazarin, levé dix mille hommes de pied et quatre mille chevaux, nommé le prince de Conti « généralissime des armées du Roi sous les ordres du Parlement. »

A certains jours, le décor si gai de la Place Royale s’animait ; des visages de femmes s’encadraient aux fenêtres des maisons blanches et rouges. Les dames se montraient un cava- lier de vingt ans dont la taille était « gâtée, » mais la tête charmante sous une magnifique chevelure brune. C’était le généralissime des Parisiens, Armand de Bourbon, prince de Conti, qui passait une revue. Elles admiraient aussi la bonne grâce des soldats et leurs milliers de rubans.

A Saint-Germain, Condé, demeure fidèle au Roi, de huit ans plus âgé que son frère, — déjà le Grand Condé, vainqueur des Espagnols et des Impériaux, à Rocroi en 1643, à Fribourg en 1644, à Nordlingen en 1645, à Lens en 1648, — parlait en souriant de ce cadet malingre, préparant des bourgeois déguisés en soldats à une guerre qu’il traitait de Guerre des pots de chambre. Il divertit un jour les courtisans en saluant fort humblement dans la chambre du Roi un singe qui était attaché à un chenet de la cheminée, et dont la taille n’était pas beaucoup plus « gâtée » que celle du prince de Conti : « Serviteur, dit-il, serviteur au généralissime des Parisiens ! »

Plus tard, la paix de Rueil ayant ramené la Cour triomphante à Paris (18 août 1649), Condé, infidèle à lui-même et au Roi, se rapproche de son frère. Chef de la cabale des Petits-maîtres, il ose tourner Mazarin en ridicule ; lui dire : « Adieu, Mars ; » lui écrire : « All’ illustrissimo signor facchino ! » Deux fois réconcilié avec lui, il lui impose de secrètes conditions qui le mettent dans sa dépendance ; il encourage le marquis de Jarzé à faire une déclaration amoureuse à la Reine. Anne d’Autriche renvoie de la Cour le fat ridicule, et Condé répète : « Le vieux galant a chassé le nouveau. » Fait plus grave, il s’arrange pour disposer de la place très forte du Havre par un ingénieux moyen de comédie. Le jeune duc de Richelieu, général des galères et commandant du Havre sous la tutelle de sa tante, la duchesse d’Aiguillon, est marié par lui à une séduisante amie de la duchesse de Longueville, une veuve fort éprise de ce mineur, Anne Poussart du Vigean, marquise de Pons. La Reine songeait pour ce petit Richelieu à Mlle de Chevreuse, fille de la duchesse de Chevreuse ; car Marie de Rohan, veuve du duc de Luynes en 1621, et remariée l’année suivante à Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, — « Chevreuse, la cavalière, toujours en échappée ou en quête d’aventures, » — était rentrée en grâce et ralliée à la Cour. Le duc de Richelieu arrive secrètement, sans la permission royale, au château de Trie, près de Beauvais, chez Mme de Longueville, le 24 décembre 1649. Le 26, il y épouse Mme de Pons devant l’aumônier du château ; le 28, il rentre au Havre ; le 31, il refuse de remettre la ville et la citadelle à M. de Bar, maréchal de camp, dépêché par la Reine pour lui signifier la nullité de son mariage et le remplacer comme gouverneur. Avec Condé et Mme de Longueville, Conti était présent à la cérémonie clandestine de Trie...

Mazarin n’ignore aucun de ces détails ; il en sait d’autres ! Il sait que Conti mande près de lui les gentilshommes de son gouvernement de Champagne ; que Condé et Longueville en font autant. La Reine et le cardinal se décident à ordonner l’arrestation des trois princes.

Ils obtiennent le consentement du duc d’Orléans, beau-frère de la Reine et lieutenant-général du Royaume, mais à l’insu du favori du duc, l’abbé de la Rivière, vendu à la maison de Condé ; gagnent Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêque de Paris et futur cardinal de Retz, en lui offrant le chapeau rouge ; fixent l’arrestation au 18 janvier, à l’heure du Conseil.


II

Ce jour-là vers cinq heures de l’après-midi, le prince de Conti se rend au Palais-Royal. Malgré de secrets avis, il n’est pas inquiet. Sa mère, il est vrai, Charlotte de Montmorency (Madame la Princesse douairière), chez qui il vient de dîner avec son frère, a manifesté des craintes ; mais il se rappelle ce qu’a répondu Condé : « la Reine l’avait assuré de son amitié, et le cardinal était fort bien avec lui. »

Conti entre dans la chambre de la Reine. Anne d’Autriche est sur son lit ; tout auprès, le jeune Louis XIV (il n’a pas douze ans) « saute d’escabeau en escabeau. » Madame la Princesse douairière est là aussi et Monsieur le Prince et le duc de Longueville. C’est le moment qu’attendait Mazarin. Devant les princes, il mande à la Reine, — signal convenu entre elle et lui, — que tout est prêt, et qu’elle peut venir au Conseil. La Reine congédie Madame la Princesse ; le Roi déclare : « Maman dit que l’on passe en la galerie. » Condé, derrière lui Conti, puis Longueville, leur beau-frère, puis les ministres, s’y rendent, tandis que Mazarin se retire dans sa chambre avec l’abbé de la Rivière.

Gondé est debout près de la table du Conseil, à côté de la cheminée. Conti s’est assis sur un petit lit de repos ; il voit la porte s’ouvrir, le comte de Guitaut, capitaine des gardes de la Reine, avec Comminges, son neveu, et Crécy, lieutenant dans la compagnie de Guitaut, pénétrer dans la galerie. Guitaut, a l’épée au côté ; il s’approche de Monsieur le Prince qui cause avec le comte d’Avaux, surintendant des Finances. Sans doute, Guitaut a quelque grâce à demander ; il parle bas, et sort. Mais Condé revient vers les autres membres du Conseil ; il se met le dos au feu, et dit avec un peu d’émotion sur le visage : « Messieurs, la Reine me fait arrêter. » Il ajoute en se tournant vers Conti et Longueville : « Et vous aussi, mon frère ; et vous aussi, Monsieur de Longueville. » Conti s’asseoit sur un siège bas, près de la cheminée, et Longueville reste interdit. « J’avoue que cela m’étonne, poursuit Monsieur le Prince, moi qui ai toujours si bien servi la Reine, et qui croyais être si assuré de l’amitié de M. le Cardinal. » Guitaut, qui a l’ordre de l’arrestation, est allé dire à la Reine, dans l’oratoire où elle prie avec Louis XIV pour le succès de l’entreprise, que Condé voudrait lui parler ; le chancelier Séguier part comme lui, chargé de la même commission ; de la même commission encore, le ministre Servien, mais pour le cardinal. Ni Séguier, ni Servien ne reviennent. Seul Guitaut reparait. Il faut que la Reine soit obéie. « Hé bien ! répond Condé, je le veux, obéissons ; mais où nous allez. vous mener ? Je vous prie que ce soit dans un lieu chaud. — C’est au château de Vincennes. — Hé bien ! allons ; » et il va à l’autre bout de la galerie pour ouvrir la porte qui conduit à l’appartement du cardinal : « Monsieur, vous ne pouvez sortir par cette porte, reprend Guitaut, car Comminges y est avec douze gardes. »

Pendant que Monsieur le Prince, très calme, fait ses adieux aux assistants, le prince de Conti n’a pas prononcé une parole. Guitaut vient d’introduire Comminges et les gardes, qui s’engagent dans un escalier dérobé aboutissant à une petite porte du jardin ; et Monsieur le Prince, au moment de le suivre, songe aux assassinats du siècle précédent : « Comminges, vous êtes homme d’honneur et gentilhomme, n’ai-je rien à craindre ? » Conti descend derrière Condé les degrés du petit escalier ; avec lui, Longueville, qui souffre d’une jambe, avance en trébuchant, soutenu par deux gardes. Les trois princes sont bientôt à la porte du jardin donnant sur la rue. Guitaut l’ouvre, et le carrosse qui attend les emmène, avec Comminges et quelques gardes, à la porte Richelieu. Il faut sortir de la ville par là presque au coin de la rue de Richelieu et du boulevard actuel des Italiens : — comment traverser Paris avec cette proie, changer de voiture ? Sous la nuit qui tombe, et par les chemins affreux, le nouveau carrosse, escorté par le comte de Miossens (le futur maréchal d’Albret) et une compagnie des gardes, roule dans la direction de Vincennes, verse près de Saint-Antoine-des-Champs, aujourd’hui l’hôpital Saint-Antoine. Trois heures durant, les prisonniers attendent qu’on relève le carrosse. Mais nous ne savons si Conti rompit le silence, s’il eut la tentation de l’évasion possible, facile peut-être. Condé du moins l’eut certainement, engageant avec Miossens, son ancien compagnon d’armes, ce court dialogue : « Miossens, si tu voulais... — Je suis serviteur du Roi. — Je ne vous prie de rien. »

Ce n’est que vers neuf heures du soir que l’on atteignit le donjon de Vincennes. Pour passer la froide nuit d’hiver, une chambre sans lit, voûtée, aux grands murs nus en pierre de taille ! Pas de souper. Le maréchal de Rantzau envoie la moitié du sien. Tandis que les princes s’installaient « au Bois de Vincennes, » leurs gens, qui ne savaient rien encore, et commençaient à s’inquiéter, les attendaient toujours dans la cour du Palais-Royal.


III

Le lendemain matin, 19 janvier 1650, le prince de Conti dut trouver plus lugubre encore que la veille aux flambeaux, la chambre mal éclairée, où il était seul avec son frère. Longueville était enfermé séparément. Mauvais service, mauvaise chère ; des gardes-françaises à la porte du donjon, des gardes du corps dans la chambre ; et bientôt, pour commander la garnison, au lieu de Comminges, un rude maréchal de camp quinquagénaire, chien de garde choisi tout exprès par Mazarin.

Imprudence et faute d’un prisonnier qui s’ennuie ! Le lundi 8 mars, à dix heures du soir, il était couché sur son lit ; et, ne sachant comment distraire son insomnie, il s’amusait à lancer en l’air et à rattraper le pied carré d’un chandelier démontable en argent, lorsque ce lourd ballon improvisé lui est retombé pesamment sur le crâne. Blessure volontaire, si l’on en croit Lenet (mais on n’est pas obligé de le croire), qui raconte l’accident dans ses Mémoires, et faite dans un accès de désespoir. Le même Lenet raconte aussi, fort sérieusement, que le prisonnier fut tenté d’appeler le diable à son secours. Conti, pourvu dès l’enfance (pas cependant avant qu’il eût six ans !) de riches bénéfices, était M. l’abbé de Saint-Seine, M. l’abbé de Molesme, M. l’abbé de Grand-Selve, M. l’abbé de Saint-Denis, M. l’abbé de Lérins, M. l’abbé de Cluny, etc. Un prince-abbé échappant à ses gardes comme un sorcier de sabbat, quel scandale !

Le jeudi 11, le médecin Dupré lui a coupé le poil, arrosé la tête d’ « occirodin. » Il est revenu le vendredi 12, avec Guénaut : le Guénaut de Molière (Macroton de l’Amour médecin), qu’on appelle de tous côtés, qui parcourt à cheval ce Paris du XVIIe siècle, déjà « étrangement grand ; » le Guénaut de Boileau :

Guénaut, sur son cheval, en passant, m’éclabousse.

Le dimanche 3 avril, Guénaut et Dupré ordonnent une saignée. C’était la sixième en huit jours. Dupré et Guénaut s’adjoignent le lundi 4 deux autres médecins. Braver et Valot, les chirurgiens Lelarge et d’Alençay, et le chirurgien ordinaire Rollin. Tous ces messieurs haut coiffés examinent la tuméfaction, et, gravement, « opinent du bonnet à l’ouverture. » L’incision est pratiquée le mardi 5, « cruciale, large et longue de quatre travers de doigt. » Conti, dont les hémorragies nasales et les douleurs de tête ont été fort pénibles les jours précédents, souffre encore beaucoup, tandis que la plaie suppure et ramène la fièvre.

Il se rétablit assez vite, et put prendre l’air chaque jour sur la terrasse du donjon. C’était une faveur qui fut refusée à Condé jusqu’au 27 avril, et dont il abusa, lorsqu’il l’eut obtenue, puisque les duchesses de Chevreuse et de Montbazon se vantèrent devant le ministre Le Tellier, d’avoir vu Monsieur le Prince « faire signe du mouchoir » avec « force révérences. » Le gouverneur de Vincennes ne se représentait pas Conti, malingre et à demi bossu, descendant le long d’une corde et gagnant la campagne. Au contraire, malgré la hauteur vertigineuse, — on compte deux cent quarante-cinq marches de la plate-forme au sol, — il se méfiait du vainqueur de Rocroi. Lorsque le cadet, se sentant, au milieu de ses malheurs, un renouveau de piété, avait demandé l’Imitation de Jésus-Christ : « Quant à moi, s’était écrié l’aîné, tout ce que je demande, c’est l’imitation de M. de Beaufort. » En 1648, ainsi que le savent les lecteurs d’Alexandre Dumas, le duc de Beaufort, petit-fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, avait passé de la galerie couverte établie sur le mur d’enceinte, dans le fossé.

Non non, Conti ne s’amuse guère ; Conti s’ennuie, et combien ! si l’on en juge par l’étrange demande qu’il fait « de deux Jésuites pour s’enfermer avec lui et lui aider à se divertir, ou pour le moins un, » et que ce soit le Père Talon, son confesseur. Demande moins étrange après tout qu’on ne serait tenté de le croire, si le Père Talon garde dans la conversation la verve cocasse de sa formidable Histoire Sainte en quatre volumes in-folio. Avec quelle familiarité éloquente et hardie il y interpelle les héros bibliques !

— « Adam, qu’avez-vous fait ? Pourquoi est-ce que vous vous cachez ? Avez-vous avalé ce morceau qui depuis nous a tous empestés ? »

— « Courage, Joseph, c’est une femme qui vous attaque et vous sollicite ; elle (Mme Putiphar) est légère, soyez constant ; elle a de l’artifice, ayez de la prudence ; elle est hardie, soyez généreux ; elle court, fuyez ; elle flatte, dédaignez-la ; elle demande, refusez-lui ! »

A défaut d’un Jésuite, le prince se contenterait d’un séculier comme l’abbé de Roquette, grand-vicaire de ses abbayes.

Il propose aussi de se « nourrir » à ses frais. Mais M. de Bar ne le permettra jamais ; car les princes, dit-il, « prendront la mesure si juste, qu’il ne restera rien pour les gentilshommes et gardes qui sont auprès de leurs personnes ; et, comme ils sont sous ma charge, je ne consentirai jamais à leur abstinence, tant que j’aurai du pain... D’ailleurs Sa Majesté, pour faire cela aux dépens des prisonniers, sera obligée d’user de contrainte contre les fermiers et intendants de leurs maisons. »

M. de Bar n’avait pas tort ; on en eût pu dire autant des princes, s’ils avaient assumé la charge de leur table. Il leur en eût coûté, pour se nourrir eux-mêmes et défrayer les officiers qui les servaient, cinquante livres par prince et par jour (deux cents francs de 1913), et encore avec une table réduite : « deux plats à Messieurs les deux princes frères, potages et viandes bouillies, rôties, grosses et menues et quatre plats de fruits, et un plat à M. de Longueville qui était à part. » DubuissonAubenay, maître d’hôtel du Roi, à qui nous devons ce détail, raconte aussi que, « l’argent du Roi venant à manquer, le sieur de Bar en fournit du sien pendant quelques jours, au bout desquels il dit aux officiers du Roi qu’ils fissent leur avance ce jour-là en attendant qu’il lui vint de l’argent : ce que n’ayant voulu faire, il fit faire la cuisine de son argent par ses propres valets, et voulut que les officiers du Roi portassent ladite viande aux princes à leur ordinaire ; ce qu’eux refusant pour n’être responsables de ladite viande, s’il en arrivait accident, il se mit en grosse colère et frappa de son épée le plus résolu et apparent desdits officiers sur la tête, où il fit contusion et entamure. »

Ce crime de lèse-office émut tellement les officiers du Roi au Palais-Royal, que Louis XIV dut dépêcher au gouverneur de Vincennes le sieur du Cormier, maréchal des logis de ses gendarmes, maître d’hôtel en quartier, et l’écuyer Beaudoin.

Le prince de Conti fut autorisé au mois de juin, non seulement à se promener sur la plate-forme du donjon, mais encore dans le petit parc des daims et la, cour du château. C’était de promenades plus lointaines qu’il rêvait, un voyage aux eaux de Bourbon. Mazarin trouva la demande ridicule ; il craignait qu’une fois à Bourbon, le prince n’interrompit sa cure pour se jeter en Berri, dans la forteresse de Montrond, qui appartenait à son frère.

Conti finira-t-il par sortir de prison sur ordonnance des médecins ? Il a eu des palpitations de cœur en mai, des évanouissements en juin ; en juillet, on a proposé au Parlement de le mettre en liberté « à cause de son indisposition. »

A défaut des médecins, d’anciens amis ou des partisans des princes cherchent depuis longtemps à le tirer du « Bois de Vincennes. » Pendant l’hiver, on avait surpris M. de Beaufort, « en habit déguisé, » essayant d’approcher de la place par les jardins, « se coulant sur le ventre. » On le reconnut heureusement ; sans quoi, il eût été « traité comme un espion. » Et cependant quelques semaines plus tard, rentré en grâce auprès de Mazarin, et opposé à la liberté des princes, il avait dit à leur mère « qu’il la voulait servir, mais qu’il fallait obéir au Roi, » ce qui lui avait valu cette réponse si sévère et méritée : « Plût à Dieu, Monsieur, qu’en lui obéissant, je pusse trouver mon compte et ma sûreté, tout autant que vous y avez trouvé le vôtre en ne pas obéissant. »

Vers le même temps, un complot avait été ourdi par Gourville, le factotum de la maison de Condé. Des soldats du château, sensibles au prestige militaire de Monsieur le Prince, et non moins sans doute à l’appât de quatre cent mille livres promises par Madame la Princesse douairière, devaient, le dimanche 13 février 1650, tandis que le gouverneur et les officiers seraient à vêpres, barrer les portes de la chapelle au moyen de pièces de bois passées d’un jambage à l’autre dans des anneaux établis d’avance, et crier : « Liberté ! Liberté des princes, et deux cent mille francs à distribuer à ceux qui la leur voudront procurer ! » Un des conjurés, pris de scrupule, avait fait manquer l’affaire en révélant tout, par un billet anonyme, au pénitencier de Notre-Dame.

Le billet expliquait qu’aussitôt après l’arrestation de M. de Bar, la garnison du château forcerait les portes du donjon, et qu’un gros de cavalerie dissimulé au dehors recevrait les princes et les escorterait dans leur fuite. De fait, on sut que quelqu’un « avait proposé au locataire d’une maison appartenant au receveur de Saint-Maur, située au Port-au-Plâtre, de passer un escadron la nuit, et demandé combien il passerait de cavaliers à la fois. »

Un autre complot avait été découvert pendant l’été : deux valets, à l’instigation de plusieurs habitants de Saint-Maur, tentaient de débaucher la garnison. Entreprise peu aisée avec un gouverneur tel que M. de Bar. Il avait déclaré aux princes dès la première affaire : « Si vous songez. Messieurs, à obtenir votre liberté autrement que par les ordres du Roi, cela ira mal. Je suis homme à préférer mon honneur à toute autre considération. » Après l’accident du bougeoir, il avait refusé de laisser le prince de Conti loger en dehors du donjon, dans la capitainerie.

Précaution inutile. Trompant les yeux d’un tel cerbère, une correspondance clandestine s’était établie entre les prisonniers et leurs partisans. Les marges des in-folio, sur grand papier que lisait Condé se couvraient de son écriture. Grâce à un bâton d’encre de Chine et à quelques tuyaux de plume cachés sous son col, les marges se transformaient en billets chiffrés, quittaient le donjon. M. de Montreuil, secrétaire du prince de Conti, qui avait obtenu la permission de rester à Paris, à l’hôtel de Condé (situé sur l’emplacement du théâtre actuel de l’Odéon), « conduisait tout ce commerce. » Il fut un peu plus tard mis à la Bastille.

Les billets entraient et sortaient dans des bouteilles de vin à double fond ou dans des écus à vis. Par une petite ouverture, des gardes, complices du dehors, passaient les bouteilles à d’autres, complices du dedans. Les écus truqués, mêlés à ceux que l’on envoyait aux princes pour leur jeu, leur étaient remis par M. de Bar lui-même dans toute l’innocence de son âme. La nuit, à l’abri de leurs couvertures, derrière le rempart de leurs in-folio, sous la protection de rideaux bien tirés, les princes lisaient les réponses, au nez de leurs surveillants.

Condé et Conti furent plus habiles ou plus heureux que Longueville, qui, logé dans une autre chambre, usait de semblables finesses. Un soir du mois d’août 1650, M. de Bar, persuadé que le duc entretenait des intelligences avec ses partisans, et fort étonné de n’avoir rien trouvé dans les poches de ses vêtements qu’il venait d’explorer, s’approcha du lit où le prince était couché, et fît une perquisition. Il trouva sous son aisselle un chiffre, un porte-crayon avec plusieurs morceaux de crayon et un morceau de cire d’Espagne, un cachet d’argent, deux petits billets, dont l’un u désapprouvait le dessein de se servir des Espagnols pour prendre un poste » en Normandie, gouvernement du duc de Longueville. Tout un matériel de bureau, tout un courrier entre la peau et la chemise ! On peut encore en lire l’inventaire officiel, et, semble-t-il, inédit.

Cette correspondance, certaines conversations calculées de M. de Bar, les visites des médecins et des confesseurs, avaient-elles appris quelque chose aux princes ? Connaissaient-ils les événements qui avaient suivi leur arrestation : Paris allumant des feux de joie ; la garnison de Damvilliers en Lorraine abandonnant le service du prince de Conti pour celui du Roi ; Mme de Longueville, après des aventures inouïes, se réfugiant à Stenay, que M. de La Moussaye conservait à Monsieur le Prince ; les deux princesses de Condé, la douairière, Charlotte de Montmorency, et la jeune, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, se retirant au château de Chantilly ? La Reine y avait dépêché un gentilhomme avec des compagnies des gardes, afin de s’assurer que Claire-Clémence ne partait pas pour le Berri, l’un des gouvernements de son époux, avec son fils, le petit duc d’Enghien. Mais celle-ci, feignant d’être malade, avait laissé à sa place. dans son lit, une jeune Anglaise qui reçut l’envoyé de la Reine en présence d’un faux petit duc d’Enghien. Elle avait fui par une porte de derrière avec le véritable, parcouru quatre-vingts lieues, atteint, dans un carrosse gris à six chevaux escorté de trente cavaliers, Menetou, dernière étape avant le nid d’aigle de Montrond.

Bientôt elle s’évada de Montrond, où elle avait invité et mis sous clef, au retour d’une chasse, les officiers de la petite ville de Saint-Amand, tandis qu’ils prenaient une collation dans la grande salle.

De nouveau par les chemins, en quête des ducs de La Rochefoucauld et de Bouillon ; chez eux, dans leurs châteaux de Verteuil près de Ruffec, puis de Turenne près de Tulle ; fuyant devant les troupes royales en marche, elle était entrée à Bordeaux, qui, révolté l’année précédente et soumis cette année même, se souleva encore pour l’acclamer.

De cet extraordinaire roman de cape et d’épée, les princes ne laissaient pas d’avoir quelque notion. Lorsque le chirurgien d’Alençay le trouvait tout occupé du soin de ses pots de fleurs, Condé disait gaiement : « Qui aurait cru que j’arroserais des œillets, pendant que ma femme fait la guerre ? »

Ce qui importe plus à la liberté des princes que cette « guerre des femmes » en Guyenne, c’est l’avance espagnole en Champagne. Turenne, hélas ! à la tête d’un corps ennemi, est vainqueur à Rethel, à Chateau-Porcien, à Fismes (26 août 1650) ; Boutteville, le futur maréchal de Luxembourg, pousse jusqu’à La Ferté-Milon avec l’avant-garde d’Espagne. Quelques nouvelles victoires, et les deux Français en armes contre la France seront sous les murs de Paris, ils ouvriront eux-mêmes aux princes la porte du donjon.

Heureusement pour la France et pour l’honneur des princes, ce ne fut pas la main de l’ennemi qui les tira de leur prison. Le 30 août 1650, le bac de Conflans accostait la rive gauche de la Seine avec deux carrosses empruntés à Macé Bertrand, sieur de La Bazinière, trésorier de l’Epargne, et à Bordier, conseiller au Parlement, sous prétexte d’éloigner de Paris le petit duc de Valois, frère de Louis XIV, à cause de l’approche des ennemis. Condé, Conti et Longueville étaient assis dans le premier car- rosse, celui de La Bazinière.

Parties de Vincennes à onze heures du matin, les deux voitures escortées de cinquante chevaux et du répriment d’infanterie de M. de Bar, emmenaient les princes et leur suite loin de l’envahisseur. Elles s’arrêtèrent le soir tout près de Montlhery, à Marcoussis, où apparut dans un fond, dominé par une colline, un château féodal du temps de Charles VI. Avec l’ouvrage avancé qui en défendait l’accès, avec ses larges fossés pleins d’eau, les quatre grosses tours rondes et pointues qui la flanquaient aux quatre angles, le donjon qui élevait, au-dessus de la porte, la guérite du guetteur, son pont-levis et sa herse, la formidable bâtisse, en cette fin de journée, devait présenter à ses nouveaux hôtes un aspect quelque peu rébarbatif et farouche. Le garde des sceaux avait eu raison d’écrire au cardinal que Marcoussis n’était pas « moins fort que la Bastille. »

Le coadjuteur cependant aurait préféré la Bastille, Mazarin le Havre. Le duc d’Orléans eût voulu confier les princes à l’une de ses créatures. Il les enfermait volontiers à Marcoussis qui était dans son apanage ; car chaque parti prétendait « tenir en laisse ces. lions, » pour les montrer de loin, quand ses rivaux « voudraient faire les mauvais. »

Conformément aux ordres de Son Altesse Royale, Condé et Conti furent loges dans la même chambre. Cette chambre et celle de Longueville faisaient partie des appartements de l’amiral de Graville, seigneur de Marcoussis au XVe siècle ; les fenêtres à meneaux donnaient sur les jardins et le petit parc. Cinq cents hommes occupèrent le reste du château ; des sentinelles furent placées dans le parc ; six pièces de canon montées sur les tours et la plate-forme de la petite bastille constituant l’ouvrage avancé du château. Bar compléta ces mesures de précaution en faisant « des murements de portes et de fenêtres et autres ouvertures. » Les fenêtres qui regardaient le parc ne furent pas aveuglées, mais de l’Arsenal, on apporta des grilles, et les lions se trouvèrent en cage.

Mazarin s’apprêtait à les transférer au Havre. Leurs amis comptaient ne pas lui en laisser le temps. L’un d’eux se rendit près de Marcoussis, au quartier des troupes qui devaient former l’escorte. Il offrit à un officier dix mille pistoles et l’amitié de MM. de La Mothe et de Richelieu. C’est Le Tellier qui l’écrivit lui-même à Mazarin le 4 septembre 1650.

Cependant Monsieur le Prince recevait souvent de l’argent et des pierreries « pour récompenser ceux qui le servaient au-dedans de sa prison. » Des gens achetés cachaient, en faisant son lit, dans sa paillasse, des poignards et des pièces de pou-de-soie pour confectionner une corde ou même une échelle. Il se frottait les yeux, qui devenaient rouges, et il demandait un remède à son chirurgien d’Alençay. Le chirurgien comprenait ; il envoyait une poudre, de la poudre d’encre sympathique ; et, lorsque Madame la Princesse et le jeune duc d’Enghien furent autorisés à écrire, les lettres parurent aussi insignifiantes que le pouvait désirer le geôlier le plus scrupuleux. M. de Bar ne soupçonnait pas que, sur les marges, étaient écrits à l’encre invisible par Pierre Lenet, conseiller d’Etat, et charge des affaires de Monsieur le Prince, les avis indispensables et les plans d’évasion.

Claude Joly, dans un ouvrage sur la prison et la liberté de Condé, paru en 1651, expose un projet d’évasion, qui ne serait pas mauvais pour le troisième acte d’un drame de la Porte Saint-Martin. Représentons-nous la chambre des princes. Au fond, sous la fenêtre à meneaux, le fossé plein d’eau ; sur l’eau, un bateau de cuir bouilli amené par un conjuré ; de l’autre côté de l’eau, un corps de garde de quatorze soldats, quatorze soldats gagnés. Dans l’antichambre, sept gardes veillent ; mais quatre sont achetés. Les quatre achetés désarment, et, au besoin, assomment les trois autres. Avec la complicité des soldats de la terrasse, les princes, armés des poignards cachés dans la paillasse, se débarrassent des gardes de la chambre ; ils descendent par la fenêtre, se jettent dans le bateau, traversent le fossé. Un homme sûr, posté au bord, les remonte jusqu’à lui au moyen d’une corde, et un régiment, commandé par le duc de Nemours, les reçoit à vingt pas de là et protège leur fuite. Bar éventa le complot. Il fit « une grande réprimande » aux gardes, en ajouta trois nouveaux dans l’antichambre, eut une explication hardie avec Condé qui « voulut tourner l’affaire en risée, » mais avertit en toute hâte ses amis de la remettre à plus tard.

Du reste, si l’on transférait les princes au Havre, leurs partisans comptaient sur les hasards de la route. Quatre espions étaient sans cesse aux écoutes dans le château pour révéler le jour du départ et la destination du convoi. Etait-ce le Havre ? Le marquis de Chamboy qui « était à M. de Longueville » et avait le gouvernement du Pont-de-l’Arche, se tenait sur la route, guettant le carrosse, à la tête de quatre cents chevaux. Etait-ce Amboise ? La garnison du Montrond viendrait à leur rencontre. Et M. de Bar tremblait de voir les princes s’accommoder avec Mazarin sans qu’il eût obtenu les faveurs qu’il convoitait, l’abbaye d’Issoire pour un de ses fils, l’abbé d’Etain, et, pour lui-même, le gouvernement de Doullens ! Et le duc d’Orléans soupçonnait Mazarin de négocier secrètement avec les princes !

Sur ces entrefaites, la Reine et Mazarin, qui assiégeaient Madame la Princesse dans Bordeaux, signaient la paix avec elle le 1er octobre 1650. Madame la Princesse se retirait d’abord à Milly, la maison de son frère, le maréchal de Brézé, près de Saumur, puis à Montrond. Tandis que la Cour rentrait à Paris le 15 novembre, l’archiduc Léopold-Guillaume, gouverneur des Pays-Bas, se remettait en marche. Déjà depuis quelque temps, M. de Bar, ne croyant plus au complot de Marcoussis, avait retiré de l’antichambre des princes les trois nouveaux gardes, et Condé en avait averti ses partisans. La conjuration s’était reformée.

Mais, le 14 novembre, deux carrosses à six chevaux et deux charrettes du Roi et de la Reine, un carrosse de louage, à six chevaux également, et trente chevaux de selle étaient arrivés à Marcoussis. On allait transférer les prisonniers à la citadelle du Havre.

Le convoi s’ébranla le 15, escorté d’un corps de cavalerie. A Versailles, près du château, l’élégante gentilhommière de Louis XIII, le carrosse des princes, eut la même mésaventure que celui qui les avait conduits à Vincennes : il versa, et l’on ne repartit que le lendemain.

Quatre mulets attendaient, dont deux pour porter les trois lits des princes et « trois garçons tapissiers pour servir à tendre et détendre lesdits lits à chaque couchée. »

La traversée de la Normandie, gouvernement du duc de Longueville, était particulièrement dangereuse. Mazarin, pour défendre les princes contre le zèle de leurs amis, avait commandé Henri de Lorraine, comte d’Harcourt, et huit cents chevaux. Cette présence du comte d’Harcourt n’était agréable ni aux prisonniers, ni à celui qui en avait la garde. En le voyant, Condé, dans le carrosse où il était assis avec Conti et Longueville, traduisit son impression par quelques rimes d’une épigramme que Boileau trouvait fort plaisante. (Est-elle si plaisante que cela ?)


Cet homme gros et court,
Si connu dans l’histoire,
Ce grand comte d’Harcourt,
Tout couronné de gloire,
Qui délivra Casal et qui reprit Turin,
Est maintenant recors de Jules Mazarin.


Quant à M. de Bar, il enrageait, se plaignait au cardinal, prenait prétexte de son déplaisir pour demander de l’avancement. RI. le comte d’Harcourt, écrivait-il, « m’ôtant le principal honneur de la conduite de Messeigneurs les princes, faites m’accorder, s’il vous plaît, Monseigneur, celui des provisions de lieutenant général. Il en a été beaucoup fait depuis trois mois. »

Les instructions royales recommandaient d’arriver chaque soir de bonne heure au gîte, et il y avait dans le convoi des princes, si l’on en croit Dubuisson-Aubenay, un chariot chargé de « portes, fenêtres, barres et verrouils pour la sûreté de leurs logis d’une nuit. »

Ils logèrent le 18 à Notre-Dame-de-Grâce, le 19 à Ailly, le 20 à Rouville-d’AIizay devant Pont-de-l’Arche, le 21 à Blainville-les-Rys-sur-AndelIe, le 22 à Saint-Jean-du-Cardonnay, le 23 à Yvetot, le 24 à Saint-Jean-les-Bolbec, le 25 à Courmoulins près de Harfleur. Le voyage avait duré onze jours. C’est seulement le 26 novembre 1650 que l’on atteignit le Havre.

Un peuple nombreux, plein d’admiration pour Condé, de sympathie pour les princes, attendait de chaque côté de la rue Sainte-Catherine. Mais les carrosses prirent une autre rue, se rendirent droit à la citadelle qui dressait sa lourde masse au bord de la mer.

Dans cette nouvelle prison, M. de Bar ne se montra pas moins méfiant que dans les précédentes. Ni lui, ni ses gardes n’entendaient le latin ; cette ignorance l’inquiétait. Si le prêtre qui disait la messe des princes allait mêler à ses Dominus vobiscum quelque dangereux secret ! A Vincennes, du moins, il avait pu s’adjoindre quelques latinistes. Mais l’homme était ingénieux. Il imagina, pour écarter le péril, le moyen le plus simple, le plus pratique et le plus imprévu. Il supplia le cardinal d’obliger le prêtre à dire sa messe en français ! Il n’était que d’y songer.

Les prisonniers aussi étaient ingénieux, et ils ne manquèrent pas de tromper la surveillance de leur prudent geôlier. Cet excellent M. de Bar, si précautionneux, n’y comprenait plus rien.


IV

Lorsque les princes avaient quitté Marcoussis, ils étaient préoccupés de la santé de leur mère qui s’était retirée au château de Châtillon-sur-Loing, chez sa cousine, Mme de Châtillon, et ils avaient demandé que leur transfert au Havre lui fût caché. Quelques jours avant leur départ, Conti lui avait écrit :


« Madame,

Lia continuation de votre mal me met en une peine que je ne puis vous exprimer. J’aurais au moins quelque consolation, si je vous pouvais rendre les services que je vous dois. Je vous supplie très humblement, Madame, d’être persuadée que je croirais ma vie bien employée, si je la pouvais mettre pour votre guérison, et que je serai éternellement, avec tout le respect, la passion et l’obéissance que je dois, votre très humble, très obéissant et très obligé fils et serviteur.

ARMAND DE BOURBON. »


Vers le milieu de décembre, le Père Boucher, Jésuite, fut autorisé à pénétrer dans la citadelle. Il venait annoncer aux deux frères la mort de la pauvre femme.

Cette mort rendait les princes héritiers de grands biens, mais leur enlevait une alliée dévouée et puissante. Au début de la captivité, elle avait promis quatre cent mille livres pour le complot dont le succès avait tenu à si peu de chose. Le 27 avril 1650, elle était venue présenter une requête au Parlement. Postée dès cinq heures du matin avec sa sœur, la duchesse de Ventadour, avec sa cousine la duchesse de Châtillon, les marquis de Saint-Simon et de Fors, « au parquet des huissiers, à qui elle avait fait donner douze pistoles,» elle avait salué tous les conseillers et présidents qui entraient à la Grande Chambre, elle était « allée par toutes les Chambres des enquêtes, faisant la requête verbalement, disant qu’elle demandait justice contre le cardinal Mazarin, qui détenait injustement ses enfants et opprimait toute sa maison, et demandant sûreté dans Paris pour y demeurer et entendre aux affaires de sadite maison. » Le 2 décembre, presque à l’agonie, elle avait envoyé un gentilhomme à la Reine « pour l’assurer qu’elle mourait sa très humble servante, comme elle avait toujours été, et qu’elle la conjurait par les entrailles de Jésus-Christ de vouloir avoir pitié de ses enfants, et qu’elle ne désirait tenir leur liberté que de Sa Majesté seule. »

Plus d’un ami, plus d’un partisan ou d’un ambitieux travaillaient à la liberté des princes. L’assemblée du Clergé, considérant Conti comme l’un des siens, quoiqu’il ne fût ni prêtre, ni même sous-diacre, le réclamait. Madame la Princesse s’était adressée au Parlement en faveur de Condé ; la noblesse normande avait failli se soulever, donner la main à un corps de mille Espagnols qui auraient débarqué entre Granville et Cherbourg. Tout un plan se dessinait à Paris dans l’imagination de deux grandes dames. La Palatine Anne de Gonzague de Clèves, fille de Charles de Gonzague, duc de Mantoue et de Nevers, et de Catherine de Lorraine, et femme du comte Palatin, et Louise de Lorraine, marquise de Rhodes, nièce de la duchesse de Chevreuse, avaient formé le projet de réconcilier Mme de Chevreuse avec les princes. Mlle de Chevreuse, fille de la duchesse, épouserait Conti ; elle détacherait de la Cour le coadjuteur, sur qui elle avait tout pouvoir. Un violent effort serait tenté contre Mazarin, dont l’impopularité croissait, malgré la victoire remportée par les troupes royales sur Turenne, à Rethel.

La Palatine et Mme de Rhodes se rendirent chez Mme de Chevreuse, rue Saint-Thomas-du-Louvre. On sait quels miracles opérait « la douce éloquence » d’Anne de Gonzague. Bossuet l’a proclamé dans la chaire du Val-de-Grâce, « tout cédait au charme de ses entretiens. » La duchesse de Chevreuse céda, elle aussi, d’autant plus aisément que sa fille voulait être princesse du sang, et lui « faisait honte de ses hésitations. » Le coadjuteur l’approuvait. La duchesse vit les délégués des prisonniers au Havre : elle proposa, outre la liberté des princes, la main de Mlle de Chevreuse et le gouvernement de Guyenne pour Conti ; pour le coadjuteur, le chapeau ; l’exil pour Mazarin, qui serait remplacé par Châteauneuf, vieux ministre du temps de Richelieu.

Tout en ménageant la réconciliation des princes et de Mlle de Chevreuse contre Mazarin, la Palatine conseillait à Mazarin de s’entendre avec les princes. Mazarin ne sut pas se décider à temps. Lorsque, le 2 février 1651, il envoya en ambassade au Havre le maréchal de Gramont et le ministre Lionne, l’occasion était déjà perdue.

Depuis trois jours, un traité, signé chez la Palatine, unissait contre lui les prisonniers à ses nouveaux ennemis. Sans analyser ce document et ses annexes, disons seulement que les princes devaient sortir de prison ; le duc d’Orléans faire entrer au Conseil les gens qu’il lui plairait ; le duc d’Enghien (fils de Monsieur le Prince, et qui était âgé de huit ans), épouser une des filles du duc d’Orléans ; et le prince de Conti, Mlle de Chevreuse.

Le duc d’Orléans demanda bientôt au Parlement la liberté des trois captifs du Havre et le renvoi du cardinal. Fort de ses pouvoirs de lieutenant-général du Royaume, il arma les bourgeois de Paris, leur confia la garde des portes de la ville. Mazarin n’eut plus qu’un désir : s’échapper.

Dans la nuit du 6 au 7 février 1651, six hommes, une casaque rouge sur le dos, sur la tête un chapeau à plumes, sortirent chacun par une porte différente de Paris. Celui qui se présenta à la porte Richelieu vers onze heures du soir, accompagné de cinq serviteurs, était Mazarin. Les autres hommes rouges devaient donner le change aux poursuivants, s’il en survenait. Une escorte de deux cents chevaux attendait le cardinal. Il s’arrêta à Saint-Germain, à Pont-de-l’Arche ; il se dirigeait vers le Havre. Le 9 février, le Parlement le chassait de France, ainsi que sa famille. Le 10, la Reine, qui eût voulu s’éloigner de Paris, mais qui ne le pouvait pas, se laissa arracher l’ordre de délivrer les princes. La Rochefoucauld, le président Viole partirent le 11 avec le secrétaire d’État La Vrillère qui portait l’ordre de la Reine.

Averti par Anne d’Autriche, Mazarin les devança.

Les princes entendirent le 13 février, dans leur prison du Havre, le canon des forts et des vaisseaux qui saluait l’entrée de Mazarin. La porte de leur chambre s’ouvrit, le cardinal était devant eux ; il avait encore ses bottes et son manteau de voyage. ll les salua, et Bar se mit à lire la lettre par laquelle la Reine lui commandait d’exécuter tout ce que prescrirait le cardinal. Conti et Longueville, simples figurants à côté des premiers rôles, Condé et Mazarin, pouvaient goûter l’ironie de la situation : Mazarin apportant la liberté au nom de la Reine ; demandant à Monsieur le Prince son affection pour le Roi, pour la Reine et pour lui ; Monsieur le Prince ne refusant ni les protestations de dévouement au service du Roi, ni les assurances d’attachement à la personne du cardinal.

Un dîner, — il était dix heures du matin, — réunit les captifs et leur libérateur forcé, quatre convives qui burent, avec une sincérité qu’on imagine, à la santé les uns des autres. Les princes se levèrent de table. Le canon tonnait maintenant en l’honneur de leur délivrance. Il y avait dehors, pour eux, un carrosse du maréchal de Gramont. Conti et Longueville s’y installèrent, tandis que Condé, demeuré dans la citadelle, écoutait les justifications de Mazarin. L’attente fut longue. Enfin les deux retardataires parurent : le cardinal, doux et humble, suivit Condé jusqu’à la portière, s’inclina très bas au moment où l’attelage s’ébranlait, et un grand éclat de rire répondit du fond de la voiture.


V

Dans cet ilôt de constructions qui séparait, au XVIIe siècle, le palais des Tuileries du Louvre de Pierre Lescot, et que remplace de nos jours la place du Carrousel, la rue Saint-Thomas du Louvre était une des plus aristocratiques de Paris. Avant d’aboutir, entre deux églises collégiales, Saint-Nicolas et Saint-Thomas, à la rue des Orties, tracée parallèlement à la Seine, derrière la grande galerie du Louvre qui regarde la rivière, elle descendait de la rue Saint-Honoré entre deux rangées d’hôtels magnifiques. Tout près de la rue du Doyenné, à côté de l’hôtel de Rambouillet, où, dans la fameuse chambre bleue, Julie d’Angennes, « l’incomparable Arthénice, » tenait bureau d’esprit, se dressait, illustré de pilastres, de médaillons et de statues, le haut portail de l’ancien hôtel de La Vieuville, devenu en 1622 l’hôtel de Chevreuse. Les façades de l’ample cour carrée n’étaient pas moins ornées que le portail. Des combles élevés montaient derrière les lucarnes à fronton de pierre. Un vaste jardin étalait ses parterres sous les fenêtres de l’Ouest, et les passants de la rue Saint-Nicaise en longeaient les grilles.

A la fin du mois de mars 1651, l’hôtel de Chevreuse était livré aux décorateurs. Parmi les tapisseries dont il se « parait superbement, » on admirait « le Scipion, le Pâris et une de verdure relevée d’or : » « trois tapisseries qui sont à moi, » disait en gémissant Mazarin, dans sa triste chambre du château de Bouillon dans les Ardennes, où il attendait un passeport de l’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas, pour se rendre en Allemagne. Les frondeurs les lui avaient confisquées en 1649, et, — maigre consolation pour le propriétaire dépouillé, — Mme de Chevreuse les avait achetées trois cent mille livres au-dessus de leur valeur. M. Louis Batiffol cite dans son beau livre, la Duchesse de Chevreuse, la lettre de Mazarin, à laquelle nous empruntons ces détails.

Ces splendeurs étaient destinées à fêter le mariage de Mlle de Chevreuse avec le prince de Conti. A peine sortis de la citadelle du Havre, après l’entrée triomphale dans Paris, la joie publique, les cris et les feux, après le froid accueil de la Reine, le souper chez le duc d’Orléans, le jeu chez le maréchal de Gramont, la séance solennelle du Parlement, Monsieur le Prince et le prince de Conti s’étaient rendus à l’hôtel de Chevreuse. Là Mme de Chevreuse avait rendu à Condé l’original de la convention par laquelle Conti s’engageait à épouser sa fille, ne voulant pas abuser, disait-elle, d’une promesse extorquée à un prisonnier. Condé avait laissé le papier et renouvelé l’engagement.

Quelques jours plus tard, les deux frères avaient assisté, en ce même hôtel de Chevreuse, à la représentation de Nicomède, la nouvelle tragédie de Corneille, d’autant plus applaudie qu’elle contenait des allusions à leur captivité :


Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est plus innocent :
On n’attend point alors qu’il s’ose tout permettre ;
C’est un crime d’État que d’en pouvoir commettre ;
Et qui sait bien régner l’empêche prudemment
De mériter un juste et plus grand châtiment,
Et prévient, par un ordre à tous deux salutaire,
Ou les maux qu’il prépare, ou ceux qu’il pourrait faire.


Condé, à cause du deuil de sa mère, partit avant le bal qui suivit la pièce ; mais Conti, aussi en deuil que son frère, demeura. Pouvait-il s’éloigner d’un bal où dansait sa fiancée ?

Cette fiancée, Charlotte de Lorraine, née du second mariage de Marie de Rohan avec le duc de Chevreuse, était une des parures de la Cour. En 1647, lorsque la duchesse de Chevreuse était revenue d’exil, les courtisans, qui se pressaient dans l’antichambre de la Reine pour contempler l’héroïne de tant d’aventures, n’avaient plus trouvé qu’un visage en ruines. Mais la duchesse de Chevreuse amenait sa fille. Les courtisans avaient été émerveillés de la belle figure, des beaux yeux de cette princesse de vingt-deux ans, — des yeux qui, « en se tournant vers ceux qu’ils regardaient, se paraient de je ne sais quel charme. » Avec peu d’agrément dans l’esprit, et « sotte jusqu’au ridicule, » Mlle de Chevreuse brillait de tout l’éclat que donne la mode.

Bien que son mariage fût un mariage politique, le prince de Conti « ne haïssait pas Mlle de Chevreuse. » Le 30 mars 1651, on racontait à Paris qu’il envoyait à sa maîtresse (comme on disait alors), un diamant de vingt mille livres et dix ou quinze mille louis d’or.

Cependant, le 14 avril, les noces n’étaient pas encore célébrées. Depuis longtemps déjà « le diable avait fait trouver » une parenté au quatrième degré entre le prince de Conti et Mlle de Chevreuse ; il fallait aller chercher les dispenses à Rome. Le beau prétexte pour retarder le mariage ! Un mariage, dont Mme de Sévigné aurait pu dire déjà ce qu’elle a dit plus tard de celui de la Grande Mademoiselle et de Lauzun, « une chose qui se fera dimanche et qui ne sera peut-être pas faite lundi. »

En douze jours, le fiancé n’était venu qu’une seule fois à l’hôtel de Chevreuse, et encore n’avait-il pas rencontré la jeune fille. Il pouvait charger le marquis de Crenan de porter ses excuses, offrir de signer immédiatement les articles du contrat, la duchesse croyait à une rupture prochaine. Son seul espoir était l’amour du prince.

Pourquoi l’attitude de Conti avait-elle changé ? Dans les pays étrangers, à la Gour, chez les princes mêmes, d’implacables ennemis menaçaient le bonheur des fiancés. Mme de Longueville, rentrée en grâce, ne pardonnait pas à Mme de Chevreuse l’arrestation des princes, ses frères et son mari, décidée l’année précédente, rue Saint-Thomas du Louvre. Ses rancunes allaient plus loin. Elle n’oubliait pas que le Garde des Sceaux, Châteauneuf, dont Mme de Chevreuse était l’alliée, avait, en 1632, condamné à mort son oncle, le duc de Montmorency. Enfin, grief moins pardonnable que tous les autres, elle redoutait on Mlle de Chevreuse une jeune rivale qui aurait le pas sur elle, — le pas, privilège si important alors, — lui arracherait l’amitié si soumise de son frère Conti. et, par sa beauté, l’éclipserait peut-être. Les discours de Mme de Longueville n’épargnaient pas Mlle de Chevreuse. Par malheur, la conduite de ladite demoiselle ne laissait que trop de prise aux médisances.

La Reine et le cardinal n’étaient pas plus favorables à l’union projetée. Anne d’Autriche faisait espérer à Monsieur le Prince que le Conseil serait composé selon ses vœux, promettait des gouvernements : pour lui, la Guyenne au lieu de la Bourgogne ; pour son frère, au lieu de la Champagne, la Provence. Peu à peu, elle gagnait Condé. Le 3 avril, il permit que les sceaux fussent enlevés à Châteauneuf, remis à Mathieu Molé. Le lendemain, au Luxembourg, chez le duc d’Orléans où Mme de Chevreuse et ses amis exhalaient leur indignation, il sut apaiser les violents qui voulaient « animer la canaille, » et ne parlaient de rien de moins que d’investir le Palais-Royal, enlever le Roi, jeter le nouveau garde des Sceaux par les fenêtres.

A mesure qu’il se détachait de Mme de Chevreuse, Condé tenait moins à devenir le beau-frère de sa fille. La Rochefoucauld a raconté, dans ses Mémoires, la visite de Monsieur le Prince au fiancé, « la conversation commençant par des railleries sur la grandeur de son amour, » finissant « par tout ce qui était le plus capable de dégoûter un mari ou un amant. » Le chapitre des mœurs de Mlle de Chevreuse offrait une ample matière aux critiques. On répétait dans le monde que la jeune fille donnait des rendez-vous au coadjuteur chez sa cousine, Mme de Rhodes, ce qui n’empêchait pas le coadjuteur de venir chaque soir à l’hôtel de Chevreuse et de ne s’en aller qu’entre minuit et une heure. On parlait des rivaux du coadjuteur, MM. de Caudale et d’Aumale, des fureurs de sa jalousie. Et quelle famille ! Mme de Montbazon, la grand mère, la mère, Mme de Chevreuse, scandalisant les compagnies par l’immoralité de leurs propos ; la petite-fille, Mlle de Chevreuse, intervenant dans les amours de sa mère ! On est tenté de demander, comme ce personnage de Molière : « Et que dit le père a tout cela ? » Le père, le duc de Chevreuse, septuagénaire et sourd, ne disait rien !

Le prince de Conti songea peut-être qu’il n’aurait pas la patience du vieux duc. Il remercia son frère. . Pourquoi ni Mme de Longueville, ni La Rochefoucauld ne l’avaient-ils averti ? Il n’épouserait pas Mlle de Chevreuse. Four colorer d’un prétexte honnête une rupture si offensante, les deux princes obtinrent que la Reine s’opposât au mariage, fît signifier à la mère et à la fille qu’il « n’était plus de saison. »

Le lundi, 15 avril 1651, le coadjuteur se trouvait à l’hôtel de Chevreuse, quand il vit entrer le président Viole fort embarrassé. Qu’avait donc le président ? « Il mangeait la moitié » de ses phrases. « Nous comprimes, raconte le coadjuteur, qu’il venait déclarer la rupture du mariage. Mme de Chevreuse lui répondit galamment. Mlle de Chevreuse, qui s’habillait près du feu, se mit à rire. » Accueil dont put se féliciter le président Viole, car les colères de Mlle de Chevreuse étaient redoutables. Lorsqu’elle s’y laissait aller, jupes, coiffes, gants, point de Venise, tout passait dans la cheminée au grand désespoir des caméristes. « Si elle avait pu mettre au feu ses galants, ajoutait le coadjuteur, elle l’eût fait du meilleur de son cœur. »

Selon l’usage de ce temps-là — et aussi du nôtre, — le président Viole assura que « l’affaire était différée sans être rompue, » et que les princes iraient voir Mme de Chevreuse « pour s’en expliquer mieux avec elle. »

La fâcheuse explication ! Condé fit remarquer à son frère qu’elle regardait « la partie la plus intéressée ; et que, pour lui, il ne pouvait plus voir » Mme, ni Mlle de Chevreuse, « par l’embarras que cela lui ferait. » Conti répliqua que la partie « la plus intéressée » en aurait encore davantage, étant « la plus engagée, » et que le soin de prendre « ces sortes de ménagements était une prérogative attachée au droit d’aînesse. Les compliments que se renvoyaient les deux frères tournèrent en plaisanteries, la discussion s’acheva par des rires ; et Mme de Chevreuse, privée du mariage, n’eut pas même la visite, ce qui ne contribua pas à apaiser son ressentiment.


VI

Pauvre Mlle de Chevreuse ! Elle n’eut pas à souffrir longtemps de la mortification de son mariage manqué ; sept mois après la rupture, elle mourut presque subitement, le 7 novembre 1652. Quelques mois plus tard, la paix de Bordeaux mettait fin à la rébellion connue sous le nom de Fronde des princes ; Conti rentrait en grâce auprès du Roi devenu majeur ; et, le 21 février 1654, il se laissait marier à l’une des plus jolies nièces de Mazarin, de nouveau ministre tout-puissant.

L’alliance ne flattait pas le prince ; il semblait peu touché de la beauté de sa fiancée, que la voix des courtisans proclamait « une merveille aux cheveux blonds ; » il « épousait, avait-il dit, le cardinal, et pas du tout une femme. » Mais la beauté, le charme, l’intelligence, les vertus, l’amour de la délicieuse Anne-Marie Martinozzi, qu’on épousait par convenance et intérêt, furent les plus forts. Tout de suite, elle aimait ce mari indifférent. Dès la première absence, elle lui écrivait : « Il faut que je vous dise encore que je vous aime de tout mon cœur, et que je me meurs d’envie de te voir, mon cher mari. »

Ce cher mari commença par se montrer fort libertin ; bientôt, il se convertit, et, de sa jeune épouse, « longtemps une honnête païenne, » il fit une chrétienne austère comme lui, et infiniment charitable.

Elle lui donna deux fils, Louis-Armand, qui, marié à Mlle de Blois, fille légitimée de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, mourut sans postérité en 1685, et François-Louis, le Grand Conti.

La lettre suivante donne une idée de ce qu’étaient, au lendemain des noces, les relations de l’oncle Mazarin, de sa nièce et de son neveu par alliance.

« Le Roi, écrivait Mazarin au prince de Conti, le 13 juillet 1656, a donné ordre à M. Valot de s’en aller en diligence pour prendre soin de la maladie de Mme la princesse, votre femme ; il est déjà parti, et il pourra être demain de bonne heure à Paris. Je suis en grande peine de son indisposition, car, outre l’amitié et la tendresse que j’ai pour madite dame, je sais que lui faisant l’honneur de l’aimer au point que vous faites, vous serez bien inquiet, tant qu’elle sera dans l’état où elle est à présent. J’espère que Dieu nous fera la grâce de lui rendre la santé. Cependant je vous rends de très humbles grâces des soins que vous avez la bonté de prendre pour elle et je demeure, etc. »


Ce prince de Conti, qui fut longtemps d’église, qui avait rêvé la pourpre romaine, songé sérieusement à entrer dans la Compagnie de Jésus ; qui entretint les troubles du Royaume par la guerre civile, et le scandalisa par ses désordres ; que convertit un janséniste, et qui fut mis par le cardinal, son oncle, à la tête des armées du Roi en Catalogne, puis en Italie, mourut en 1666, âgé de trente-sept ans, au château de la Grange des Prés, dans son gouvernement de Languedoc. Retz, en le qualifiant dans ces Mémoires de « zéro qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang, » s’est montré d’une malveillance parfaitement injuste. Le prince avait des défauts, mais des qualités plus nombreuses et très rares. Bussy, qui était un aussi bon juge que Retz, a tracé de lui un portrait, charmant, comme il savait les faire, où le prince apparaît doué des dons les plus précieux.

« Il avait la tête fort belle, tant pour le visage que pour les cheveux, et c’était un très grand dommage qu’il eût la taille gâtée : car à cela près c’était un prince accompli... Il avait étudié avec un progrès admirable. Il avait l’esprit vif, net, gai, enclin à la raillerie ; il avait un courage invincible ; et, s’il y avait quelqu’un au monde aussi brave que le prince de Condé, c’était le prince son frère : jamais homme n’a eu l’âme plus belle sur l’intérêt que lui : il comptait l’argent pour rien ; il avait de la bonté et de la tendresse pour ses amis. »

Sa femme vécut jusqu’en 1672. Depuis longtemps alors, la Cour et la Ville, comme Mme de Sévigné, ne voyaient plus en eux qu’« un saint et une sainte. »


LA FORCE.