Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions

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LES
PROBLÈMES BIBLIOGRAPHIQUES
ET LEURS SOLUTIONS

I. Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale. Auteurs, t. I, Aachs-Albyville ; Paris (Imp. nat.), 1897, in-8o de LXXXII-565 pages. — II. Catalogue général des Incunables des Bibliothèques publiques de France, t. I, Abano-Biblia. par M. Pellechet ; Paris (libr. Picard), 1897, in-8o de XVIII-602 pages. — III. Manuel de Bibliographie générale (Bibliotheca bibliographica nova), par Henri Stein ; Paris (libr. Picard), 1898, in-8o.

L’année 1897 aura été l’année de la bibliographie. À l’époque même où se réunissait la Conférence bibliographique de Bruxelles, était publié le premier volume du Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, marquant l’apparition de la plus grande œuvre bibliographique qui ait été entreprise, et Mlle Marie Pellechet offrait aux érudits le premier volume de son Catalogue général des Incunables des Bibliothèques publiques de France, produisant une œuvre que nous aurions tous crue, par les difficultés qu’elle présente et la somme de travail qu’elle exige, au-dessus de la force d’un érudit. Enfin M. Henri Stein nous donne une édition nouvelle, mise à jour, refondue et conçue sur un plan meilleur, de la célèbre Bibliographie des bibliographies de Petzhold. Tous les bibliothécaires et bibliographes savent depuis combien d’années cette œuvre était désirée.

I

Les problèmes bibliographiques ont existé de tous temps. Depuis la Renaissance et l’invention de l’imprimerie, ils se sont multipliés avec la production scientifique et littéraire de plus en plus féconde, de plus en plus variée et, comme nous le verrons plus loin, de plus en plus fragmentaire. On cite les répertoires et catalogues méthodiques — déjà — des bibliothécaires d’Alexandrie, les notices bibliographiques des grammairiens de l’Empire romain.

En 1498, le grand Alde Manuce faisait paraître son catalogue où les connaissances humaines sont divisées en cinq classes : Grammatica, Poetica, Logica, Philosophica, Sacra Scriptura. — L’on peut, en passant, faire observer de quelle curieuse lumière cette division éclaire l’état intellectuel de l’époque. — Mais quarante-cinq ans plus tard, Robert Estienne publiait un catalogue qui était déjà divisé en quatorze classes. Vers la même époque (1545) Conrad Gesner achevait d’imprimer le premier volume de sa Bibliotheca Universalis, dont peut se réclamer toute la bibliographie moderne.

Auprès de Gesner, l’histoire de la bibliographie doit faire une place à l’abbé Drouyn, docteur en Sorbonne, conseiller clerc au Parlement de Paris, qui, à la fin du XVIIe siècle, entreprenait une bibliographie universelle sur le plan le plus vaste. Son répertoire, qui est resté manuscrit, ne compte pas moins de 321 volumes. L’abbé Drouyn s’était associé des savans et des bibliographes français et étrangers. Son œuvre, telle que nous l’avons sous les yeux, contient un grand nombre de découpures de catalogues et de répertoires existans. Son intention était de les fusionner en les complétant. Quand il le pouvait, il donnait l’indication de la place que les livres occupaient dans les bibliothèques, particulièrement dans la bibliothèque du Roi. Tous ces détails sont curieux : l’abbé Drouyn a été le précurseur véritable et complet des promoteurs de l’Office bibliographique international de Bruxelles, dont nous parlons plus loin. Il poursuivait le même but, avec des moyens semblables. Il joignait à la description des livres des notices brèves sur la vie et le caractère des auteurs, sur l’ensemble de leur œuvre. Il transcrivait des morceaux de préfaces contenant des indications intéressantes ou utiles. L’œuvre de l’abbé Drouyn était admirablement comprise ; il l’a poussée très loin, mais il n’a pu la terminer. Et, une fois de plus, on doit admirer ce XVIIe siècle qui, dans toutes les branches de l’intelligence humaine, nous a donné des maîtres, jusque dans l’érudition avec du Cange et Mabillon, et jusque dans la bibliographie que l’on croit généralement une science toute moderne.

À la même époque Francesco Marucelli (1625-1703) essayait d’établir, dans les quinze volumes de son Mare magnum, un inventaire de tous les écrits connus de son temps, et Savonarole publiait les quarante volumes de son Orbis litterarius, tentant de réunir les notices de tous les livres imprimés jusqu’en 1700. À côté de ces entreprises bibliographiques colossales, les bibliographies et catalogues spéciaux se multipliaient à tel point que, dès 1686, Teisser publiait un catalogue des catalogues. Ces catalogues des catalogues, ou bibliographies des bibliographies, se sont à leur tour multipliés. On en arrivera à faire une bibliographie des bibliographies des bibliographies. Le catalogue des bibliographies publiées jusqu’à ce jour formerait deux gros volumes ; il compterait plus de 25 000 numéros. La réunion de ces bibliographies elles-mêmes formerait une grande bibliothèque où l’on ne pourrait guider ses recherches que grâce à un ordre minutieux et à un catalogue bien tenu. Le seul Catalogue des bibliographies géologiques rédigé par M. Emm. de Margerie contient 3 918 numéros. M. Paul Otlet, secrétaire général de l’Office international de Bibliographie de Bruxelles, cite un de ses amis qui possède une collection de 3 000 notices bibliographiques relatives à une seule maladie de l’œil : la conjonctivite.

Tout en travaillant à ces bibliographies générales ou spéciales, les esprits désireux de faciliter par leurs efforts les efforts des autres cherchaient le moyen de grouper, de classer les connaissances humaines et les écrits s’y rapportant. Le classement des livres dans les bibliothèques et des notices dans les répertoires, dans les catalogues, est une question de la plus grande importance, car la plupart des livres ne sont pas conservés et catalogués pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils contiennent, et il est essentiel de pouvoir fournir, d’une manière rapide et complète, à ceux qui travaillent, ce qu’ils cherchent dans tel ou tel ordre d’idées, et non seulement les livres, brochures et articles dont ils connaissent d’une manière précise l’existence, mais encore, mais surtout, ceux qu’ils ignorent et qui pourraient leur être du plus grand secours. La recherche du meilleur classement méthodique possible a, depuis le XIVe siècle, suscité l’émulation parmi les savans. Nous nous trouvons aujourd’hui en présence de 130 systèmes de classement différens.

À peine est-il besoin d’ajouter que l’on n’est d’accord sur aucun d’eux. Nous sommes également loin, malgré les efforts faits, de posséder une bibliographie universelle. Enfin la masse énorme de bibliographies spéciales, publiées sur les sujets les plus divers, selon les plans et avec des dimensions infiniment variables, œuvres, d’ailleurs, de valeur très inégale, tend à augmenter l’encombrement.

Le problème bibliographique existe donc. Depuis quelques années surtout, on s’en préoccupe de toutes parts et on s’en occupe activement. La solution en est urgente, de jour en jour plus urgente, pour plusieurs causes que nous allons essayer de préciser. De jour en jour, la production littéraire et scientifique croît dans les plus surprenantes proportions. En 1811, il entrait annuellement 2 000 livres environ à la Bibliothèque nationale, actuellement il y en entre 60 000. La Bibliotheca philologica de Blau publie en moyenne tous les ans 5 600 titres de livres ou brochures se rapportant tous à la philologie classique et à la philologie des langues occidentales. L’Orientalische Bibliographie de Sherman et Kuhn, qui ne s’occupe que des études scientifiques sur l’Orient, réunit une moyenne de 6 000 notices par an. La Bibliotheca theologica de Gustave Ruprecht classe, d’une année à l’autre, environ 4 000 titres. La Bibliotheca geographica de Baschin, publiée sous les auspices de la Société de géographie de Berlin, donne annuellement près de 7 000 notices. Et la progression est constante. Il est de toute évidence que, quelle que soit la question qu’un écrivain veuille traiter, il doit être au courant des travaux qui ont été publiés avant lui sur le sujet qui l’intéresse, non seulement pour pouvoir profiter de ce qui a été découvert et pensé avant lui et ne pas risquer de faire une étude incomplète, mais encore pour s’épargner la peine de repasser laborieusement par un chemin où il avancerait à grands pas en le trouvant frayé par ses prédécesseurs.

La difficulté et la nécessité de l’œuvre bibliographique sont encore accrues par ce fait que, non seulement la production augmente, mais que, d’année en année, elle va de plus en plus se fragmentant, se dispersant en une foule de revues, de plaquettes, de notices lues à des Académies et à des Congrès, voire d’articles publiés dans les journaux quotidiens. Jadis l’œuvre d’un homme se publiait en quelques bons, gros et forts volumes ; aujourd’hui elle se disperse en des centaines de notices semées à tous vents comme la graine du moissonneur. « Il existe 565 sociétés médicales, écrit M. Paul Otlet, ce qui permet d’évaluer au décuple environ, soit à 6 000, le nombre des sociétés du monde entier. Toutes ces sociétés publient un bulletin qui contient par an 10, 20, 50, 500 mémoires ! » Notre Académie des sciences publie à elle seule 5 000 mémoires ou notices tous les ans. Un catalogue général des articles contenus dans toutes ces publications atteindrait le chiffre de 600 000 notices par an. Tel est le formidable afflux qu’il s’agirait d’endiguer et de canaliser pour le plus grand bien de la littérature et de la science.

Une troisième cause, qui fait la difficulté et l’importance du problème bibliographique, est que la production scientifique et littéraire devient de plus en plus internationale. On a vu récemment trois savans, l’un au Japon, l’autre en Allemagne, le troisième à Paris, faire presque simultanément la même découverte. Dans tous les pays du monde on s’occupe des mêmes questions, et de quelle utilité n’est-il pas pour tout érudit, pour tout savant, pour tout ingénieur, d’être tenu rapidement et exactement au courant de ce que produisent ses confrères, afin de pouvoir profiter dans son travail de chacune de leurs découvertes et ne pas peiner des semaines et des mois à la poursuite d’un but déjà atteint ! Or, plus le besoin est grand pour nous de nous tenir au courant de ce qui se produit dans le monde sur les questions qui nous intéressent, plus grande aussi est la difficulté, car s’il nous est possible, à la rigueur, de ne pas laisser échapper de travaux importans produits dans notre propre pays, comment exercer le même contrôle sur la production du monde entier ?

Et, à mesure que la production des différens pays se pénètre réciproquement, se pénètre réciproquement la production des différentes sciences exerçant leur action les unes sur les autres. Journellement le médecin aura besoin des découvertes faites par le physicien ou le chimiste. De combien de sciences n’est pas tributaire un ingénieur ? et celui qui s’occupe des sciences ou des arts appliqués à l’industrie ? et l’officier ou l’ingénieur qui travaille au perfectionnement des engins de guerre ? et le constructeur qui dessine et aménage nos grands cuirassés ? Et l’observation faite à propos de la production internationale se répète ici : s’il est à la rigueur possible à un spécialiste de se tenir au courant des écrits publiés sur les quelques questions qui font l’objet de ses études, lui est-il possible de se tenir également au courant de toute la production avoisinante ? « Le problème bibliographique, dit un jeune et remarquable bibliographe autrichien, M. Carl Junker, devient de jour en jour plus grave et, dès aujourd’hui, peut être appelé pour tout écrivain une calamité. » Il n’intéresse pas seulement les écrivains, les érudits, les savans, les littérateurs, mais, d’une manière beaucoup plus pressante, les ingénieurs et les industriels.

C’est un point de vue que M. le général Sebert développe avec force : « Plus que personne, les ingénieurs chargés de la direction des établissemens et des usines, et, en général, tout le personnel technique des sociétés industrielles ont intérêt à être renseignés sans retard, et le plus exactement possible, sur tous les faits qui se produisent et qui se rattachent, à un titre quelconque, au progrès et au développement des industries qui les occupent. Il s’agit, en effet, pour ces industries, de suivre la marche rapide du progrès pour éviter d’être distancées et de voir le courant commercial se déplacer en les quittant. Car celui-ci ne tarde pas à s’écarter des établissemens qui restent stationnaires, entraînant parfois, pour de nombreuses populations ouvrières ou pour des régions entières, des perturbations économiques profondes.

« Dans l’industrie, en effet, il n’est pas permis, sous peine de ruine fatale, de rester confiné dans d’anciens procédés et dans d’anciennes méthodes. Il faut être à l’affût de toutes les nouveautés, de tous les perfectionnemens ainsi que de tous les progrès de la science, pour en faire l’application rapide afin d’affronter chaque jour la concurrence incessante. Les industriels en sont d’ailleurs si bien convaincus qu’un grand nombre d’entre eux font des efforts individuels considérables pour se tenir au courant des progrès faits à côté d’eux et pour être renseignés sur toutes les nouveautés scientifiques qui peuvent intéresser, à un degré quelconque, les branches d’industrie qui les concernent. Et c’est ainsi que ce serait un grand service à leur rendre que de mettre à leur disposition un système d’informations bibliographiques universel, qui leur permettrait d’obtenir, sans autant de travail personnel, ni de perte de temps, les renseignemens qu’ils réussissent souvent aujourd’hui à se procurer, mais à quelle peine et à quel prix ! »

II

Telle étant la situation, il n’est pas surprenant que, depuis plusieurs années, les congrès bibliographiques se soient multipliés et aient, de plus en plus, attiré l’attention, non seulement des spécialistes, mais encore de nombreux savans, des éditeurs, des directeurs de revues et de journaux, et, bientôt, des gouvernemens eux-mêmes. À la suite des vœux émis, pour la première fois, croyons-nous, par l’Académie royale de Belgique, et qui furent discutés d’une manière attentive à la première Conférence internationale de Bruxelles (2-4 septembre 1895), le problème bibliographique fut posé dans toute son ampleur.

Des délibérations de la Conférence sortit la création d’un Office international de bibliographie fondé à Bruxelles par le gouvernement belge (Arrêté royal du 12 septembre 1895).

Les décisions du Congrès de l’Association artistique et littéraire internationale, tenu à Dresde les 21-28 septembre 1895, confirmèrent les conclusions générales de la Conférence de Bruxelles et leur donnèrent le plus grand retentissement. La question d’un « Répertoire complet, universel et international, embrassant toutes les productions de l’imprimerie depuis qu’elle est inventée » était posée. La porte, il est vrai, était ouverte, par le fait, à des discussions infinies qui ne sont pas encore apaisées ; mais au moins les efforts du jeune Office de Bruxelles recevaient-ils le plus précieux encouragement.

Un principe, en outre, était définitivement fixé : la nécessité, dans le domaine bibliographique, de la coopération internationale. On reconnut que, non seulement un homme isolé, mais un Office même, ou même une grande corporation scientifique, n’avait pas la puissance de réaliser l’œuvre désirée ; qu’il y fallait, coordonnant les efforts isolés, l’union des différens pays entre eux. On songea qu’il existait un Bureau international des poids et mesures, un Bureau de l’Union postale universelle, des Offices internationaux pour la protection des œuvres artistiques et littéraires, d’autres encore ; pourquoi ne créerait-on pas des bureaux internationaux pour le travail bibliographique ?

Dans cet ordre d’idées, un pas décisif fut fait au Congrès international pour la bibliographie des sciences mathématiques, qui s’est réuni à Londres, à Burlington-House, le siège de la célèbre Royal Society, les 14-17 juillet 1897, où quinze gouvernemens étaient officiellement représentés. Le Congrès de Londres décida la création à Londres, pour l’année 1900, d’un International Council, c’est-à-dire d’un Office international, qui sera chargé. — avec l’appui matériel et la collaboration des savans de tous pays — d’élaborer perpétuellement le répertoire des travaux relatifs aux sciences pures paraissant dans le monde. Le répertoire sera imprimé à la fois en volumes et en fiches mobiles. Chacune de ces dernières ne portera qu’une mention. Ces fiches seront envoyées immédiatement, au fur et à mesure qu’elles sortiront des presses, à tous les abonnés dans le monde. Les volumes paraîtront périodiquement. Ce catalogue sera en outre établi sur un double plan. D’une part, il sera classé alphabétiquement par noms d’auteurs et, d’autre part, méthodiquement, en groupemens qui réuniront les matières connexes. Quel sera ce groupement méthodique ? — Là réside la grave et difficile question sur laquelle les congressistes ne sont pas parvenus à se mettre d’accord. Une commission spéciale a été chargée de l’élucider. Puisse-t-elle nous apporter la lumière !

En dehors de ces trois congrès, — celui de Bruxelles, celui de Dresde et celui de Londres, — qui ont été les plus importans, nous en pourrions citer dix autres qui se sont récemment occupés de la question de la bibliographie internationale jusqu’à la deuxième conférence bibliographique de Bruxelles (2-4 août 1897).


III

C’est en Belgique, comme l’observe M. Otto Hartwig, que l’intérêt pour tout ce qui concerne les bibliothèques et la bibliographie paraît être le plus vif. On y trouve un grand nombre de bibliothèques bien tenues et de bibliothécaires éminens. Nul autre pays ne peut s’enorgueillir d’un modèle bibliographique comparable à la Bibliotheca Belgica du bibliothécaire gantois F. Van der Haeghen. Il y existe des sociétés bibliographiques que favorisent nombre de personnes qui ne sont pas du métier ; et l’acquisition du musée Plantin-Moretus, à Anvers, moyennant la somme de 1 200 000 francs, montre quel intérêt on y prend aux origines de l’imprimerie. Tandis que congrès et conférences dissertaient, le gouvernement belge créait à Bruxelles, en 1895, l’Office international de bibliographie. Sous la direction de MM. Henri La Fontaine et Paul Otlet, direction admirable d’activité, d’enthousiasme, de jeunesse et d’énergie, la jeune institution a réalisé en deux ans des progrès tels qu’elle peut, dès à présent, se considérer comme l’un des organes les plus importans de la bibliographie internationale, comme une institution qui fait le plus grand honneur et au pays qui la possède et à ceux qui la dirigent.

La fondation de l’Office international, le but qui y est poursuivi et les systèmes de classement qui y sont adoptés ont donné lieu dans toute l’Europe à des discussions passionnées. « Le but de l’Office, ainsi que nous fait l’honneur de nous l’écrire M. Henri La Fontaine, est de réaliser, en multiples exemplaires, un répertoire bibliographique universel. » Nous trouvons des détails précis dans l’un des numéros du Bulletin que publie l’Office. Il s’agit de créer un répertoire bibliographique universel complet, embrassant l’ensemble des connaissances humaines — l’inventaire de tout ce que les hommes ont pensé et écrit depuis qu’ils savent écrire — comprenant tout le passé et, pour l’avenir, constamment tenu à jour. Ce répertoire doit porter à la fois sur les articles contenus dans les recueils, sur les livres et les brochures. Il devra renseigner simultanément les savans, les praticiens, les bibliothécaires, les libraires, le grand public des lecteurs. Un beau rêve !

Créer ce répertoire universel n’est pas la seule ambition de l’Office. Il désirerait devenir un élément de coordination entre tous les travaux bibliographiques, entre tous ces travaux auxquels nous faisions allusion, disséminés en si grand nombre de par le monde, et qui sont, pour la plupart, faits avec des méthodes diverses, sur des plans différens, et, parfois, font double emploi les uns avec les autres.

« Ce que nous voulons faire, ajoute M. La Fontaine, c’est coordonner les travaux particuliers et les cataloguer de manière qu’il ne faille plus, à chaque étape de la science humaine, recommencer le travail déjà accompli. Nous avons été amenés ainsi à créer un outillage spécial, fiches, choix des caractères pour la rédaction des titres, meubles pour classer les divers renseignemens bibliographiques, etc. » Toute cette partie de l’organisation de l’Office international est ingénieuse, pratique, utile, elle n’a rencontré que des applaudissemens. Venons au point — il est vrai que c’est le plus important — qui a soulevé des tempêtes. « Comment parvenir, disent MM. La Fontaine et Otlet, à classer uniformément ? » Il s’agit du classement, soit des livres sur les rayons d’une bibliothèque, soit, surtout, des notices bibliographiques dans un catalogue ou un répertoire. Nous touchons à la question essentielle et qui, comme on va le voir, domine toutes les autres. Si elle était résolue, la solution du problème bibliographique ne serait plus qu’une affaire de travail, c’est-à-dire d’argent.

Il y a, dans tout catalogue ou répertoire, deux classemens nécessaires. Sur ce premier point tout le monde est d’accord. Il faut, tout d’abord, un classement onomastique, nous voulons dire par ordre alphabétique des noms d’auteurs des ouvrages. Les anonymes sont rangés alphabétiquement au titre en laissant de côté, s’il y a lieu, l’article initial. Ce premier classement indispensable — tout le monde continue d’être d’accord — ne suffit malheureusement pas. Il en faut un second. Quel sera ce second classement ? — C’est ici que commencent les dissensions. Et quelles dissensions ! Les profanes ne savent pas les passions que peut susciter une belle cause. « On ne peut vraiment, dit fort bien M. Otlet, obliger les gens à connaître l’existence de l’auteur d’un livre pour retrouver les indications bibliographiques relatives à ce livre ». Procédons par un exemple. Je veux faire une étude sur la culture des vers à soie. Je voudrais avoir les meilleurs ouvrages s’y rapportant, écrits par les auteurs les plus récens et les plus compétens. Les noms de ces auteurs je ne les connais pas. Ce que je demande aux catalogues et aux bibliothécaires, c’est, précisément, de me les indiquer.

« L’important aujourd’hui, poursuit M. Paul Otlet, est d’élaborer les catalogues de manière à les faire servir à la réponse à de telles questions : Qu’a-t-il paru sur la géographie universelle ? Quel livre peut-on trouver dans une librairie ou une bibliothèque sur la législation du travail ou sur le jardinage ? Et même, quand c’est l’homme de science qui fait cette recherche, et non le simple lecteur, le catalogue doit pouvoir répondre à des questions beaucoup plus spéciales, telles par exemple : Quels ouvrages a-t-on publiés sur la lumière en physique, sur la fabrication industrielle de la soude, sur la géologie de l’Espagne ? Ce sont les catalogues méthodiques qui permettent seuls de trouver une réponse à de telles questions. » On ne peut mieux dire.

Les catalogues méthodiques, en usage en Europe jusqu’à ces derniers temps, se ramenaient tous à deux systèmes. Le premier consiste à classer méthodiquement les matières suivant un certain nombre de rubriques principales, désignées par des mots appelés « mots-souche », en allemand « Stichwœrter », ces mots étant eux-mêmes classés alphabétiquement. On trouvera par exemple, dans un catalogue de sociologie, les rubriques — classées alphabétiquement : — Accidens du travail, Associations ouvrières, Contrats, Hygiène, Législation, etc. Nous nous hâtons d’ajouter que c’est ce système qui a nos préférences ; il est susceptible de nombreux perfectionnemens, nous avons rompu en sa faveur bien des lances et nous en romprons encore. Une seconde méthode de classement consiste à grouper les matières en divisions logiques comportant elles-mêmes des sous-groupes et des sous-divisions, le tout suivant un ordre plus ou moins bien imaginé.

Tels étaient les deux seuls systèmes connus, quand les enthousiastes directeurs de l’Office international de bibliographie en découvrirent un troisième en Amérique. Une merveille, assuraient-ils. Le fait est que, dès l’abord, il fit sensation.

Laissons la parole à M. Paul Otlet pour nous en exposer les grandes lignes. La classification décimale a été imaginée par l’Américain Melwil Dewey, président de l’association des bibliothécaires américains. Dewey a divisé l’ensemble des connaissances humaines en dix embranchemens numérotés de 0 à 9.

Chaque embranchement a été divisé de même en dix classes, également numérotées de 0 à 9. Et ainsi de suite. En sorte qu’une subdivision est représentée par un nombre comprenant plus ou moins de chiffres, suivant qu’elle est plus ou moins éloignée.

Voici la première division avec les chiffres correspondans :

0, Ouvrages généraux. — 1, Philosophie. — 2, Religion. — 3, Sociologie. — 4, Philologie. — 5, Sciences pures. — 6, Sciences appliquées. — 7, Beaux-Arts. — 8, Littérature. — 9, Histoire.

Considérons les sciences, caractérisées par le chiffre 5. Elles sont subdivisées ainsi qu’il suit : 50, Sciences naturelles en général. — 51, Mathématiques. — 52, Astronomie. — 53, Physique. — 54, Chimie. — 55, Géologie. — 56, Paléontologie. — 57, Biologie. — 58, Botanique. — 59, Zoologie.

Prenons maintenant une science spéciale, subdivision des Sciences en général, la Physique par exemple. Elle est subdivisée de la manière suivante : 531, Mécanique. — 532, Liquides. — 533, Gaz. — 534, Son. — 535, Lumière. — 536, Chaleur. — 537, Electricité. — 538, Magnétisme. — 539, Physique moléculaire.

Et ainsi de suite. Chacune de ces subdivisions pourra elle-même se subdiviser en dix branches, dont chacune sera caractérisée par un nombre de quatre chiffres.

On pourra de la sorte arriver à des subdivisions infimes. On aura, par exemple, le chiffre 016, 581, 9 (747, 42), qui signifiera la « bibliographie de la Flore dans le district Albany de l’État de New-York. »

Ces chiffres classificateurs se laissent, en effet, combiner les uns avec les autres. Pour exprimer dans la classification une idée complexe, on peut prendre deux nombres, les inscrire, l’un à la droite de l’autre, en les séparant par :. — Ainsi, par exemple, les salaires étant représentés par 3312, l’industrie textile par 677, et l’industrie métallurgique par 669, on écrira :

Salaires dans l’industrie textile : 3312:677.

Salaires dans l’industrie métallurgique : 3312:669.

Les directeurs de l’Office international constatent avec orgueil que les tables actuelles de la classification décimale comprennent 12 000 sujets, et que les 12 000 nombres correspondans, combinés deux à deux, peuvent former jusqu’à 144 000 000 de rubriques.

Cela est beau, et il y a mieux encore. La classification décimale possède des « déterminans spéciaux de la forme, du temps et du lieu. » Nous nous expliquons : (0) représente une division selon la forme et se subdivisera à son tour : (02), par exemple, représentera les traités sur la matière et (05) les revues. Nous avons vu plus haut que le chiffre 52 représentait l’astronomie, 52 (02) représentera les traités d’astronomie et 52 (05) les revues d’astronomie.

(0) détermine donc les divisions selon la forme ; (1) représente les divisions selon le temps, et, à son tour, se subdivise en (10), (11), (12), (13), etc. Le moyen âge s’exprime par (14). Et l’on aura : 3312 (14), les salaires au moyen âge.

Les lacs, lieu physique, s’expriment par (251), les îles, autre lieu physique, par (22) ; et l’on aura : 597 (251), poissons vivant dans les lacs ; 5982 (22), oiseaux des îles.

La France, lieu géographique politique s’exprime par (44), l’Italie par (45) ; on aura : 3312 (44), les salaires en France ; 3312 (45), les salaires en Italie ; 52 (45), l’astronomie en Italie. On peut enfin combiner entre eux les déterminans de temps, de forme et de lieu, et obtenir, par exemple : 3312 (14 : 44), les salaires au moyen âge en France ; — 597 (281 : 44) poissons vivant dans les lacs français ; — 52 (05 : 44), revues françaises d’astronomie.

On voit immédiatement les avantages du procédé. Il fait disparaître pour les travaux bibliographiques internationaux l’inconvénient résultant pour les classemens alphabétiques de la diversité des langues. Quant aux inconvéniens ils sont extrêmement nombreux. Ils ont été depuis deux ans signalés de toute part par les écrivains les plus autorisés, MM. Léopold Delisle et Deniker en France, M. Bolton aux États-Unis, M. Otto Hartwig en Allemagne, M. Fumagalli en Italie. En Belgique même, les bibliothécaires et bibliographes les plus autorisés, entre autres M. F. Van der Haeghen, lui sont opposés. Il a été repoussé au Congrès de Londres, à celui de Florence, à Bruxelles même au Congrès international des éditeurs. En Amérique, le succès, après vingt années d’expérience, est médiocre.


IV

Voici, à grands traits, quelques-uns des inconvéniens du système Dewey.

En premier lieu peut-on appliquer ce nouveau classement à nos grandes bibliothèques ? Nous ne dirons pas seulement que c’est difficile, nous affirmerons que c’est impossible.

« Vous vous rappelez, écrit M. Charles Richet, vous vous rappelez cette fameuse équipée de M. Koch à propos de la tuberculine ? Jusqu’au mois d’août 1890, cette substance était absolument inconnue, elle n’existait pas, elle était dans le néant. En août 1890 paraît le mémoire de Koch : deux ans après, en 1892, le nombre des mémoires sur la tuberculine s’élevait à 596. » Or, imagine-t-on le sort d’une bibliothèque où, à l’endroit qui devra recevoir les mémoires sur la tuberculine, aucune place n’est réservée, pour la raison que cette tuberculine n’existe pas, qu’elle est « dans le néant » ? Tout à coup paraissent 596 mémoires. Que faire ? Déplacer les livres des rayons avoisinans ; une travée fera bousculer la travée suivante, celle-ci tout le panneau, et celui-ci la salle entière. Et ce fait se reproduira à chaque instant. Voici que ce sera Madagascar, ou bien les mines d’or, ou bien l’acétylène, ou l’un des mille faits de la vie politique, sociale, littéraire ou mondaine qui feront éclore brusquement une quantité de livres et de brochures à laquelle nul ne pouvait s’attendre et qui, si l’on adoptait le classement avec les subdivisions que préconise l’Office international, nécessiteraient journellement les bouleversemens dont nous venons de parler. Et il ne s’agit pas seulement ici du travail occasionné de la sorte, mais de l’incroyable confusion qui ne tarderait pas à en résulter dans des établissemens où un ordre rigoureux et permanent est essentiel.

Venons à l’emploi du système Dewey dans les catalogues et les répertoires. Le premier inconvénient qu’il présente est qu’un grand nombre de livres et articles à cataloguer — nous serions tenté de dire la plupart — ne se laissent pas ainsi ranger dans une catégorie nettement déterminée. Il est des livres pour lesquels on hésitera, non seulement entre deux, mais entre trois, quatre, cinq et même six divisions. Mettra-t-on Bossuet à Religion, ou à Philosophie, ou à Littérature, ou à Sociologie, ou à Histoire ? Nous citons cet exemple qui est d’ordre général, prêt à en citer autant que l’on voudra. Les biographies forment une division de l’histoire. Qui ne cherchera la biographie d’un Kant ou d’un Schopenhauer à Philosophie, celle d’un Poussin ou d’un Raphaël, à Beaux-Arts, celle d’un Racine ou d’un Victor Hugo à Littérature ? Où placera-t-on une étude sur les vers de Shakspeare, à Littérature ou à Philologie anglaise ? sur la langue de Gœthe, à Littérature ou à Philologie allemande ? une édition critique d’Horace, à Littérature ou à Philologie latine ? Tel placera telle œuvre à tel endroit de la classification, tel autre à tel autre, un troisième encore ailleurs ; le lecteur qui s’adressera à une bibliothèque ou consultera un catalogue la cherchera à une place différente : c’est l’inextricable confusion. Voyons, dès à présent, l’application des chiffres décimaux à la biologie. « Les chiffres adoptés par M. Richet de Paris, dit M. Le Soudier, ne concordent plus avec ceux de M. Carus de Leipzig, et ces derniers diffèrent de nouveau avec les chiffres de M. Field de Zurich et du Bureau international de Bruxelles. »

Le deuxième inconvénient du système Dewey est que les connaissances humaines ne se laissent pas ainsi diviser en dix groupes, et chacun de ces groupes en dix sous-groupes, et chacun de ces sous-groupes en dix arrière-sous-groupes, et ainsi de suite. Or, comme il faut, bon gré, mal gré, que les divisions soient faites, on en arrive, par la nécessité de remplir les cases, aux conséquences les plus inattendues. Nous donnons à deviner en cent où se trouvent, dans les tables de l’Office de Bruxelles, la science militaire et la marine : — à l’Administration, et l’Administration elle-même est une division de la sociologie. Annibal, Duguesclin, Turenne, Canrobert, Jean-Bart et Nelson : — voyez Sociologie ! L’écriture et l’imprimerie sont à « Commerce, transports », autre subdivision de la sociologie. On mettra donc les études du comte de Bastard sur l’ornementation des initiales dans nos vieux livres d’heures à la Sociologie, subdivision Commerce et transports. En revanche, l’encre d’imprimerie est une subdivision de la Photographie et celle-ci une division des Beaux-Arts. Pourquoi insister ? Mais citons encore un trait : on a osé mettre les chansons, nos claires et gentilles chansons, à la Sociologie !

Un troisième inconvénient est que les sciences et tous les faits sur lesquels on écrit sont essentiellement mouvans. Est-il possible de les enfermer dans des cases étroites, en nombre fixe, rigoureusement délimitées ? Car les promoteurs du système Dewey espèrent bien que leur classement, sur les indications duquel devront être rédigés et imprimés des milliers de catalogues et de répertoires, des millions et des millions de cotes inscrites sur les volumes dans le monde entier, que ce classement est fait pour durer toujours. Supposons que le système ait été établi, il y a quelques siècles, quand Alde Manuce divisait les connaissances humaines en cinq classes : « grammaire, poésie, logique, philosophie, religion. » Pourrait-il encore être de quelque usage aujourd’hui ? Parmi les dix premières grandes classes, base de toute la classification, nous en trouvons deux dont on n’aurait même pas fait des sous-classes il y a cinquante ans : la Sociologie et la Philologie. Un exemple nous est fourni dès à présent par M. Dewey lui-même. Dans l’édition de 1885 de ses tables de classification, la bactériologie ne figure pas. Force a été de l’introduire dans l’édition de 1894. On en a fait une division de la Tallophytie, et c’est ainsi que, dans la grande classification décimale, les ouvrages traitant des microbes sont dans une subdivision de la botanique.

Dans le monde politique et administratif les modifications sont incessantes. Les tables de Dewey font de l’Alsace une subdivision de l’Allemagne. Quel est le pays qui ne modifie pas, de temps à autre, l’une ou l’autre de ses circonscriptions administratives. Et celles-ci ont des indices décimaux dans la classification. Imagine-t-on la modification des chiffres imprimés dans tous les répertoires, en tête des articles de toutes les revues, et des cotes inscrites sur les volumes dans toutes les bibliothèques ?

Les partisans de la classification décimale font grand cas du caractère international de leurs chiffres qui pare à « la diversité des langues… Ce n’est qu’un argument, disent-ils, mais il est si décisif, si convaincant, qu’il n’est pas besoin d’en chercher d’autre. » Cet avantage se réduit à peu de chose. Les noms propres, les noms géographiques, presque tous les noms scientifiques, « arithmétique, zoologie, logique, etc. », sont pour ainsi dire communs à toutes les langues. En outre, à ses catalogues décimaux, l’Office est obligé d’ajouter des tables, en différens idiomes, pour donner la clé de ses chiffres. Ces tables renvoient à toutes les rubriques. Il ne serait pas plus long, il serait même moins long de faire une table pour renvoyer à des rubriques rédigées en une langue déterminée ; au moins y ferait-on l’économie d’une langue, celle dans laquelle le catalogue serait rédigé.

Les observations qui précèdent ne sont pas faites a priori. L’Office international de Bruxelles a commencé l’élaboration de son répertoire ; il publie des tables et des bibliographies, où nous pouvons apprécier la méthode qu’il emploie. Prenons le dernier volume de la Bibliographia Sociologica rédigée par les deux directeurs de l’Office, MM. Henri La Fontaine et Paul Otlet. « Avec la classification décimale, écrit M. Paul Otlet, chaque matière a un siège unique et elle groupe tout autour d’elle les matières connexes. » Les matières y ont si peu un siège unique que dans ce répertoire nous trouvons les mêmes ouvrages catalogués deux fois ; il s’y trouve d’ailleurs très peu de notices qui ne pourraient figurer tout aussi raisonnablement dans d’autres divisions que dans celle où elles sont placées. Prenons au hasard « Statistique sanitaire des villes de France et d’Algérie. » L’ouvrage est à Statistique ; il pourrait tout aussi bien être à Hygiène. En retour, il y a des ouvrages que l’on est très étonné de trouver placés où ils le sont. Il y a une division « Sociologie en général. » Vous y chercheriez vainement l’indication du livre, qui a fait beaucoup de bruit, où MM. Lafargue et Yves Guyot ont exposé et combattu les principes généraux du socialisme ; — le livre est à « Propriété ». Dans un classement, les livres mal classés sont des livres perdus. Fiez-vous à la Bibliographia Sociologica, pour avoir l’indication de tous les livres parus sur le socialisme en général, vous ignorerez le livre de MM. Lafargue et Yves Guyot. Nous pourrions citer des exemples en nombre infini.

Quant au groupement des matières connexes, il suffit de jeter les yeux sur la publication de MM. La Fontaine et Otlet pour être fixé sur ce qui en advient. Sous l’index décimal 308, nous trouvons 33 notices. Transcrivons au hasard : Deux récentes études sur les principales civilisations d’Europe, par M. L. Mariani. — Annuaire de la défense nationale, journal républicain de Chauny et du département de l’Aisne. — l’île de Formose, dans les Archives pour Postes et Télégraphes de 1894. — Bakounine, Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme, Lettres sur le patriotisme, Dieu et l’État. On peut se demander, — si c’est là un groupement de matières qui sont connexes, — ce que serait un groupement de matières qui ne le sont pas.

Telles sont une partie des objections que l’on peut faire contre le système décimal adopté par l’Office bibliographique international de Bruxelles. Le mode de classement imaginé par Dewey est un instrument grossier. On ne peut songer à en faire une base de classification précise et scientifique pour les sciences morales : histoire, philosophie, sociologie, etc. Il est vrai que, par sa grossièreté même, il donne une rapidité de classement que l’on se procurerait difficilement d’une autre manière. C’est là, à nos yeux, son unique avantage, que l’on n’a jamais, cependant, mis en relief. Pour les recherches d’un ordre industriel, dont nous parlions plus haut, — recherches importantes, il est vrai, où les travaux les plus récens, les découvertes toutes nouvelles ont seuls de l’importance et où la communication immédiate en est nécessaire, mais où la précision du catalogue, le « fini », ne sont pas exigés au même point que dans les recherches d’un caractère littéraire ou scientifique, — la classification décimale peut être utile et c’est ainsi qu’elle rend des services pour la confection du répertoire universel manuscrit auquel travaille l’Office de Bruxelles.


V

Nous sommes ainsi amenés à la seconde des deux questions qui ont suscité tant de discussions depuis la première Conférence bibliographique internationale : le répertoire bibliographique universel, comprenant les notices, non seulement de tous les livres qui ont jamais été imprimés, mais de tous les articles de revue et de tous les mémoires insérés dans des recueils. Ce répertoire est-il possible à établir, et, dans ce cas, serait-il réellement utile ?

Des bibliographes éminens, M. Fumagalli, M. Otto Hartwig, se sont nettement prononcés contre cette partie des projets de l’Office international, les qualifiant d’utopies et de chimères. D’après ce que nous avons dit plus haut, on doit comprendre quelle serait la masse à dépouiller. Un bibliographe anglais a calculé que, jusqu’en l’année 1821, il avait été imprimé 3 681 000 ouvrages. Depuis lors, combien le chiffre s’en est accru ! Nous avons essayé d’établir, — et nos chiffres ont été acceptés, — que 15 000 000 de notices seraient nécessaires, sur le plan de l’Office international, avec le dépouillement des revues, pour liquider le passé. En imprimant une moyenne de 25 notices par page, il faudrait, pour contenir le répertoire, une bibliothèque de 600 énormes volumes de 1 000 pages chacun. Comme un double classement est nécessaire, — onomastique et méthodique, — il faudrait, pour contenir le répertoire, une bibliothèque de 1 200 gros volumes, 2 400 volumes de 500 pages chacun, ce qui est déjà, pour un livre, une dimension respectable. Et ce ne serait que le passé. Pour se tenir au courant de la production annuelle — en prenant le chiffre de 600 000 notices pour les seuls titres d’articles de revues, chiffre donné par l’Office de Bruxelles lui-même — il faudrait imprimer annuellement 24 volumes de 1 000 pages, et 48 volumes si, comme cela est nécessaire, on faisait un double classement. Ajoutons que ces chiffres sont plutôt au-dessous de la réalité. Imagine-t-on la dépense, le travail ? et, l’œuvre serait-elle réalisée, que les profits ne seraient certainement pas en proportion avec les sommes et les efforts dépensés.

Est-il possible d’imaginer le chaos que formerait une semblable publication fondée sur la classification décimale ? Aussi bien quel est le Napoléon qui dirigera, organisera, disciplinera les légions de travailleurs nécessaires, leur donnera la cohésion, l’unité, l’harmonie indispensables ? — Une chimère, dit M. Hartwig ; une utopie, dit M. Fumagalli ; nous avions dit, peu auparavant, un rêve.

Nous est-il permis de formuler un vœu ? Il serait à désirer que l’Office renonçât à l’impression de ses catalogues et répertoires. Ce qu’il a publié jusqu’ici est insuffisant et, avec la méthode employée, nous doutons qu’il arrive à faire mieux. L’argent et les efforts dépensés de ce côté pourront être concentrés sur le répertoire manuscrit, qui est la partie originale et utile de l’œuvre. Pour ce répertoire manuscrit le classement décimal pourra être conservé, d’autant que les directeurs de l’Office y ont joint des classemens par noms d’auteurs et titres de livres. Ce répertoire manuscrit, qui est déjà une œuvre considérable, avancera rapidement. La méthode américaine donne une grande facilité de classement. La grossièreté de l’œuvre, ses imperfections n’auront plus grands inconvéniens, puisqu’il ne s’agira plus de leur donner, par l’impression, un caractère définitif et immuable. Et l’Office ne tardera pas à posséder une source d’informations bibliographiques où l’on viendra s’alimenter de tous les points de l’Europe. Les rétributions légitimement demandées pour les renseignemens fournis, jointes à la généreuse subvention du gouvernement belge, alimenteront l’œuvre, qui ne tardera pas à devenir pour la Belgique un sujet d’orgueil.

Quant aux desiderata des bibliographes, qui sont en l’espèce ceux de tous les savans et de tous les écrivains, ils seront peut-être satisfaits de la manière suivante.


VI

Nous avons deux questions à traiter. Sur la première on est généralement d’accord, et nous croyons qu’elle est en voie de trouver sa solution définitive.

Il faut distinguer dans tout livre deux choses, l’âme et le corps, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi. Prenons, par exemple, une édition des Méditations de Lamartine. On peut l’envisager au point de vue matériel, considérer l’édition, le format du livre, la date et la qualité de l’impression, l’envisager avec les yeux d’un bibliophile. On peut, d’autre part, sans se préoccuper de l’aspect matériel, n’en considérer que le contenu, ne voir dans le livre que l’œuvre du poète. Ce sont deux ordres d’idées absolument dissemblables et qu’il faut se garder de confondre en bibliographie.

Prenons le premier aspect, le livre envisagé comme livre, au point de vue matériel. Le jour où nous aurons constitué un catalogue général, fait d’une manière exacte, de tous les livres qui ont paru, catalogue où la production courante viendra se verser journellement, il est clair que cette partie du problème bibliographique sera résolue.

La question vient de faire un grand pas par l’impression du Catalogue général des imprimés de la Bibliothèque nationale, dont le premier volume a paru avec une remarquable introduction de M. Léopold Delisle. Nous renvoyons à cette introduction pour l’histoire de ce catalogue, car ce catalogue a toute une histoire. Il comprendra la notice de tous les ouvrages imprimés conservés à la Bibliothèque nationale, c’est-à-dire d’environ 2 millions de volumes. La Bibliothèque nationale est, comme on sait, la plus grande bibliothèque du monde.

Le catalogue est divisé en trois séries : 1° celle des ouvrages dont l’auteur est connu ; 2° celle des ouvrages anonymes ou émanés de collectivités ; 3° les groupes d’ouvrages spéciaux. On a adopté le classement le plus simple pour les noms d’auteurs et pour les titres des ouvrages anonymes : le classement alphabétique. Chaque page comprend une quarantaine de notices ; ce qui donne, par volume de 800 pages, 32 000 notices. L’ouvrage sera complet en 80 volumes environ, qui comprendront un ensemble de 2 500 000 notices. Le catalogue est terminé. Il en est, comme on sait, toujours ainsi. Quand paraît le premier volume d’un catalogue alphabétique, ou même la première feuille, le catalogue est terminé. L’ordre alphabétique peut faire rédiger, à la dernière heure, une notice qui sera imprimée à la première page. Bien que le catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale soit achevé, l’impression demandera un temps assez long. Que fera-t-on des ouvrages qui, pendant ce temps, entreront à la Bibliothèque ? Chaque feuille du catalogue porte la date, — mois et année, — du bon à mettre en pages. « La matière de chaque feuille sera complète à ce moment. Les additions seront arrêtées et les livres entrant à la Bibliothèque après ce moment seront réservés pour le supplément. » Ce supplément sera formé par le bulletin mensuel de toutes les publications qui entrent à la Bibliothèque nationale. Le découpage des volumes du catalogue général (en y ajoutant le découpage des bulletins mensuels formant le supplément) fournira le moyen de créer des répertoires méthodiques suivant les besoins du service de la Bibliothèque et des lecteurs. Ce découpage servira au même usage dans les autres bibliothèques, ou dans les offices bibliographiques qui recevront le catalogue, et nous allons voir le parti que l’on en pourra tirer.

Remontons, pour un instant, de cent ans en arrière. « L’Assemblée constituante, disent MM. V. et Ch. Mortet, en réunissant au domaine de l’Etat les biens des corporations religieuses et laïques, avait amassé à Paris et dans les principales villes des départemens une immense quantité de livres imprimés et manuscrits. » On résolut d’en faire l’inventaire et l’on eut l’idée de faire servir ce gigantesque travail à un catalogue général de toutes les bibliothèques de France. Le vaste catalogue collectif que l’on espérait ainsi former, et que l’on qualifiait de « Bibliographie générale et raisonnée de la France », devait être imprimé en une cinquantaine de volumes in-folio, selon le calcul approximatif fait dès lors.

L’Assemblée législative et la Convention continuèrent de veiller sur l’œuvre entreprise. En 1794, Grégoire, évêque constitutionnel de Blois, présentait à la Convention son rapport sur la Bibliographie. 1 200 000 cartes, correspondant à 3 millions de volumes, étaient parvenues au comité. Ce chiffre représentait environ le tiers de l’ensemble général. Nous estimerions aujourd’hui que le travail marchait avec une rapidité merveilleuse ; les hommes de ce temps trouvaient qu’il n’avançait pas. Cependant Grégoire ne perdait pas espoir. De nouvelles instructions furent expédiées aux rédacteurs des catalogues. « Tous les titres des livres, dit Grégoire, se rectifient mutuellement par la confrontation ; toutes les cartes des catalogues partiels s’intercalent pour former un catalogue général. » Combien il est à regretter que cette œuvre, si bien et si pratiquement comprise, n’ait pu être exécutée à cause des désordres du temps !

Les conceptions des comités nommés par les assemblées révolutionnaires sont reprises aujourd’hui et elles seront sans aucun doute exécutées. « Une proposition plus étendue, dit M. Georges Picot dans son rapport sur le catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale, a été soumise à la commission. Il s’agissait de rattacher au catalogue celui des autres collections existant à Paris et de le transformer ainsi en un inventaire encyclopédique des richesses bibliographiques accumulées dans les bibliothèques de l’État. » M. Ferdinand Bonnange, qui s’est fait connaître par bien des idées ingénieuses aujourd’hui appliquées dans nos bibliothèques, publiait, peu de temps après le rapport de M. Picot, une brochure intitulée : Projet d’un Catalogue général unique et perpétuel. Il développait un projet identique étendu à la France tout entière et fournissait des idées pratiques pour la réalisation. « Il suffirait de reproduire par l’autographie les notices du Catalogue de la Bibliothèque nationale aujourd’hui terminé. On en tirerait un nombre suffisant d’exemplaires pour en adresser à toutes les bibliothèques de l’État et aux bibliothèques municipales. Les administrations de ces bibliothèques retourneraient à l’administration du Catalogue général l’indication précise des ouvrages qu’elles posséderaient à l’exclusion de la Bibliothèque nationale. »

Ce projet a été écarté pour des raisons que nous ne connaissons pas. Elles ont dû être très sérieuses pour faire impression sur l’esprit d’un homme comme M. Léopold Delisle. Il serait d’autant plus regrettable que les projets soumis à la Commission ne fussent pas mis à exécution, que nous allons les voir appliqués par nos voisins.

En 1884, M. K. Dziatzko, alors bibliothécaire en chef de l’université de Breslau, appela l’attention de ses compatriotes sur l’utilité qu’il y aurait à dresser un catalogue commun à toutes les bibliothèques d’Allemagne. Ce catalogue devait s’appeler Thesaurus Germaniæ typographicus. Ce projet n’est plus seulement une idée juste et féconde, il est en voie d’exécution. On travaille actuellement, par les soins du ministère de l’instruction publique, à un catalogue commun à toutes les bibliothèques du royaume de Prusse. Sur l’initiative éclairée de l’illustre M. F. Van der Haeghen, le même plan sera mis à exécution pour les bibliothèques des royaumes de Belgique et de Hollande.

En imprimant son catalogue, la Bibliothèque nationale suit l’exemple de sa grande voisine de Londres. Le catalogue des livres conservés au British Museum est en cours d’impression depuis plusieurs années. 300 fascicules environ sont imprimés, comprenant la moitié des ouvrages de ce vaste établissement. On sait que le British Museum renferme la plus grande bibliothèque qui existe après la Bibliothèque nationale.

Comme bien on pense, quand ces deux catalogues, celui du British Museum et celui de la Bibliothèque nationale, seront terminés, ainsi que les catalogues généraux des bibliothèques de Belgique, de Hollande et du royaume de Prusse, on aura l’inventaire d’une quantité de livres qui ne sera pas éloignée de la somme totale. Par le système des découpages, il sera facile de les fusionner dans l’ordre de matières que l’on préférera. Ce travail peut être fait dès à présent, à mesure que paraîtront les fragmens de catalogues. Les rares particuliers qui possèdent des livres dont aucune bibliothèque publique n’a d’exemplaire s’empresseront de les faire connaître. L’on aura ainsi, par le moyen le plus simple, le catalogue général de tous les livres imprimés. L’Office international de Bruxelles est tout désigné pour centraliser ce travail. C’est sur cette œuvre qu’il serait désirable qu’il concentrât ses efforts, en dehors de ceux qu’il doit consacrer tout d’abord à son répertoire général manuscrit.

Quant aux services que la fusion des catalogues, faite de la sorte, pourra rendre, ils sont nombreux. « La connaissance des ouvrages qui existent dans les autres bibliothèques de l’État à Paris, dit M. Léopold Delisle dans son introduction au Catalogue de la Bibliothèque nationale, et qui sont ainsi d’un accès facile au public, nous est indispensable pour nous guider dans le choix des livres qu’il convient d’acquérir. C’est aussi la fusion des catalogues qui permettra d’organiser un large système de prêt dont les savans des départemens retireront le plus grand profit. Quand on pourra s’assurer qu’un ouvrage existe dans d’autres bibliothèques parisiennes, quelle raison pourra empêcher de le confier temporairement à une bibliothèque de province ? » Voici d’ailleurs plus d’un siècle que Grégoire montrait tout ce qu’un catalogue général pourrait faire pour l’avancement de l’histoire, de la littérature et des sciences.


VII

Le catalogue général des livres imprimés étant fait, reste à résoudre la deuxième partie du problème. On ne pourra jamais demander à ceux qui voudront s’instruire d’une manière plus ou moins rapide, d’une manière plus ou moins approfondie sur telle question ou telle autre, de trouver le grain de mil dans ces gigantesques monumens bibliographiques où des millions de volumes seront entassés. Ces répertoires seront comme des villes immenses aux ruelles innombrables. Quel guide servira de conducteur ?

Nous avons eu l’honneur de faire adopter à la dernière Conférence bibliographique internationale de Bruxelles le vœu suivant : « La Conférence bibliographique internationale, réunie à Bruxelles, le 3 août 1897, adopte le principe des bibliographies spéciales et critiques, comme complément au catalogue bibliographique général. »

Devant l’amoncellement de la production intellectuelle, sur toutes les questions possibles, le devoir du bibliographe consistera, d’une manière de plus en plus pressante, à ne pas se contenter d’empiler titres d’ouvrages sur titres d’ouvrages, mais à distinguer les travaux intéressans ou utiles, contenant, soit des faits ou documens, soit des idées dignes d’être pris en considération.

Notre savant ami M. Henri Stein a réuni les élémens d’une bibliographie de Jeanne d’Arc. Le nombre d’études dont Jeanne d’Arc a été l’objet atteint aujourd’hui le chiffre de 12 000. Imagine-t-on quelle serait la situation d’un écrivain qui, désirant être informé des meilleurs travaux, des travaux les plus complets, les plus intéressans et les mieux documentés, sur notre héroïne nationale, se trouverait en présence d’un amas de 12 000 notices sans aucune indication critique sur leur valeur respective, ni sur ce que les livres contiennent ? Lui mettre entre les mains, dans ces conditions, 12 000 fiches bibliographiques, c’est ne rien lui donner du tout. L’exemple que nous produisons ici se répète, avec des proportions plus ou moins grandes, à propos de n’importe quelle question et dans toutes les branches des connaissances humaines.

L’idée de faire la plus large place à la critique dans la bibliographie a d’ailleurs, particulièrement en France, de nombreux adhérens. Publiant une édition nouvelle de la Bibliotheca bibliographica de Petzhold, M. Henri Stein a résisté à la tentation de doubler le nombre des notices qui se trouvent dans le célèbre répertoire allemand. Ce nombre, au contraire, malgré toutes les publications qui ont été faites depuis, il l’a réduit. « Toute bibliographie vieillie et devenue inutile, écrit M. Stein, a été systématiquement écartée. À quoi bon grossir un livre d’indications propres à dérouter le lecteur et à lui faire perdre un temps qu’il emploierait beaucoup mieux ? La mission du bibliographe est tout autre qu’on le croit généralement. Un fabricant de catalogues n’est pas plus un bibliographe qu’un fabricant d’eau de seltz n’est un chimiste, qu’un comptable n’est un mathématicien… La plupart des matières dont se compose la science universelle ont donné lieu à des travaux bibliographiques ; mais tandis qu’autrefois, c’étaient principalement les petits côtés de la science qui semblaient attirer la curiosité, depuis quelques années, au contraire, les bibliographes paraissent disposés à s’attaquer à des sujets moins futiles et aussi à dresser beaucoup plus des répertoires intellectuels que des guides destinés aux libraires : tant il est vrai que la critique doit être un des élémens constitutifs de la science bibliographique. »

Il serait trop long de développer ici le plan de la Bibliothèque de bibliographies critiques qui devra être fondée, recevant annuellement un grand nombre de travaux dans toutes les branches des connaissances humaines, en suivant les progrès de la science et le mouvement des préoccupations morales, intellectuelles ou matérielles. L’œuvre devra être réalisée, et nous avons la certitude qu’elle le sera.

Nous serions trop heureux si les pages qui précèdent, où l’on a essayé de montrer l’importance et l’intérêt de ces problèmes, pouvaient susciter en leur faveur des concours nouveaux.


Frantz Funck-Brentano.