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Les Problèmes de philosophie/II. L’Existence de la matière

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Traduction par Wikisource .
Williams & Norgate (p. 26-41).



CHAPITRE II

L’EXISTENCE DE LA MATIÈRE

Dans ce chapitre, il nous faut nous demander s’il y a, en quelque sens que ce soit, une chose telle que la matière. Y a-t-il une table possédant une certaine nature intrinsèque et continuant à exister quand je ne la regarde pas, ou la table n’est-elle qu’un produit de mon imagination, une table rêvée dans un songe qui se serait fort prolongé ? Cette question est de la plus grande importance. Car si nous ne pouvons pas être sûrs de l’existence indépendante des objets, nous ne pouvons être sûrs de l’existence indépendante des corps des autres personnes, et donc encore moins de l’existence de leur esprit, puisque nous n’avons aucune raison de croire à leur esprit excepté en tant qu’il est dérivé de l’observation de leur corps. Ainsi, si nous ne pouvons pas être sûrs de l’existence indépendante des objets, nous serons laissés seuls dans un désert — il se peut que la totalité du monde externe ne soit rien d’autre qu’un rêve, et que nous seuls existions. C’est une possibilité inconfortable ; mais, bien que l’on ne puisse strictement prouver qu’elle est fausse, il n’y a pas la plus légère raison de supposer qu’elle soit vraie. Dans ce chapitre, il nous faut voir pourquoi il en est ainsi.

Avant de nous embarquer dans ces problèmes incertains, essayons de trouver quelque point plus ou moins fixe pour commencer. Bien que nous doutions de l’existence physique de la table, nous ne doutons pas de l’existence des données des sens qui nous ont incités à penser qu’il y a une table ; nous ne doutons pas de ce que, quand nous regardons, une certaine couleur et une certaine forme nous apparaissent, et lorsque nous exerçons une pression, nous éprouvons une certaine sensation de dureté. Toutes ces choses, d’ordre psychologique, nous ne les mettons pas en question. En fait, quelque soit les autres choses dont on puisse douter, certaines au moins de nos expériences immédiates nous semblent absolument certaines.

Descartes (1596-1650), le fondateur de la philosophie moderne, inventa une méthode qui peut encore être employée avec profit - la méthode du doute systématique. Il résolut de ne croire rien qu’il ne verrait tout à fait clairement et distinctement être vrai. Quelque soit ce qu’il pourrait mettre par lui-même en doute, il en douterait, jusqu’à ce qu’il ait vu une raison pour n’en pas douter. En appliquant cette méthode, il s’est peu à peu convaincu que la seule existence dont il puisse être entièrement certain était la sienne. Il imagina un démon trompeur présentant des choses irréelles à ses sens en une continuelle fantasmagorie ; il se pourrait que l’existence d’un tel démon soit fort improbable, mais cela restait quand même possible, et c’est pourquoi le doute au sujet des choses perçues par les sens était possible.

Mais douter de sa propre existence n’était pas possible, car s’il n’existait pas, aucun démon n’aurait pu le tromper. S’il doutait, il devait exister ; s’il avait quelque expérience que ce soit, il devait exister. Ainsi sa propre existence était pour lui une certitude absolue. « Je pense, donc je suis, » dit-il (Cogito, ergo sum) ; et, en s’appuyant sur cette certitude, il travailla à reconstruire le monde de la connaissance que son doute avait ruiné. En inventant la méthode du doute, et en prouvant que les choses subjectives sont les plus certaines, Descartes rendit un grand service à la philosophie, et un service encore utile à tous ceux qui étudient le sujet.

Mais une certaine attention est nécessaire dans l’usage de l’argument de Descartes. « Je pense, donc je suis » en dit un peu plus que ce qui est strictement certain. Il pourrait sembler que nous soyons entièrement sûrs d’être la même personne aujourd’hui qu’hier, et cela est sans doute vrai en un certain sens. Mais le moi réel est aussi difficile à atteindre que la table réelle, et ne semble pas avoir cette certitude absolue, convaincante, qui appartient aux expériences singulières. Quand je regarde ma table et que je vois une certaine couleur brune, ce qui est entièrement certain immédiatement n’est pas « je vois une couleur brune », mais plutôt, « une couleur brune est vue » . Bien sur, cela suppose quelque chose (ou quelqu’un) qui voit la couleur brune ; mais, par soi-même, cela ne suppose pas une personne plus ou moins permanente que nous appelons « Je » . Aussi loin que s’étend la certitude immédiate, il se pourrait que le quelque chose qui voit la couleur brune soit tout à fait momentané, et non pas identique au quelque chose qui a quelque expérience différente à l’instant d’après.

Ainsi ce sont nos pensées et nos sentiments particuliers qui ont une certitude primitive. Et cela s’applique aux rêves et aux hallucinations, aussi bien qu’à des perceptions normales : quand nous rêvons ou voyons un fantôme, nous avons de manière certaine les sensations que nous pensons que nous avons, mais pour différentes raisons on considère qu’aucun objet physique ne correspond à ces sensations. Ainsi la certitude de notre connaissance de nos propres expériences ne doit être en aucune façon limitée afin de s’accorder à des cas exceptionnels. C’est pourquoi, ici, nous avons, pour ce que cela vaut, un fondement solide pour commencer notre recherche de la connaissance.

Le problème que nous devons examiner est le suivant : En admettant que nous sommes certains de nos propres données des sens, avons-nous une raison de les regarder comme des signes de l’existence d’autre chose, que nous pouvons appeler objet physique ? Quand nous avons énuméré toutes les données des sens que nous devrions naturellement considérer comme liées à la table, avons-nous dit tout ce qu’il y a à dire au sujet de la table, ou y a-t-il encore autre chose — quelque chose qui ne soit pas une donnée des sens, quelque chose qui persiste quand nous sortons de la pièce ? Le sens commun répond sans aucune hésitation qu’il y a quelque chose. Ce qui peut être acheté, vendu, poussé, qui est recouvert d’une nappe, et ainsi de suite, ne peut être qu'un ensemble de données des sens. Si la nappe cache entièrement la table, nous ne tirerons aucune donnée des sens de la table, et donc, si la table n’était que des données des sens, elle aurait cessé d’exister, et la nappe serait suspendue dans le vide, demeurant, par un miracle, à l’endroit où la table était auparavant. Cela semble tout simplement absurde ; mais celui qui souhaite devenir un philosophe doit apprendre à ne pas être effrayé par des absurdités.

Une raison importante pour laquelle nous ressentons que nous devons nous assurer d’un objet physique en plus des données des sens, c’est que nous voulons qu’un objet soit le même pour différentes personnes. Quand dix personnes sont assises autour d’une table pour dîner, il semble grotesque d’affirmer qu’elles ne voient pas la même nappe, les mêmes couteaux, les mêmes fourchettes, les mêmes cuillères et les mêmes verres. Mais les données des sens sont privées pour chaque personne séparément ; ce qui est immédiatement présent à la vue de l’une n’est pas immédiatement présent à la vue des autres : toutes ces personnes voient les choses selon des points de vue légèrement différents, et c’est pourquoi elles les voient quelque peu différemment. Ainsi, s’il doit y avoir des objets publics neutres qui peuvent être, en un certain sens, connus de beaucoup de personnes différentes, il doit y avoir quelque chose au-delà des données des sens privées et particulières, quelque chose qui apparaît à diverses personnes. Quelle raison avons-nous alors de croire qu’il y a de tels objets publics neutres ?

La première réponse qui se présente naturellement est que, bien que différentes personnes puissent voir la table légèrement différemment, elles voient toutes quand même des choses plus ou moins semblables quand elles regardent la table, et les variations dans ce qu’elles voient suivent les lois de la perspective et de la réflexion de la lumière, en sorte qu’il est facile de parvenir à un objet permanent sous-jacent à toutes les différentes données des sens de ces personnes. J’ai acheté ma table à l’ancien occupant de ma chambre ; je ne pourrais pas acheter ses données des sens, qui sont mortes quand il est parti, mais je pourrais acheter et j’ai acheté l’attente confiante de données de sens plus ou moins semblables. Ainsi c’est le fait que des personnes différentes ont des données des sens semblables, et qu’une personne dans un endroit donné à différentes heures a des données des sens semblables, qui nous incitent à supposer qu’au delà des données des sens il y a un objet public permanent qui est sous-jacent ou cause les données des sens de diverses personnes à de diverses heures.

Maintenant, pour autant que les considérations ci-dessus dépendent de la supposition qu’il y a d’autres personnes que nous-mêmes, elles demandent ce qui est en question. Les autres personnes sont représentées pour moi par certaines données des sens, telles que leur vue ou le son de leurs voix, et si je n’avais aucune raison de croire qu’il y a des objets physiques indépendants de mes données des sens, je ne devrais avoir aucune raison de croire que d’autres personnes existent, excepté en tant qu’élément de mon rêve. Ainsi, quand nous essayons de prouver qu’il doit y avoir des objets indépendants de nos propres données des sens, nous ne pouvons faire appel au témoignage des autres, puisque ce témoignage lui-même se compose de données des sens et ne révèle pas leurs expériences à moins que nos propres données des sens ne soient des signes de choses existantes indépendamment de nous. Nous devons donc trouver, si possible, strictement dans nos propres expériences privées, des caractéristiques qui montrent, ou tendent à montrer, qu’il y a dans le monde des choses autres que nous mêmes et que nos expériences privées.

En un sens, on doit admettre que nous ne pouvons jamais prouver l’existence de choses autres que nous-mêmes et nos expériences. Aucune absurdité logique ne résulte de l’hypothèse que le monde se compose de moi-même, de mes pensées, de mes sentiments et de mes sensations, et que toute autre chose n’est qu’une fantaisie. Dans les rêves, un monde très compliqué peut sembler être présent, et cependant, au réveil, nous découvrons que c’était une illusion ; autrement dit, nous constatons que les données des sens dans le rêve ne semblent pas avoir correspondu à ces objets physiques que nous devons naturellement inférer de nos données des sens. (Il est vrai que, quand le monde physique est supposé, il est possible de trouver des causes physiques pour les données des sens dans les rêves : par exemple, un claquement de porte peut nous inciter à rêver d’un combat naval. Mais bien qu’il y ait, dans ce cas, une cause physique pour les données des sens, il n’y a pas un objet physique correspondant aux données des sens de telle manière qu’une bataille navale réelle y corresponde.) Il n’y a pas d’impossibilité logique dans la supposition que toute la vie est un rêve dans lequel nous créons nous-mêmes tous les objets qui se présentent devant nous. Mais, bien que ce ne soit pas logiquement impossible, il n’y a aucune raison de supposer que cela soit vrai ; et, en fait, c’est une hypothèse moins simple, en tant que moyen d’expliquer les faits de notre propre vie, que l’hypothèse du sens commun selon laquelle il y a réellement des objets indépendants de nous et dont l’action sur nous cause nos sensations.

Nous constatons aisément la simplicité que nous donne la supposition de l'existence de vrais objets physiques. Si à un certain moment un chat nous apparait à un certain endroit, et que plus tard, il se trouve à un autre, il est naturel de croire qu'il s'est déplacé de l'un à l'autre, traversant au passage une série de positions intermédiaires. Mais s’il s’agit simplement d’un ensemble de données sensorielles, il ne peut jamais avoir été dans un endroit où je ne l’ai pas vu ; nous devrons donc supposer qu’il n’existait pas du tout pendant que je ne regardais pas, mais qu’il a soudainement surgi dans un nouvel endroit. Si le chat existe que je le voie ou non, nous pouvons comprendre, d’après notre propre expérience, qu’il ait faim entre un repas et le suivant ; mais s’il n’existe pas quand je ne le vois pas, il semble étrange que l’appétit croisse aussi vite pendant la non-existence que pendant l’existence. Et si le chat n’est constitué que de données sensorielles, il ne peut pas avoir faim, puisqu’aucune autre faim que la mienne ne peut être une donnée sensorielle pour moi. Ainsi, le comportement des données sensorielles qui me représentent le chat, bien qu’il semble tout à fait naturel lorsqu’il est considéré comme l’expression de la faim, devient totalement inexplicable lorsqu’il est considéré comme de simples mouvements et changements de taches de couleur, qui sont aussi incapables d’exprimer la faim qu’un triangle de jouer au football.

Mais la difficulté dans le cas du chat n’est rien comparée à la difficulté dans le cas des êtres humains. Lorsque des êtres humains parlent, c’est-à-dire lorsque nous entendons certains bruits que nous associons à des idées, et que nous voyons simultanément certains mouvements des lèvres et certaines expressions du visage, il est très difficile de supposer que ce que nous entendons n’est pas l’expression d’une pensée, comme nous savons que ce serait le cas si nous émettions les mêmes sons. Bien sûr, des choses similaires se produisent dans les rêves, où nous nous trompons sur l’existence d’autres personnes. Mais les rêves sont plus ou moins suggérés par ce que nous appelons la vie éveillée et peuvent être plus ou moins expliqués par des principes scientifiques si nous supposons qu’il existe réellement un monde physique. Ainsi, tous les principes de simplicité nous poussent à adopter le point de vue naturel, à savoir qu’il existe réellement des objets autres que nous-mêmes et nos données sensorielles, dont l’existence ne dépend pas de notre perception.

Bien entendu, ce n’est pas par l’argumentation que nous sommes parvenus à notre croyance en un monde extérieur indépendant. Nous trouvons cette croyance prête en nous-mêmes dès que nous commençons à réfléchir : c’est ce que l’on peut appeler une croyance instinctive. Nous n’aurions jamais été amenés à remettre en question cette croyance si ce n’est que, dans le cas de la vue en tout cas, il semble que la donnée sensorielle elle-même soit instinctivement considérée comme l’objet indépendant, alors que l’argumentation montre que l’objet ne peut pas être identique à la donnée sensorielle. Cette découverte, qui n’est pas du tout paradoxale dans le cas du goût, de l’odorat et du son, et qui ne l’est que légèrement dans le cas du toucher, laisse intacte notre croyance instinctive qu’il existe des objets correspondant à nos données sensorielles. Comme cette croyance n’entraîne aucune difficulté, mais tend au contraire à simplifier et à systématiser le récit de nos expériences, il ne semble pas y avoir de raison valable de la rejeter. Nous pouvons donc admettre, bien qu’avec un léger doute dérivé des rêves, que le monde extérieur existe réellement et que son existence ne dépend pas entièrement du fait que nous continuons à le percevoir.

L’argument qui nous a conduit à cette conclusion est sans doute moins fort que nous ne le souhaiterions, mais il est typique de beaucoup d’arguments philosophiques, et il vaut donc la peine de examiner brièvement son caractère général et sa validité. Toute connaissance, nous le constatons, doit être construite sur nos croyances instinctives, et si celles-ci sont rejetées, il ne reste rien. Mais parmi nos croyances instinctives, certaines sont beaucoup plus fortes que d’autres, tandis que beaucoup se sont enchevêtrées, par habitude et association, avec d’autres croyances qui ne sont pas vraiment instinctives, mais qui sont faussement supposées faire partie de ce que l’on croit instinctivement.

La philosophie devrait nous montrer la hiérarchie de nos croyances instinctives, en commençant par celles auxquelles nous tenons le plus, et en présentant chacune d’elles aussi isolée et aussi exempte que possible d’ajouts non pertinents. Elle devrait veiller à montrer que, dans la forme où elles sont finalement présentées, nos croyances instinctives ne s’opposent pas, mais forment un système harmonieux. Il n’y a jamais de raison de rejeter une croyance instinctive si ce n’est parce qu’elle entre en conflit avec d’autres ; ainsi, si l’on constate qu’elles s’harmonisent, l’ensemble du système devient digne d’être accepté.

Il est bien sûr possible que tout ou partie de nos croyances soient erronées, et donc que toutes devraient être maintenues avec au moins un léger élément de doute. Mais nous ne pouvons avoir de raison de rejeter une croyance que sur la base d’une autre croyance. Ainsi, en organisant nos croyances instinctives et leurs conséquences, en considérant lesquelles il est le plus possible, si nécessaire, de modifier ou d’abandonner, nous pouvons arriver, en acceptant comme seule donnée ce que nous croyons instinctivement, à une organisation systématique et ordonnée de nos connaissances, dans laquelle, bien que la possibilité d’erreur demeure, sa probabilité est diminuée par l’interrelation des parties et par l’examen critique qui a précédé l’acquiescement.

Cette fonction, au moins, la philosophie peut la remplir. La plupart des philosophes, à tort ou à raison, pensent que la philosophie peut faire beaucoup plus que cela, qu’elle peut nous donner des connaissances, impossibles à obtenir autrement, sur l’univers dans son ensemble et sur la nature de la réalité ultime. Qu’il en soit ainsi ou non, la fonction plus modeste dont nous avons parlé peut certainement être remplie par la philosophie et suffit certainement, pour ceux qui ont commencé à douter de l’adéquation du sens commun, à justifier les travaux ardus et difficiles qu’impliquent les problèmes philosophiques.