Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/VIII

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Librairie Plon (p. 159-165).

L’ENFANT


À F. Jourdain.

I

Un jour que la fille divine de Gonzalve venait de passer parmi nous et que nous nous tenions en silence, émus tous de la même tristesse de beauté, du même regret des avrils morts, Gonzalve se mit à dire :

— Cette enfant fut créée par la pitié : elle est fille du plus grand acte de charité de ma vie !… Elle est comme la floraison miraculeuse de la légende de sainte Élisabeth de Hongrie.

C’était vers ma trentième année, époque où j’avais été souvent aimé sur cette terre, sans avoir été trop coupable et, je crois bien, sans avoir abusé d’une candeur ni trahi un galant homme. Par besoin de repos, je m’étais retiré dans la montagne — un val exquis traversé d’un torrent bien sauvage, qu’on entendait délicieusement, la nuit, en s’endormant. Tout autour d’immenses murailles et ces cols neigeux, par-dessus les nues, qui se découvrent si doux et clairs quand le crépuscule les frappe. Quelques bonnes gens, quelques solitaires villégiaturaient là sans prétention, dans les deux chalets du père Vernaz, et, parmi eux, une jeune fille près de passer vieille fille, et d’une laideur extraordinaire.

J’y vécus quelques mois une vie exempte de passions, me contentant de descentes dans une ville voisine, chaque quinzaine environ. Mes forces, un peu ébranlées, se refirent merveilleusement, au point que je ne tardai pas d’être un des meilleurs grimpeurs du pays et l’un des plus acharnés exploreurs de névés et de glaciers. Je me liai avec des gens frustes, voire avec les hôtes du père Vernaz, et il m’arrivait de causer parfois avec la jeune fille si laide, sur le seuil de notre chalet. La malheureuse avait le cœur tendre, et puis j’étais vraiment séduisant, vraiment de ceux qu’on aime, — hélas ! je puis bien le dire à mon âge ! Elle m’aima donc : ce fut aussi fou qu’horriblement triste. La lueur de l’incendie se répandit sur elle et la rendit plus affreuse. Une imploration poignante, une prière infinie ne cessèrent de paraître sur son visage, qui chassaient d’autant plus toute idée sexuelle. À part qu’elle semblait saine, tout en elle portait au dégoût.

Bouche rentrante comme un nombril, joues à bajoues l’une beaucoup plus grosse que l’autre, oreilles pointues et velues, cou de dindon, rouge, peau grenue, yeux minuscules et gonflés de chair molle — en vérité, dix ans de tête-à-tête dans une île déserte n’auraient pu la rendre acceptable.

Elle ne m’en aima que plus formidablement. Elle se consuma, elle maigrit. On l’entendait se remuer la nuit, dans l’insomnie, et pleurer même, car tout s’entend dans ces chalets de bois aux échos délicats. Bientôt, elle devint faible au point de ne presque plus pouvoir marcher, et, littéralement, elle se mourait de faim. J’avais pitié d’elle, mais l’idée seulement de la moindre caresse… ah ! tout mon cœur se révulsait.

Un soir, au crépuscule, elle était étendue sur une chaise d’osier, au bord du joli pré plus fleuri encore qu’herbeux. Je me trouvai seul auprès d’elle. Je m’informai de sa santé et — on ne sait jamais pourquoi les nuances — il y eut un accent de vive pitié dans ma voix. Alors les larmes vinrent au blême visage.

— Ah ! murmura la pauvre fille, j’avais cependant renoncé à l’amour… j’avais accepté la vie sans espérance… la mort avant la mort !

Ses larmes coulèrent plus vives, ses mains se joignirent, et d’un accent plus bas, entrecoupé, venu des abîmes de l’être :

— Si, une fois seulement, — mais, enfin, une fois… je pouvais être comme une autre femme… une fois être à vous… il me semble que ce miracle me rendrait la vie supportable… que ce souvenir serait une impérissable consolation…

Elle se cacha la figure ; je lui dis adieu doucement. La nuit commençait de descendre. Sur le bord du torrent, je méditais ce grand aveu : Une fois… un miracle ! Mais ce miracle dépendait de moi, de ma pitié, de ma miséricorde.

À mesure que tombait l’ombre, il me venait quelque chose de fort, d’austère, d’infiniment charitable. Mon cœur battait d’une résolution grandissante, et, comme je passais par l’Abri des Chamois, je me sentis tout soudain décidé.

Je rentrai lentement, toujours plus plein de charité, mais aussi, hélas ! dans une froideur extraordinaire des sens. N’importe ! ma résolution était prise, lorsque je montai d’un pas rapide à ma chambre. J’avais, dans ma petite pharmacie de voyage, quelques pastilles destinées, à très petite dose, à réveiller les nerfs, vers la fin des excursions trop lassantes, mais qui, en plus grande quantité, devenaient des excitants redoutables. Je pris ce qu’il en fallait prendre et me rendis incontinent auprès de la malade. Sa porte était entr’ouverte. Elle écrivait une lettre, à la lueur d’une bougie ; elle poussa une faible exclamation en me voyant entrer.

— On ne peut pas dormir, par ce temps, dis-je en montrant la lune, qui se levait entre deux montagnes… Ne voulez-vous pas que nous causions un peu ?…

Elle vint s’asseoir au grand balcon-galerie qui contournait tout le chalet, dans la pénombre, de manière à rendre indécis son visage. Le temps était divin — tiède et pourtant léger. Nous parlâmes, au hasard des mots. Il s’élevait des nues qui, à tour de rôle, tamisaient l’astre et les névés lointains. J’avais éteint la bougie, sous prétexte qu’elle empêchait la contemplation. Et, peu à peu, dans la lueur confuse, dans la jolie odeur aromatique des prés, des rêves bien tendres m’envahirent, qu’activait la drogue. Mes phrases devinrent aimables. La volupté d’être adoré effaça l’horreur, et, comme un plus gros nuage jetait son ombre sur le paysage, j’attirai sur mon cœur ce pauvre être palpitant, délirant, à qui je donnais les béatitudes infinies.

II

Que vous dire ? J’eus encore le même courage, grâce aux mêmes moyens, les autres jours de cette semaine, — et, vraiment, j’y trouvais une récompense, une sévère joie de sacrifice. Mais après, les impressions premières revenant avec trop de force, il me fallut fuir le val de G… en donnant toutefois un prétexte fort plausible.

Un mois se passa, puis, un matin, je reçus une lettre d’allégresse, de folie joyeuse — où l’on m’annonçait ce que vous devinez — où l’on se déclarait à jamais réconciliée avec la vie, prête à vieillir sans tristesse, sans regrets, ayant gagné le lot divin.

Depuis, j’ai revu, en simple ami, la déshéritée.

Elle ne cessa de se tenir heureuse entre les heureuses, toute sa force concentrée à adorer notre petite fille, qui crût en beauté et en grâce, au point que vous savez, fleur miraculeuse de la pitié, fille du plus grand acte de charité de ma vie !