Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/VII

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Librairie Plon (p. 151-157).

LE SACRIFICE


À G. Geffroy.

I

J’aime une petite fille de Lyon, aux confins des Brotteaux, aussi charmante que jamais oréade mirée dans les sources de la Saône. Je n’ai point connu d’âme plus délicieuse, ni de cœur plus parfait. Elle est pure, fraîche, fidèle, pleine de tendre génie, faite au tour et ornée d’une chevelure aussi lumineuse que les nuées que commence à dorer le crépuscule.

Après ma jeunesse parfois orageuse, elle m’est un verdoyant refuge, une île d’amour, de sécurité, où j’espère habiter d’innombrables automnes. À peine si j’ai connu auprès d’elle — et dans les débuts seulement — quelque menue crise de jalousie, quelque soupçon vite tari, quelque peur fugitive de l’avenir. Elle sut dissiper ces vapeurs légères par une claire franchise, ouvrant à la moindre méfiance son âme de cristal, sa loyale destinée. Tant de douceur aurait pu mener à la satiété, mais elle a des dons si vifs et divers qu’on en oublie de se lasser d’elle, qu’on demeure chaque jour étonné de voir éclore de neufs et doux désirs.

II

Nous eûmes pourtant quelques mois de trouble ; à cause d’une amie pour laquelle elle ressentait une affection aussi profonde que pour moi-même — car elle fut créée pour l’amitié autant que pour l’amour. Cette amie méritait d’être chère. Outre qu’elle avait jadis soigné Marguerite, atteinte d’une maladie dangereuse, elle montrait un attachement si entier qu’il y fallait céder.

Au temps où je faisais ma cour, Jeanne D… essaya d’abord quelque opposition, puis, à mieux me connaître, je sentis qu’elle prenait confiance et devenait peu à peu mon alliée.

Je lui en fus reconnaissant ; je la traitai presque en sœur, dès que je fus devenu l’époux libre de Marguerite. Elle-même semblait avoir des sentiments fraternels, lorsque, vers la deuxième année de mon union, nous la vîmes devenir rêveuse, distraite et amèrement chagrine.

Je ne tardai point à percevoir que j’étais cause de ce changement, que la pauvre fille s’était prise d’amour pour moi. Elle s’en cachait de toutes ses forces, âpre à lutter contre son penchant ; mais elle ne pouvait arrêter tel tressaillement, tel regard jeté à la dérobée, durant qu’elle ne se croyait pas vue.

Eût-elle été la plus jolie des filles d’Ève, il me semble que je n’aurais pu l’aimer à cette époque, mais elle était d’une laideur amère et terne qui éloignait à l’infini tout sentiment idyllique : d’autant plus étais-je mélancoliquement touché de la voir atteinte du mal qui perpétue les hommes. J’avais peur de laisser transparaître cet intérêt, dont elle eût été humiliée, et j’espérais aussi que Marguerite ne s’apercevrait de rien.

III

Un matin, nous avions remonté la Saône. Nous nous trouvâmes à la campagne, couchés à l’ombre des jeunes peupliers et nous livrant à l’une des plus charmantes occupations humaines : voir couler l’eau.

Dans les premiers moments, nous étions trois, mais bientôt Jeanne, d’un air sombre, s’était éloignée. Nous pouvions la voir marcher en aval. Soudain Marguerite, m’éclairant d’un de ces grands regards qui m’altéraient d’elle :

— Jeanne me brise le cœur ! C’est comme le remords d’un crime, lorsque je la vois se ronger ainsi qu’aujourd’hui… lorsque je sens qu’elle rêve au suicide ?

— Au suicide ? m’écriai-je… Qu’est-ce qui te fait croire ?…

— L’instinct le plus sûr. La pauvre fille s’était résignée à l’existence vide… mais le mal l’a enfin atteinte, et si terriblement, que j’en frissonne souvent d’épouvante…

Elle parlait en rêve, dans une grave et tendre douceur, pleine d’une sorte de divinité.

— Tu ne m’as jamais rien dit, murmurai-je.

— Je ne t’ai jamais rien dit, parce que c’est de ces choses dont il ne faut parler que dans un but bien clair. À quoi auraient servi de vaines confidences ?

Sa voix sonnait étrange : je sentis que j’allais entendre une de ces choses singulières dont son âme originale m’avait quelquefois fait la surprise.

— Tu as donc un but ?

— J’ai un but… et non d’aujourd’hui Longtemps je suis restée indécise, car je voulais d’abord être sûre de moi-même, m’interroger en tous sens… et, aussi, j’avais peur de toi. Mais à mesure que je l’ai vue pâlir et maigrir, j’ai compris mon devoir — notre devoir. — Il m’est aussi venu comme une espèce de double vue ; il m’a semblé que je lisais plus clairement dans toi, dans elle, dans moi-même. Alors, j’ai pensé que tu aurais la force de guérir la pauvre fille.

Elle s’était rapprochée, elle me jetait un regard magnétique, plein d’une ardente supplication, d’une douceur impérieuse :

— Eh ! m’écriai-je… je n’aurai pas cette force, et l’eussé-je, Jeanne verrait trop vite que c’est de la pitié et n’en serait que plus chagrine… Puis, toi-même, malgré que tu dises…

Elle continuait à me regarder, à me pénétrer de son âme ; elle reprit avec énergie :

— Je sens que, par amour pour moi, tu trouveras je ne sais quelle charité brûlante… et pour Jeanne, je sais qu’elle n’espère, qu’elle n’espérera jamais que cette charité… qu’elle aimera la vie pour avoir été pressée contre ta poitrine… Écarte toute vaine prévoyance… aide-moi à sauver cette pauvre existence perdue… oublie de raisonner…

De mot en mot, je sentais qu’elle me persuadait, qu’elle m’induisait, et quand elle se tut, quand elle prit mes mains entre les siennes, qu’elle attira ma lèvre vers sa bouche, je n’avais plus de résistance.

IV

Le soir, Marguerite prétexta une visite à faire et me laissa seul avec Jeanne. Il y eut d’abord un pénible silence. La pauvre laide, courbée devant un feu clair de printemps, continuait son rêve de tendresse et de désolation, peut-être de suicide. Je la regardais, plein de doute et d’inquiétude.

D’abord la pensée de l’étrange devoir me paralysa, puis, à une contraction du visage mélancolique, il vint une compassion troublante, une angoisse généreuse. Et tout à coup, il sembla que l’ombre de Marguerite était subtilement mêlée à son amie, que sa beauté imprégnait la souffrante silhouette ; « l’ardente charité » brûla mon cœur, j’étendis les bras, j’attirai d’un geste violent la jeune fille, je posai ses lèvres contre les miennes, je trouvai la force qu’il fallait pour guérir cette funèbre destinée… et ce soir, comme en d’autres soirs, je vis bien que la bonté de mon amie n’avait pas trop espéré de nos trois êtres, que la vie rendue à notre sœur n’assombrissait point notre amour.