Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/X

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Librairie Plon (p. 175-182).

LE MONSTRE


À F. V. Griffin et H. de Régnier.

I

Harriet Irondale, en descendant l’escalier avec sa petite fille Madge, rencontrait souvent un monstre, une femme au visage dévoré par un mal si hideux que le cœur défaillait en la regardant. Cette femme cachait d’ordinaire son visage sous un grand voile noir. Sa laideur lui avait valu de passer pour sorcière dans le voisinage ; l’horrible lèpre, au bas peuple, semblait le signe d’une puissance souterraine. On l’accusait de marmotter des sorts, de faire manquer les mariages, de donner des maladies et de rendre fous les enfants. Harriet rêvait d’elle, la nuit, dans ses cauchemars : elle était poursuivie à travers des rues branlantes, sur des ponts, aux rives de vieux canaux, dans des brouillards, tenant Madge désespérément contre elle, tandis qu’un pas étouffé venait derrière, infatigable. Elle finissait par tomber ; et quelque chose de visqueux et de velu montait sur elle, chuchotait abominablement. Elle s’éveillait alors en sueur et pensait à la Barrow.

Or, celle-ci s’était prise d’affection pour l’enfant, sans qu’Harriet osât s’en montrer fâchée, dans la crainte d’une ténébreuse vengeance. Chaque fois que la sorcière rencontrait la mère et la fille, elle criait :

— Oh ! m’ame, je n’ai jamais eu tant d’amour pour personne que pour ce petit ange.

Harriet tressaillait d’horreur, mais Madge jetait, du bout de ses petits doigts, un baiser à la monstre.

— Oh ! la petite fée ! la petite fée ! criait celle-ci.

Elle avait cependant le bon esprit de se tenir à quelque distance, et jamais elle ne prit l’enfant dans ses bras. Mais son affection était sincère. Elle guettait l’enfant, elle vint plusieurs fois chez Harriet, rien que pour contempler Madge. Elle lui criait, à distance, mille tendresses, apportait des gâteaux soigneusement enveloppés ; ses yeux luisaient de passion ; elle tremblait d’envie lorsque d’autres caressaient Madge devant elle.

Madge répondait à cet amour de la réprouvée. Elle était toute joie à sa venue, allait au-devant d’elle, bégayante, tirait ses jupes, insistait pour donner un baiser de ses petites lèvres fraîches sur la face croûteuse de son amie. Et l’autre palpitait de joie ; toute une vie de tendresses refoulées, d’expansion écrasée par les moqueries et les mépris revenait dans son triste regard.

Or, un matin glacé, Harriet laissa Madge seule pour aller chercher du pain, des pommes de terre et un quart de beurre. Elle comptait être absente trois ou quatre minutes seulement. Madge jouait avec une feuille de chou et trois pelures de carotte. Harriet ferma la porte négligemment et descendit en courant. Chez le marchand de beurre, il fallut attendre quelques minutes, la boutique étant encombrée. Lorsqu’elle revint, la porte était large ouverte et Madge partie.

La jeune femme fit trois ou quatre fois le tour de la chambre, d’un regard fou, dilaté, laissa rouler par terre le pain, le beurre et les pommes de terre et poussa un cri bas, effrayé. Tout à coup il lui parut entendre le rire aigu de Madge. Elle écouta. C’était en bas, dans la cuisine, chez mistress Barrow.

— Bon Sauveur ! Damnée sorcière ! Je veux savoir ce qu’elle fait avec mon enfant !

Elle passa de vieilles socques trouées, descendit silencieusement l’escalier, et le marmottage de l’enfant, les mots superlatifs de mistress Barrow lui parvenaient par lambeaux. Elle se trouva enfin à la porte de la cuisine.

La porte avait un demi-pouce d’entre-bâillement. Harriet, enhardie subitement, repoussant la crainte, en réaction vers la bravade, espionna. Sur un petit tabouret en triangle, recouvert de vieux Brussels carpet, cette gamine de Madge, carrément assise, dévorait une tranche de pain sucrée de cassonade et beurrée. Elle était tout expansive, interrompant ses bouchées pour rire, crier, dire une incompréhensible histoire à l’hôtesse ; celle-ci, assise aussi, à distance, au fond de la cuisine, tenait un grand couteau, et un pain était devant elle sur la table. Par une précaution qui émut Harriet, elle tenait le couteau dans un bout de gazette, et un carré de toile propre couvrait le pain à l’endroit où elle devait normalement appuyer la main lorsqu’elle découpait.

Madge finit sa tranche.

— Un autre morceau ? dit l’hôtesse avec une bonne grâce extrême.

— Pi-pou-pease ! dit Madge.

Missis Barrow coupa avec des précautions touchantes dans le pain. Ses yeux étaient d’une grande douceur. Elle les détachait rarement de Madge.

— Oh ! comme votre mère a tort, darling, de penser que pauvre mistress Barrow risquerait votre aimable petite santé !

À la tendre inflexion, Madge se leva, voulut courir au monstre, la caresser.

— Non, non ! fit l’autre avec quelque effroi. Restez là, doux cœur ! Voici un autre morceau pour vous, beauté, canard ! Avec votre jolie petite boule !

— Mais, pensait Harriet, la sorcière n’est pas méchante, pas méchante, en vérité !

La petite main de Madge se levait. Missis Barrow y déposa prudemment le morceau de pain. Elles étaient en ce moment, toutes deux, l’enfant et l’hôtesse, tournées à moitié vers la porte :

— Quoi ! se dit Harriet… est-ce possible, par Jove !

Oh ! une chose bien singulière ! Voilà que l’œil de la chérie et l’œil de la Barrow étaient semblables, absolument, de forme, de couleur, de lumière.

— On jurerait fille et mère ! pensait Harriet.

Une épouvante discrète entra au fond d’elle. C’était bien de la magie, n’est-ce pas ? Que cette charmante tourterelle allât ressembler à cette damnée plus qu’à sa propre mère !

La voix tendre, légèrement chanteuse de l’hôtesse coupa les pensées barbares de la jeune femme. Le monstre disait :

— Madge, si j’étais riche… oh ! si j’étais riche ! J’irais dans Hackney Road, chez Faulkner. Et j’achèterais là de la soie, du velours, de la dentelle… et puis, j’irais chez l’épicier, et chez le boulanger et dans la boutique de pâtisserie… et j’achèterais des petits pains, des gâteaux, du beurre, des œufs, du sucre… et la soie, le velours et la dentelle et les gâteaux seraient pour Madge ! Et une tailleuse la ferait plus jolie encore qu’elle n’est. Et Madge mangerait les gâteaux.

— Oui, dit Madge.

— Eh bien ! Madge… prions. Il écoute ! Dites après moi, Madge… Dieu…

— Ieu !

— Donnez à mistress Barrow.…

— Do’é mî Bê…

— Beaucoup de souverains…

— Oucou ouwë-in…

— Pour habiller Madge.

— Ou yé mé.

En entendant cela, Harriet laissa aller sa tête contre la muraille et se mit à pleurer, silencieusement. Ah ! pauvre diablesse ! Quelle honte de l’avoir crue sorcière ! Ce fut un méchant, sale trick ! En misère comme elle était, donner ainsi son pain à Madge et souhaiter de la nourrir de gâteaux et de l’habiller de soie ! Ah ! pauvre diablesse de monstre !

Mais Harriet essuya son visage, fit quelques pas en arrière, ôta ses socques, les fourra dans sa poche, revint en faisant un peu de bruit. Elle frappa à la porte :

— Entrez !

La Barrow vint au-devant d’elle, effarée, con- fuse, tout de suite commença des excuses :

— Vous ne voudriez pas le croire… j’étais là assise, à réparer une boutonnière… et tout d’un coup que vois-je !… Madge… l’ange ! Madge toute seule qui poussait ma porte. Je n’ai pas eu le cœur de la renvoyer… Je n’aurais pas pu… j’étais si saisie ! Excusez-moi.

— Ne le mentionnez pas, m’ame !

Et Harrick s’accouda, volontairement, à causer avec le monstre, à écouter les confidences de l’âme acide, ses colères contre le voisinage, la violente vengeance germée derrière le gangrène, l’affreux bas-fond d’une âme reléguée dans la solitude de l’horreur, pourchassée par l’insulte, sans une seule sympathie, tapie là à pourrir miette à miette, sous l’acharnement de la Nature et de l’Humanité liguées contre sa pitoyable carcasse.