Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XI

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Librairie Plon (p. 183-190).

LA CHARITÉ AMOUREUSE


À P. Adam.

I

« Elle me dégoûte ! » dit Vérène de Vendôme, fine, claire et nonchalante, en montrant Léa Charvin qui venait de raconter comment trois hommes s’étaient tués pour elle. « Je n’ai, Dieu merci ! aucune mort sur la conscience, et pourtant !… »

Elle étirait son corps souple, où le divin ouvrier avait jeté toutes les grâces ; sa tête fière se levait dans une gloire lumineuse. Si des multitudes de fous ne s’étaient suicidés pour elle, sûrement c’est qu’elle ne l’avait pas voulu.

— Je suis charitable, reprit-elle, je crois avoir accompli plus d’actions vraiment bonnes que tous les fourbes des bons de soupe et des fourneaux vertueux ; j’ai été la consolatrice des affligés et le soutien des maris ridicules, outre que, d’ailleurs, je n’ai point été avare de mes louis pour ceux dont les douleurs ne dépassent pas l’estomac.

— Une chose nous intéresse entre toutes, interrompit Louis Genest en riant, c’est que tu aies été le soutien des maris ridicules… Pourrais-tu nous citer.

— Un exemple ? Je n’ai qu’à remonter à la fin de l’été dernier, et je t’assure que tu as bien tort de rire ! Dans toute ta misérable vie d’imbécile, tu ne feras rien qui approche de mon trait de morale en action !… En ce temps, mon caprice m’avait porté vers une vieille ville ardennaise où j’avais pris pension, dans un grand hôtel seigneurial du dix-septième siècle, noir et ruineux. L’hôte n’en occupait guère que la moitié pour loger les voyageurs de passage et quelques vagues fonctionnaires moisis et taciturnes. Le demeurant se louait à des familles de l’endroit, petits rentiers, petits commerçants en chambre, employés.

Je me trouvai voisine d’un ménage de l’espèce. L’homme était une manière de géomètre-arpenteur, âgé de quarante-trois ou quarante-quatre ans, doux, grave, taciturne. La femme, blonde encore dorée d’un rayon de beauté, le suivait à dix ans de distance. Enfin, deux jolis enfants, vifs et gais, qui furent la cause de quelques relations fugitives entre votre servante et le ménage.

La femme me déplut vite : elle était fausse, froide de cœur, bêtement coquette. L’homme, au contraire, m’inspira de la sympathie par la sincérité de sa nature, par un côté de candeur romanesque, par la vive tendresse qu’il témoignait aux siens.

Aucun de vous, pas même Genest, n’est assez daim, je suppose, pour croire que la question sexe eût rien à voir dans l’affaire ? D’autant que le pauvre Jacques C… était laid. Tout ce qu’on pouvait dire en sa faveur, c’est qu’il avait une laideur assez noble.

II

Un matin que je m’apprêtais à descendre, on frappe à ma porte ; l’un des enfants du voisin fait son entrée :

— Papa pleure, me dit-il… maman est partie !

J’eus l’impression immédiate du drame, et, je ne sais comme, je me trouvai entraînée par le petit. Jacques C… était pâle comme un mort, les yeux creux et fixes ; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Il sursauta à mon entrée ; le cœur me poignit en rencontrant son regard de misère. Je ne dis pas une parole, mais je pense, la pitié, la sympathie éclatèrent si vivement sur mon visage que le pauvre homme saisit ma main et la serra d’un mouvement désespéré.

— Contez-moi tout, fis-je enfin.

Et le pauvre diable se mit à me raconter la confuse aventure : la nuit d’attente, la lettre du matin où l’on avait l’insolence de lui envoyer un adieu éternel, son désespoir. Je l’encourageais, je lui jetais des regards que je ne jetterais pas à ce daim de Genest pour mille louis, et peu à peu il en vint à me conter sa jeunesse timide, le peu d’amour — et si douteux ! — qu’il avait connu, enfin sa tendresse pour cette femme :

— Et je crois, disait-il d’une voix sombre, qu’elle ne m’a jamais aimé… je le sens aujourd’hui comme une certitude au fond de mon être. Je ne puis dire à quel point cela me désespère… combien je me sens déchu et misérable d’être venu au monde sans avoir une seule fois été aimé !

Je sentis la profondeur du cri, et combien en effet ce doit être affreux pour un pauvre homme sensible, bon et pas bête comme était celui-ci, pour un pauvre homme qui n’a ni fortune ni renom, qui végète humblement dans son coin, de n’avoir jamais eu le grand trésor qui console de toutes les misères et qui fait seul que la vie est la vie ! J’en fus touchée jusqu’au bouleversement, jusqu’aux larmes, et mon parti fut pris immédiatement :

— Ne désespérez pas, lui dis-je… la vie est laide, mais elle a ses grâces qui rachètent tout ! Peut-être un jour…

Il sourit avec une tristesse affreuse :

— Ma destinée est close !

— Écoutez, repris-je, votre confidence m’a profondément touchée. Elle m’a si bien ouvert votre âme, qu’il me semble depuis longtemps être votre amie. Ne voulez-vous pas que nous passions la journée ensemble ? Je vous emmènerai à la campagne, j’essayerai de vous faire un peu oublier.

Une gratitude infinie se peignit sur son visage, mêlée d’étonnement et de timidité.

— Mon Dieu ! fit-il à voix basse… est-il possible que vous, si jeune, si belle, ayez pitié d’un paria d’amour !

Et je perçus, encore que le pauvre homme ne se figurât qu’une amicale compassion, qu’il était un peu consolé, se sentait moins avili.

III

Nous passâmes la journée ensemble, seuls, ne sortant du bois que pour nous arrêter une heure à l’auberge. À mesure, je préparais l’idylle, car il se fût méfié si je l’avais faite brusque. Vers le soir je lui dis :

— Pourriez-vous encore aimer votre femme si elle vous revenait ?

— Je ne sais, dit-il… Voilà qu’il me semble que c’est des mois qu’elle est partie… Ma douleur est entière, mais l’événement presque lointain…

Je demeurai devant lui, les yeux baissés, avec un air d’embarras. Et tout à coup, comme me décidant :

— Pourriez-vous aimer une autre femme… tenez, par exemple… moi ?

I pâlit, non qu’il osât concevoir une espérance, mais seulement de l’hypothèse. Sa voix tremblait en répondant :

— Vous ! Mais je n’oserais pas vous aimer, pas plus qu’un mystique n’oserait aimer la Vierge.

— Mais si vous osiez ?

— Si j’osais, il faudrait que je croie que vous puissiez me le permettre, et alors je donnerais ma vie pour un mois de votre amour !

Je lui pris la main avec douceur et je le regardai bien en face :

— Vous venez de dire combien le matin de ce jour vous semblait loin déjà… Il y a de ces moments où tout va si vite qu’une heure vaut des semaines… et cela a été ainsi, ce jour, pour moi comme pour vous… Ce matin j’étais votre amie, et ce soir, je ne sais comment cela s’est fait, mais voici que j’ai un plaisir nouveau à me trouver avec vous… et tel que je suis sûre de vous aimer, sinon maintenant, du moins avant qu’il soit peu !…

Je n’ai plus jamais vu ce ravissement sur un visage humain, cette joie prodigieuse, infinie, et tandis qu’il s’agenouillait pour me baiser les mains, je sentis que je venais de réparer tous les péchés qu’avait pu commettre Marie-Magdeleine.

IV

Que vous dirais-je encore ? Je lui dispensai deux mois de bonheur tel que j’en arrivai à partager un peu son amour, et que j’eus un vrai serrement de cœur le jour où il le fallut quitter.

— Eh ! s’écria Genest en riant (il était seul à rire) à quoi cela a-t-il servi ? Tu as dû lui laisser une douleur cent fois pire que la trahison de sa femme.

— Imbécile ! dit Vérène, haussant les épaules. Je lui ai fait envoyer la nouvelle de ma mort par un parent « qui avait trouvé le nom de Jacques C… dans mes papiers ». En amour, la mort de l’objet aimé n’est qu’un chagrin, ce n’est pas un désespoir.