Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/IV

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Librairie Plon (p. 103-128).

LE COMBAT


À Mme J. Adam.

I

— Pour moi, dit le général Mallais, il n’y a pas le moindre doute que nous avions autant d’hommes de génie en 1870 qu’en 1792. Nous n’avons pas su les employer, ou l’époque ne nous permettait pas de les employer. Il y eut trop peu de temps entre Wissembourg et Coulmiers, sinon nous aurions pu nous habituer à choisir nos hommes sur les champs de bataille. Ne me dites pas que les époques sont trop dissemblables, que la guerre moderne exige des chefs plus instruits que les Hoche, les Moreau, voire les Pichegru. L’étiage de l’instruction était suffisant, en 1870, pour permettre des révélations analogues à celles de l’autre siècle. Je le répète, c’est le temps qui a manqué. Nos Lückner ont gardé leurs positions, tandis que nos Moreau sont demeurés sous-lieutenants, au maximum capitaines… Personnellement, j’ai rencontré un homme de génie, un homme que je ne crains pas de comparer à Bonaparte, et si j’en ai rencontré un, pourquoi n’y en aurait-il pas eu dix ? Il se nommait Charles Rambert et servait sous mes ordres. Ce n’était pas un officier de profession. Il apprit le métier, pour ainsi dire, en se jouant, et montra de telles aptitudes, une telle ardeur, qu’en moins de trois semaines je lui confiais une lieutenance. Non seulement il se montra digne de mon choix, mais son habileté semblait s’accroître en raison même des difficultés. À cette époque, encore un peu souffrant d’une blessure, on m’avait chargé de la formation de recrues. J’avais toute liberté ; je pouvais employer mes hommes comme bon me semblait. J’eus donc l’occasion d’éprouver Rambert de toutes les façons, depuis de petites manœuvres d’éclaireurs jusqu’à des surprises nocturnes. Il se tira de tout avec un succès si extraordinaire, que ma confiance en lui fut bientôt partagée par tous mes officiers, sauf quelques jaloux. Quant aux troupes, il les avait fanatisées à la fois par son habileté à les commander et par ce je ne sais quoi qui fait les conducteurs d’hommes. Je crois que, pour mon compte, je l’admirais plus que tous les autres : j’avais fini par l’aimer comme un fils.

Mais ne nous attardons pas. Le petit récit que je vais vous lire vous dira que j’avais bien placé ma confiance. Sans doute, il ne vous prouvera pas que Rambert eût du génie (pas plus que le récit des batailles de Bonaparte ne peut prouver le génie de celui-ci), mais il pourra vous le montrer, si vous voulez bien faire attention que Rambert exécuta réellement, en temps opportun, toutes les manœuvres, en apparence simples, qui sauvèrent d’une destruction certaine la brigade du général Odoard, le 4 janvier 1871.

II

Le matin de cette journée, le général Odoard, campé avec une brigade et cinq bataillons au bord de la rivière d’Is, eut le rare bonheur de n’être pas surpris par les Bavarois. Cependant, les éclaireurs envoyés la veille au soir et le matin même n’avaient signalé l’approche d’aucune colonne ennemie. Vers neuf heures, un cavalier survint, monté sur une pauvre bête demi-agonisante et férocement éperonnée ; il se dit lieutenant du génie, demanda à parler au général et le prévint de l’approche des Allemands.

Les Bavarois, racontait-il, s’étaient mis en marche au milieu de la nuit, vers cinq heures du matin, renseignés sur la position occupée par les Français. Lui, caché dans une citerne vide, avait suivi la conversation d’un colonel et d’un commandant. Il put se procurer un cheval après le passage de la colonne, et accourir. Le cheval étant vieux et sans ardeur, il n’avait parcouru que huit lieues en quatre heures. Les Bavarois marchaient vigoureusement ; ils n’avaient pas dû faire de détours comme lui. Tout faisait prévoir que, vers onze heures, ils pourraient commencer l’attaque de la brigade française.

— Vous parlez donc l’allemand ? demanda le général au cavalier.

— Oui, général.

— C’est bien. Et vous êtes lieutenant du génie ?

— Oui. J’ai échappé hier après midi, à la faveur d’un déguisement, aux chasseurs ennemis, qui m’avaient fait prisonnier.

— Êtes-vous parvenu à vous rendre compte des forces ennemies ?

— Il n’y a pas plus d’une brigade d’infanterie, quelques escadrons de chevau-légers, une batterie et demie d’artillerie.

— Vous êtes sûr de cela ?

— Parfaitement.

Le général hésita entre la retraite et le combat. La position occupée par ses troupes comportait une excellente défensive, en tout cas, et une offensive aisée si la bataille tournait avantageusement. Peut-être le général ne tint-il pas suffisamment compte d’un grand terrain marécageux au sud, derrière une saillie mamelonnée du campement ; ce terrain pouvait compromettre la retraite en cas de malchance. Voici, largement dessinée, la position occupée par la brigade :

La rivière, en se contournant en demi-cercle, bornait le campement à l’ouest, au nord, partiellement à l’est. Au sud, de vastes terres immergées. Une série de mares allaient lentement rejoindre la partie sud-ouest de la rivière. Le sud-est, plan, s’ouvrait entre l’extrémité des marais et un tournant du cours d’eau, et c’était la seule issue logique en cas de retraite : acculées au marais, les troupes françaises devaient inévitablement choisir entre la capitulation ou une victoire de désespérés.

Ce champ de bataille, si singulièrement enclos, ne manquait pas d’excellentes positions tactiques : le terrain avait des dépressions favorables à l’abritement des troupes ; un hameau, aisément fortifiable, protégeait le nord-est ; des saulaies permettaient de dissimuler les tirailleurs et les mitrailleuses sur tout le parcours des rives ; une châtaigneraie, en majeure partie composée de taillis, pouvait dissimuler quelques bataillons vers le centre. L’attaque des Bavarois devait logiquement se faire par le nord, sans trop incliner vers l’est ni vers l’ouest, car dans ces deux cas il leur eût fallu perdre trop de temps en détours et laisser à la brigade française le temps d’échapper par une des tangentes de la rivière ou par les terres planes du sud-est. Le général Odoard, après un quart d’heure de réflexions, se décida tout à coup au combat. Il eut le mérite de s’y décider fermement : supériorité réelle en 1870-1871, où le doute, la temporisation, la trop grande préoccupation des contingences, ont fait culbuter les meilleures armées. Il envoya immédiatement ses meilleurs éclaireurs en campagne, fit fortifier le hameau, ordonna la construction de tranchées-abris aux points exposés, puis se tint prêt à toutes éventualités.

Voici, approximativement, les forces disposait :

  Hommes.
1° Une brigade d’infanterie, soit :
1 bataillon de chasseurs 
700
2 régiments d’infanterie 
4.000
2° Une batterie de 4 attachée à la brigade, soit : 6 canons et 
150
Une demi-batterie de mitrailleuses, soit : 3 pièces et 
70
3° 3 escadrons de cavalerie légère, soit 
375
4° En outre la brigade avait rallié 5 bataillons d’infanterie appartenant à divers régiments, soit 
3.700
3 canons de divers calibres (1 de 12, 1 de 8, 1 de 4) et 
70
Une demi-batterie de mitrailleuses, soit 3 mitrailleuses et 
70
5° Enfin une soixantaine d’hommes du génie 
60
Total 
9.195


La brigade bavaroise qui s’avançait devait, en moyenne, compter 7,500 hommes, deux à trois cents de plus ou de moins peut-être. Si le général Odoard s’était trouvé en rase campagne, il aurait à peine osé risquer la bataille avec 15,000 hommes, car il n’y avait véritablement aucune comparaison à établir entre 9,195 hommes peu ou point exercés (commandés en grande partie par des officiers frais émoulus ; équipés et nourris médiocrement malgré la température basse ; n’ayant pour la plupart jamais vu le feu ; tirant mal et manquant naturellement de confiance après toutes les tribulations de la France) et 7,500 hommes admirablement instruits, supérieurement commandés, enhardis par vingt batailles favorables, tirant avec méthode et soutenus par la meilleure artillerie existante. Le corps à corps seul pouvait rétablir quelque peu l’équilibre. Mais le corps à corps est devenu la manœuvre de la dernière heure, et encore les Allemands, durant le guerre de 1870, l’ont rarement risqué avant que l’écrasement de l’adversaire fût déjà un fait accompli.


Le général admettait donc qu’il disposait en réalité de moins d’unités effectives que son adversaire bavarois, mais il avait en revanche une position tactique et stratégique excellente, à moins qu’il ne se laissât couper la route du sud-est, éventualité facile à prévenir, croyait-il.

Vers dix heures, quelques éclaireurs revinrent annoncer l’approche de l’ennemi, dans la direction du nord. Vers dix heures et demie, le général fut informé que l’ouest et l’est étaient tranquilles. Le cavalier du matin, interrogé de nouveau, assura que les Allemands n’avaient pu disposer de plus d’une brigade, car une armée française les menaçait en flanc. Vers onze heures, les postes extrêmes d’espions et d’éclaireurs vinrent confirmer les renseignements précédents, tandis que le général, monté sur la colline culminante de son camp, examinait un mouvement de troupes exactement vers le nord.

Quelques minutes après onze heures, le feu s’ouvrait, contre l’habitude de cette guerre, du côté des Français. L’unique pièce de 12 gronda, annonçant un adversaire vigilant aux Bavarois. Ils ne répliquèrent pas, laissèrent la grosse pièce tonner seule, pendant vingt minutes, puis ouvrirent le feu simultanément à droite et à gauche, en convergence. Le canon de 8 de la brigade se mêla à l’action.

Ce début sembla défavorable aux troupes bavaroises, exposées en plaine rase. Nos projectiles portèrent sans difficulté, tandis que la canonnade allemande eut d’abord peu d’efficacité. Mais graduellement, les qualités de précision des artilleurs ennemis rétablirent quasi l’équilibre.

Le hameau et la châtaigneraie reçurent une redoutable pluie de bombes, bientôt accentuée encore par l’approche offensive de l’ennemi et la mise en bataille des pièces de médiocre portée. Il est vrai que nous démasquâmes cinq canons de 4 dont l’effet fut terrible sur les bataillons mal abrités.

Quatorze canons, répartis de part et d’autre, jouaient le formidable prologue du drame.

L’offensive bavaroise se poursuivait avec ténacité. Le crépitement des chassepots, suivi de celui des dreysses, marqua une nouvelle phase. Un bataillon de chasseurs et un bataillon de ligne bavarois se déployèrent en tirailleurs dans la plaine et marchèrent lentement sur les positions françaises. Trois autres bataillons évoluèrent vers le sud-est par pelotons épars.

Pendant cinq quarts d’heure, les Allemands gagnèrent continuellement du terrain, et le tir de leurs fusils, incertain aux grandes distances, devint meurtrier à 350 pas de la rivière. Leur artillerie était arrivée à une précision magistrale, et, sans les mitrailleuses françaises démasquées une à une et très efficaces, la situation des troupes, cantonnées au hameau et dans la châtaigneraie, serait devenue intolérable. Vers une heure, les Français démasquèrent leurs dernières mitrailleuses et les deux canons de 4 de la réserve. La bataille prit un caractère de plus en plus décisif. Le hameau, criblé par les bombes et la mitraille, dut être évacué ; un incendie en dévora les deux tiers. L’artillerie bavaroise tonna avec furie sur le centre et l’aile droite de notre brigade, afin de protéger le lancement d’un pont volant. Ce pont fut immédiatement franchi, malgré une fusillade terrible des chassepots. Trois bataillons ennemis passèrent la rivière et réussirent, avec le concours de l’artillerie, à maintenir les Français à distance. Bientôt la châtaigneraie aussi fut occupée par les Bavarois, dont deux autres bataillons franchirent le cours d’eau en moins de vingt minutes.

Voici quelle était, à une heure, la situation respective des combattants :

Du côté des Français, sept bataillons s’étaient retranchés, avec la presque totalité de l’artillerie, dans les terrains mamelonnés du sud et du sud-ouest. Un demi-bataillon résistait dans les saulaies de l’ouest, assez bien reliées à la position principale. Quatre bataillons et demi occupaient les terres planes du sud-est et une colline à l’est. La cavalerie, dissimulée à l’arrière-garde, attendait, peu endommagée par l’ennemi. Les pertes des Français, tant en morts qu’en blessés, pouvaient être évaluées à 900 hommes. Les Allemands étaient légèrement plus éprouvés. Les Bavarois occupaient maintenant la plus grande partie du tournant intérieur de la rivière, la châtaigneraie et les abords du hameau de Gondeville. Ils avaient là cinq bataillons. Les deux autres bataillons n’attendaient que des ordres pour franchir le rivière, où l’on venait de jeter un second pont. Leur cavalerie, comme la cavalerie française, se tenait au loin, bien abritée, offrant très peu de front. L’artillerie germanique avait éteint le feu de trois canons Français et restait elle-même intacte.

L’objectif de l’ennemi était de séparer les quatre bataillons et demi français du sud-est des sept bataillons et demi du centre et de l’ouest, d’écraser les premiers, d’acculer les seconds aux marécages, ce qui devait amener le général Odoard à une capitulation, et ce plan semblait bien près de triompher à une heure et demie de l’après-midi. Il faut remarquer qu’à ce moment toutes les forces françaises (sauf la cavalerie) combattaient, tandis que les Allemands n’avaient que cinq bataillons en ligne. Mais 4,200 fusils à aiguille, maniés par des soldats exercés, à une distance de 500 mètres, faisaient un ravage au moins égal à 7,700 chassepots épaulés par de pauvres diables qui envoyaient leurs balles aux distances et aux directions les plus ridicules.

Presque toute l’artillerie des Allemands croisait maintenant ses feux au centre des positions françaises, tandis que les bataillons d’attaque tentaient de couper la ligne de retraite du général Odoard en rejetant en arrière les 2,700 hommes du sud-est. Les Français offrirent une défense énergique. Notre fusillade, malgré son incertitude, amena un instant le recul des ennemis. Vers une heure trois quarts, le général allemand crut nécessaire d’avancer un bataillon de troupes fraîches, ce qui permit de reprendre immédiatement les positions perdues. Malgré des efforts prodigieux, le général Odoard se voyait donc sur le point, non seulement de perdre la bataille, mais d’être forcé à une capitulation, avec sept bataillons et demi et trois escadrons.

C’est alors que mon régiment vint rétablir l’équilibre. Il était deux heures et demie environ. Le soleil s’abaissait, grandissant, derrière la rivière. 2,000 hommes, blessés ou morts, encombraient le champ de bataille et les ambulances. Une fusillade impétueuse au sud-est annonça aux Bavarois déconcertés que la victoire était remise en question. Cependant leur position était trop nette, leur artillerie (qui venait encore d’éteindre trois pièces de 4 françaises) trop supérieure, pour qu’ils songeassent à reculer. Ils se contentèrent de continuer le combat un peu plus à couvert, derrière des abris naturels ou artificiels. La demi-heure qui suivit fut la plus meurtrière de la journée. Immobiles dans leurs positions, les Bavarois déployèrent une adresse fatale à mes troupes, qui devinrent aussi l’objectif d’une grande partie de l’infanterie ennemie. Les officiers de mon régiment furent très éprouvés : tous les commandants et la plupart des capitaines tombèrent héroïquement à leurs postes. À trois heures, Rambert se trouvait à la tête du troisième bataillon. Les Bavarois tentèrent alors un effort désespéré pour couper le centre et rejeter enfin l’aile droite à l’est. Ils avancèrent toutes leurs réserves ; leur dernier bataillon d’infanterie passa le pont jeté au nord, trois escadrons de cavalerie (450 chevaux) passèrent l’autre pont, et, tandis que le bataillon d’infanterie appuyait un mouvement formidable sur le centre français, la cavalerie fondait intrépidement sur mon régiment et les quatre bataillons et demi décimés de la plaine. L’attaque réussit partiellement au centre ; le général Odoard se vit obligé d’effectuer un mouvement de recul vers les marais, mais ses troupes se retirèrent en bon ordre et parvinrent à se maintenir à temps pour éviter une catastrophe immédiate,

Pendant ce temps, la cavalerie ennemie tombait comme l’ouragan sur l’aide droite, Elle fut reçue avec fureur, principalement par mon régiment. La fusillade, les coups de baïonnette, le bruit lourd des chevaux, les cris farouches des adversaires annonçaient une mêlée frénétique. Trois fois les chevau-légers renouvelèrent la charge, et à la troisième reprise je tombai, frappé de trois coups de sabre. Le désordre se mit un instant dans mon régiment, pendant que le capitaine Jamain tombait à son tour. Le général bavarois, nous voyant fléchir, lança le dernier escadron disponible pour achever la défaite.

III

Pendant que ces derniers événements se passaient, on me transportait à l’ambulance. Arrivé sur un tertre, j’exigeai impérieusement de ceux qui me conduisaient qu’ils me laissassent contempler la bataille pendant quelques minutes. Ils y consentirent. Le spectacle était lugubre ; presque partout nos lignes pliaient, et mon régiment s’embrouillait de la façon la plus misérable. Décidément la journée était bien perdue. Avant une heure, les Allemands seraient maîtres du champ de bataille, et le gros de nos troupes, rejeté contre les marécages, n’aurait plus d’autre ressource que de capituler ou de se faire massacrer lamentablement. Cette conviction s’accrut encore, quand je vis un de mes capitaines, nommé Dave, un pauvre vieux sans intelligence, s’avancer pour prendre le commandement de mes hommes[1]. Il essaya de donner quelques ordres, mais il n’obtint aucun résultat. Tout à coup un cri s’éleva dans une compagnie, cri que j’ai su depuis être : « Rambert ! » Ce fut comme une traînée de poudre ; le cri se répandit en moins d’une minute à travers les bataillons, si puissamment qu’une partie des autres troupes, entraînée, se mit à pousser des acclamations. Le pauvre vieux Dave regardait d’un air effaré, et comprenant que l’abnégation de toute vanité devenait un devoir suprême, il se résigna, il alla lui-même supplier Rambert de céder aux vœux du régiment. Et je vis Rambert s’avancer.

Un étrange sentiment de confiance traversa mon âme, tandis que le jeune homme parcourait à pas lents les compagnies disloquées. Tout mon cœur était avec lui. Je le vis donner ses ordres avec un calme parfait, comme s’il eût toute sa vie commandé sur le champ de bataille. Et déjà la force suprême des masses d’hommes — la confiance — raffermissait les rangs. Une sorte de mathématique pénétrait l’écheveau effrayant de la déroute. Notre fusillade redoubla ; les cavaliers commencèrent à hésiter.

En ce moment, mes brancardiers se remirent en marche, malgré mes ordres et mes supplications. Par bonheur, après une descente de quelques minutes, nous recommençâmes de monter : je pus voir que Rambert poursuivait son avantage. L’ouragan de cavalerie retrouvait des lignes fermes, une énergie reconquise, des hommes pleins d’espoir. La charge échoua, les chevaux tombèrent par troupes compactes, dressant une véritable barricade devant le régiment ; et les escadrons battirent en retraite, poursuivis par les cris victorieux de mes soldats acclamant leur jeune chef.

Rambert, sans perdre de temps, dépêcha trois de ses compagnies aux bataillons voisins, qui se dépêtraient contre la charge. Ce secours, joint à l’impression produite par le premier succès de Rambert, fit naître, là aussi, un retour de confiance qui décida la retraite des chevau-légers. Une ardente fusillade annonça au général Odoard que le combat n’était pas encore perdu au sud-est.

Cependant, cette charge de cavalerie échouée n’était pas, somme toute, un échec pour les Bavarois. Tandis que l’effort de notre aile droite se concentrait, une nouvelle avance de l’infanterie ennemie s’était faite, menaçant de plus en plus de couper le centre. Ce n’était point payer trop cher 300 cavaliers fauchés sur 600 : tactiquement, le général allemand approchait encore de la victoire.

IV

Mes porteurs venaient d’atteindre aux ambulances. J’obtins d’être transporté dans une roulotte qu’on avait réquisitionnée. De la petite fenêtre près de laquelle se trouvait mon lit, je pouvais encore suivre la bataille, car les ambulances étaient situées sur un petit plateau qui dominait les environs. J’étais frappé à la cuisse gauche et au bras gauche. Les blessures du bras droit n’étaient guère que deux estafilades superficielles ; la blessure à la cuisse, quoique assez profonde, n’intéressait aucun vaisseau principal. J’étais provisoirement impotent à la vérité, mais j’avais peu de fièvre, je pouvais subir les pansements dans une position à moitié assise, qui me permit d’assister à toutes les péripéties du combat. Je vis très bien que Rambert ne cessait de perfectionner sa position, qu’il rentrait en communication de plus en plus intime avec les chefs des quatre bataillons et demi du sud-est. Toute cette aile avait repris position. Il semblait qu’elle eût reçu du renfort. Les Allemands demeuraient impuissants devant elle. Néanmoins, je le répète, notre défaite semblait seulement retardée. L’artillerie allemande (huit canons intacts) couvrait de son tonnerre les trois pièces de 4 et les deux mitrailleuses qui nous restaient. Comme un coin énorme, l’armée bavaroise semblait prête à scinder la nôtre. Toute la courbe nord, le hameau et la châtaigneraie appartenaient à l’ennemi. Le centre français était clairsemé ; la droite, appuyée au tournant sud-est de la rivière et au nord-est des marécages, avait peu de couvert, sauf les saulaies que quelques compagnies de mon régiment occupaient en tirailleurs et que les Allemands ne pouvaient prendre qu’en s’exposant à de terribles feux de flanc et de face.

Dans l’ensemble, la position stratégique des Allemands leur assurait donc la journée. Notre aile droite une fois enfoncée, il suffisait désormais d’un moment de faiblesse, et la débâcle commençait. Le coin formidable, qui pénétrait entre nos ailes encore faiblement reliées, ne pouvait être émoussé que par une attaque générale bien conduite. Le général Odoard était peut-être plus prudent qu’il ne le fallait à cette heure sévère. Il tenait obstinément cantonnée dans ses tranchées-abris l’aile gauche, sur la résistance de laquelle il comptait sans doute le plus. Rambert, conscient de la nécessité de risquer l’offensive, envoya, comme je l’ai su plus tard, une dépêche au général, l’informant qu’il allait faire une rapide démonstration de tirailleurs par la saulaie et demandant que, si cette tentative avait du succès, les quatre bataillons et demi du sud-est pussent se joindre à mon régiment pour exécuter un vigoureux mouvement offensif. Ce que la dépêche ne disait pas, c’est que Rambert comptait que le général ne manquerait pas de faire appuyer ces mouvements par l’aile gauche et par une charge de notre cavalerie. Le général, rendu confiant par le raffermissement de la droite, entra dans les vues de Rambert, et les quatre bataillons et demi du sud-est reçurent l’ordre de combiner leur action avec celle de mon régiment.

Dans l’intervalle, Rambert avait dépêché des courriers pour donner l’ordre à quelques centaines de recrues que nous avions laissées au camp, de rallier le champ de bataille. Il avait ensuite rapidement inspecté la saulaie et, près de là, parmi des jonchées de cadavres d’hommes et de chevaux, il avait découvert deux mitrailleuses intactes. Il avait immédiatement résolu de s’en servir. Les caissons de mitraille, intacts aussi, gisaient à l’arrière, couverts de branchages.

Vingt minutes plus tard, les tirailleurs de la saulaie avaient reçu du renfort, les colonnes de mon régiment et les quatre bataillons et demi du sud-est n’attendaient qu’un ordre pour avancer sur l’ennemi, et une demi-compagnie de soldats, guidée par Rambert, chargeait à grand’peine les mitrailleuses et parvenait à les braquer tant bien que mal.

V

Déjà le drame d’une charge en masse débutait. Les saulaies crachèrent une fusillade terrible. Mon régiment et les bataillons du sud-est s’avancèrent. Notre cavalerie accourait comme une vague. Les Bavarois crurent à l’arrivée d’un renfort et montrèrent une indécision dont Rambert profita pour accélérer le mouvement. La distance entre les deux armées n’était point forte. Elle fut franchie en peu de minutes. Cavalerie, infanterie roulèrent furieusement sur les Allemands déconcertés. Et notre aile gauche, à son tour, commença de s’ébranler. Alors, dans les roulements des tambours, le crépitement des fusillades, la foudre des canons, il y eut une mêlée superbe. Quand elle fut bien engagée, Rambert fit tonner les deux mitrailleuses, et cette volée de mitraille alla tomber sur la cavalerie allemande, qui se rangeait pour la charge. Elle étonna l’ennemi plus que tout le reste et détourna, l’attention de ses chefs au moment même où une partie de notre gauche abordait à son tour.

La contre-charge de la cavalerie allemande fut considérablement atténuée par une nouvelle décharge des mitrailleuses ; la fusillade décrut ; plus de la moitié des troupes de part et d’autre s’engagèrent dans le corps à corps. Le hameau de Gondreville fut pris, repris, définitivement emporté par les Français, et si la bataille n’était pas encore gagnée pour nous, déjà se dégageait une certitude consolante.

L’énergie de l’attaque, l’approche du crépuscule, la reconstitution d’un centre écartaient la crainte d’une défaite honteuse. Désormais le champ de la retraite contingente était ouvert ; désormais même la perte de la bataille serait l’honorable fin d’une journée glorieuse ; désormais la brigade était au moins sauvée matériellement, avec Gondreville repris par Rambert et le centre bavarois en léger recul. Somme toute, nous avions l’avantage, malgré la ténacité des ennemis dans la plupart de leurs positions.

Le soir était venu. Le soleil venait de disparaître à l’horizon, et la bataille continuait à demeurer indécise. Mais là-bas, au sud-est, une colonne s’avance dans le grisonnement crépusculaire. On pouvait très bien l’apercevoir des ambulances ; mon chirurgien vint à la fois me signaler son approche et me dire que c’était un détachement français. Dix minutes plus tard, je reconnus les recrues que j’avais laissées au camp. Elles étaient accompagnées de paysans et de francs-tireurs. Tous s’avançaient en poussant de grands cris, et ce fut la péripétie finale. Une confiance suprême emporta nos troupes ; la certitude de la victoire soulevait jusqu’aux blessés. La châtaigneraie fut prise à son tour, le hameau de Gondreville dépassé par Rambert, tandis que les troupes de secours, par leur seule apparition, déterminaient la retraite du centre allemand. D’ailleurs, l’ennemi se retira en bon ordre, repassant les ponts avec lenteur au fur et à mesure ; cependant, un mouvement de flanc de Rambert mit deux cents prisonniers entre nos mains. Vers la nuit close, les ponts sautaient, la rivière séparait les deux armées.

Les Allemands avaient 700 morts, 1,600 blessés ; les Français, 800 morts et 1,500 blessés.

Notre victoire était complète. Elle était due tout entière à un seul homme. Au moment de son intervention, l’aile droite était partout en déroute, la gauche et le centre impuissants, l’armée entière découragée, prête à la fuite et à la reddition.

En moins d’une heure et demie, il avait changé la défaite en victoire.

Chacune de ses combinaisons paraîtra de peu d’importance en elle-même. Leur ensemble même peut ne pas frapper celui qui les examine tranquillement assis au coin de son feu.

Mais, je le répète, si l’on décompose froidement les manœuvres du plus grand homme de guerre, elles apparaissent avec le même caractère de simplicité. La plus belle victoire et les plus beaux mouvements stratégiques, même d’un Bonaparte, nous étonnent surtout par leur succès et par le sentiment que nous avons de la promptitude et de la simultanéité qui présidèrent à leur conception et à leur exécution. Or il est à remarquer que tout ce que nous avons vu faire à Rambert a précisément possédé les caractères de la promptitude et de la simultanéité. Reconstitution du régiment, contact établi avec les quatre bataillons et demi du sud-est, dépêche au général Odoard, ordre aux recrues laissées dans le camp, mise en position des mitrailleuses éteintes ; — tous ces menus événements furent exécutés avec une vitesse, une clarté et une coordination extraordinaires, et tout le génie de la guerre est là.

Le général Odoard, qui était un très honnête homme, reconnut sans restriction la part décisive que Rambert avait eue à la victoire ; il le félicita publiquement, sur le champ de bataille, et le couvrit d’éloges dans ses rapports. Pour moi, lorsque Rambert vint me voir à l’ambulance (j’étais, à la vérité, un peu affaibli par mes blessures), je le pris dans mes bras en pleurant comme un enfant.

Je vous raconterai quelque jour la mort de mon héros, pendant l’affreuse retraite de l’armée de l’Est, où il se montra de tout point admirable.

  1. Bien entendu, j’observais ces détails avec ma lunette d’approche.