Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XXII

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 269-274).

LE MAL DU BONHEUR


À Mme A. de Cavaillet.

I

La douleur est un fruit. Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter[1].

Le bonheur aussi peut tomber sur des branches trop faibles pour le porter, — et j’en vis un intéressant exemple. Vous avez connu cette sombre Julienne Syères, qui semblait une descendante des Abencérages. Sa figure éclatante, ses grands yeux cordouans, sa lèvre rouge et presque farouche lorsqu’elle la levait sur les dents argentines, la sauvage beauté de sa chevelure la détachaient sur le fond des autres êtres, comme une sorte de lumière d’ombre. Elle avait seize ans, elle était frêle, encore que sculptée à souhait pour le désir. Elle parut d’abord indifférente aux admirations, réfugiée dans une mélancolie fauve, le regard détourné. Tout soudain, elle fit son choix, — elle sembla reconnaître quelqu’un en élisant Maurice Brévane.

Elle le voulut avec une ardeur invincible qui vainquit parents et amis ; en moins de trois mois, elle devint la femme de Maurice.

II

Après son mariage, elle eut une physionomie extraordinaire. Sa beauté resplendissait comme une pierre de rubis, et l’on sentait, à la voir sourire, qu’un bonheur violent était dans elle, une joie de vivre presque effrayante. Au moindre geste de Maurice, elle devenait pâle, — mais cependant se contenait. Elle parlait peu, en public, à son mari, craintive sans doute, prise de cette peur instinctive qui nous fait conjurer le mauvais sort dans les moments trop heureux et que les fillettes sensitives connaissent mieux encore que les femmes faites.

III

Tout à coup, elle se mit à pâlir, à maigrir, à mourir. Un mal indéfinissable s’était abattu sur elle, si terrible et rapide que les médecins renonçaient à la sauver. Aucun symptôme de phtisie, de maladie de cœur, aucun signe pathologique en quelque sorte, mais un affaiblissement affreux, une fièvre meurtrière, bientôt une impossibilité presque absolue de remuer ses membres. Encore si elle eût été triste ! Mais, au rebours, une joie complète, une lueur d’allégresse dans ses pauvres yeux trop vivants pour le visage émacié. Comme elle n’avait point conscience de son état, elle adorait la maladie qui lui donnait la présence continuelle du bien-aimé. La douleur même de Maurice ne l’éclairait pas ; elle l’attribuait à un excès d’amour qu’elle n’était que trop faite pour comprendre.

IV

Un jour que Maurice reconduisait Charcot, le grand physiologiste l’arrêta dans une antichambre et lui dit, avec cette âpreté à la Bonaparte :

— Votre femme se meurt d’un mal nerveux qui n’intéresse aucun organe en particulier, — et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ce n’est pas un chagrin qui la consume, mais le trop grand bonheur !

À ces mots, Maurice se sentit défaillir : en un éclair, se vit l’unique cause de la mort de Julienne.

— Que faut-il faire, dit-il d’une voix soumise…

Charcot le regarda en face, de l’air impérieux, presque brutal, dont il inspirait confiance aux êtres :

— Votre femme est morte… Je ne puis répondre de rien… Mais, du moins, puis-je donner un espoir : faites-la souffrir.

— Souffrir ! fit Maurice avec terreur. La faire souffrir, elle !

— Oui, reprit nettement l’autre… C’est le seul espoir, — rendez-la jalouse.

Et il se retira sans vouloir ajouter un mot.

V

Deux heures plus tard, Maurice se trouvait dans une chambre voisine de celle où séjournait Julienne. La porte de communication était entre-bâillée. Maurice parlait à mi-voix avec une manière de vieille marchande à la toilette. Tout à coup, celle-ci, comme par mégarde, s’écria :

— Ma fille veut dix mille francs… sinon elle ne vous reverra de sa vie.

Un grand cri sinistre retentit dans la chambre de la malade, et Maurice se précipitant vit Julienne presque debout, échevelée, tendant vers lui ses bras qu’elle ne pouvait plus remuer depuis quinze jours. De grosses larmes roulaient sur son visage ; elle murmurait avec épouvante : — Je veux partir… je veux mourir !

VI

Elle demeura plusieurs jours dans une douleur taciturne et farouche, refusant de regarder même sa mère. Mais cette douleur lui fut salutaire. Elle reprenait des forces, elle pouvait se servir de ses membres, et plus son rêve était sombre, plus elle s’éloignait de la mort.

Au bout d’une quinzaine de jours, Charcot la déclara hors de danger, disant :

— Elle est trempée désormais. Elle a échappé sans lésions à sa singulière maladie… Vous n’allez pas continuer le traitement… car cette joie qui a été sur le point de la tuer est aussi le remède qu’il lui faut maintenant pour guérir tout à fait et pour se bien porter.

  1. V. Hugo.