Les Progrès de l’Apolitique

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La Revue blancheTome III (Paris) (p. 10-21).

LES
PROGRÈS DE L’APOLITIQUE EN FRANCE

À M. Maurice Barrés,      
député de la 2e circonscription de Nancy


On se refuserait assurément à considérer cette étude comme sérieuse si je n’en énumérais au début un certain nombre de raisons certaines et péremptoires. Je dirai donc qu’elle est de l’intérêt le plus puissant et le plus actuel, puisqu’elle m’a semblé intéressante quand j’ai commencé de l’écrire, et pas trop ennuyeuse quand j’ai eu fini. Je dirai aussi que les problèmes les plus passionnants sont ceux que l’on se pose à soi-même, et que rien n’est si divertissant que de mettre sous un mot nouveau, fût-ce une idée vieille.

Peut-être se souvient-on que la Chambre nous réserva, voici maintenant presque six mois, la surprise d’une crise ministérielle. Cette crise n’était ni moins inattendue ni plus banale qu’une autre. Elle laissa le public plutôt indifférent. Le jour même où M. Bourgeois mandé à l’Élysée déclinait la mission de former un cabinet, je passais rue Montmartre avec mon ami Charles Martin, dont un livre récent a rendu populaires la raison froide et le sens pratique. Au coin de la rue du Croissant, nous heurtâmes un vieux camelot qui vociférait. Charles lui dit :

— Ça fait votre affaire, ces crises ministérielles ?

— Peuh ! répliqua-t-il, sale métier ! Le soir du 27 janvier, nous avons eu des bouillons.

La matière eût été bonne à de spirituels développements sur le krach du journal. Nous avons bien le krach du livre. Ce n’est qu’un mot à lancer. Il se trouve toujours une feuille quotidienne à gros tirage pour s’y laisser prendre, et c’est une occasion unique de placer une série d’interviews. On les réunit en volume, et quelquefois M. France fait un article. Mais nous tombâmes en des réflexions plus graves.

— Ma profession, dit Charles, mon caractère et ma réputation d’homme sérieux ont fait que j’ai collaboré activement, soit comme rédacteur, soit comme directeur politique, soit encore comme président du conseil d’administration, à de grands journaux politiques. J’ai exprimé des idées et rédigé des programmes. J’ai conçu ou reflété des idéals politiques. Assurément cela était d’une grande conséquence pour la nation. Nous sommes une démocratie et, dans une démocratie, c’est à l’opinion publique que tout se rapporte. Est-il, dès lors, un but plus noble que de l’éclairer ou de la diriger  ? J’ai cependant senti que mes efforts étaient vains encore que méthodiques. Le public devient indifférent à tout ce qui est pure politique. Il ne sait même plus se plaindre. Jacques Bonhomme paie toujours, mais il ne crie plus. Je considère que cette inertie est déplorable. Me citerez-vous l’exemple d’un seul journal qui tire à plus de quinze cents exemplaires une théorie de gouvernement ? Le talent des rédacteurs n’y fait rien : voyez M. Pelletan et la Justice. Il y a cinquante ans, un journal pouvait se suffire et jouer un rôle efficace dans la vie publique simplement par la netteté bien soutenue de ses opinions. Il était ce qu’on peut appeler l’organe d’un parti. Je crois qu’aujourd’hui il n’y a plus ni partis, ni passions politiques. Cela est déplorable. Celte indifférence générale devant la crise est aussi quelque chose d’offensant. Un changement de ministère devrait avoir son importance dans une nation bien organisée. Mais on attend les résultats d’Auteuil, et peu importe que nous conservions ou non M. Constans.

— Ne croyez-vous pas, lui dis-je, qu’il en est de même pour tous les sentiments un peu généreux, et qui supposent l’adhésion de beaucoup de volontés particulières. (J’eus, en la prononçant, vraiment honte de cette phrase compliquée. Charles Martin a un langage si précis et si clair). Dans les sociétés modernes, tout se fragmente et s’éparpille. Il n’y a plus de principes d’unité.

— Vous vous trompez, répliqua M. Martin. Avec le patriotisme, on pourrait encore soulever de grands mouvements d’opinion. Le phénomène que je vous signale est sans analogue, et assurément il a ses causes particulières que, d’ailleurs, il serait superflu de rechercher. La nation se désintéresse de plus en plus de la politique…

— Quel titre ingénieux, mon ami, lui dis-je en l’interrompant : Les progrès de l’apolitique.

Mais M. Martin me répliqua sèchement : — « Je n’aime pas les néologismes ». C’est le privilège des esprits clairs d’éveiller par une simple boutade une longue suite de méditations. Assurément Charles n’eût pas approuvé qu’à une hypothèse peut-être téméraire on apportât un développement systématique. Cependant, chaque fois que m’est revenue à l’esprit cette brève conversation, j’ai pensé qu’en effet c’était là un phénomène, je ne dirai point inattendu, mais en apparence presque illogique et qui mérite de retenir la réflexion. On a perdu en France, non pas tant le goût de la politique que la faculté de se passionner pour des questions politiques. C’est même un travail d’esprit peu compliqué et que je recommande volontiers aux esprits simples qui veulent trouver dans les faits la confirmation de toute idée générale, c’est, dis-je, un sport aisé que d’en suivre, à travers l’histoire, la dégradation. Les passions politiques ont été, à des époques encore récentes, assez puissantes et assez générales pour conduire la nation tout entière à une action cohérente et commune. Mais depuis un siècle, nous assistons à l’anéantissement progressif et régulier de ce qui a été, à de certains jours, l’âme de la France, de cette réunion d’idées et de volontés collectives qui firent, en 1792 ou en 1816, l’unité de la nation. Tout Paris se leva au 10 Août, toute la bourgeoisie aux journées de Juillet. Février ne fut plus qu’une manifestation d’avocats sans cause ; Juin qu’une mascarade un peu bruyante et très sanglante d’ouvriers sans pain. L’accord entre les classes était déjà rompu ; peu à peu l’unité des classes se brise. En 1851, le coup d’État, contre l’opinion admise, fut si maladroitement engagé, qu’il laissait beau jeu à un soulèvement national. Mais il n’y eut jamais que Victor Hugo pour se donner la consolante illusion d’une résistance efficace. Il y eut beaucoup de décrets rendus, de proclamations affichées, de copie perdue ; ce fut tout. Et ni le 4 Septembre, qui fut une promenade aux drapeaux du Palais Bourbon à l’Hôtel de Ville, ni le 18 mars qui fut une retraite aux flambeaux de Montmartre aux quartiers du centre, ni l’injustifiable répression versaillaise n’ont soulevé depuis en France — ni même dans le plus sensitif peuple de Paris — cet éveil soudain, ce grand frisson répercuté, cette instinctive communion d’action et de rêve qui apportent comme une justification esthétique à ces revêches notions abstraites dont on construit les programmes électoraux.

Il y a quelques années, l’aventure s’est offerte à la France d’une rapide et entière métamorphose politique. Il n’y a pas de paradoxe à soutenir que, malgré la violence de la lutte engagée, la masse l’a envisagée sans passion. Je n’entends pas seulement parler de cette majorité de fonctionnaires, de petits commerçants et de maraîchers chez qui l’impossibilité de se former une opinion raisonnée, entraîne ou le pur fanatisme ou la plus totale indifférence. Mais il est permis de penser que beaucoup d’esprits cultivés et raffinés n’ont pas trouvé à ce spectacle d’autre intérêt que le plaisir d’en suivre les phases et d’en anticiper l’issue. Beaucoup aussi, peut-on dire, ont fait leur choix. Mais ils l’ont fait pour des raisons esthétiques ou sentimentales, non pas guidés par une conviction personnelle ou par une opinion réfléchie. Mon ami Henry Bérenger me ferait une autre objection. Pourquoi comptes-tu, me dirait-il, la jeunesse des Écoles ? Elle a eu sa presse militante ; elle a poussé jusque devant l’hôtel du Louvre, sur l’air des Lampions, la circonflexion de ses monômes. Je doute un peu, et qu’en la jeunesse des Écoles soit vraiment l’élite intellectuelle de la nation, et que ces manifestations, pour bruyantes qu’elles furent, aient relevé d’un sincère et réel enthousiasme politique. Il faut toujours compter, quand il s’agit de jeunes gens, avec le désir, infiniment naturel d’ailleurs, de casser des carreaux, d’étonner les gens qui passent, et de s’en aller l’un derrière l’autre comme des ministres que la Chambre vient de renverser. Ce qu’on ne contestera pas, c’est que le succès du général Boulanger n’aurait provoqué ni une insurrection populaire, ni même une indignation bien prolongée. Personne ne serait descendu dans la rue ; personne ne descendra plus jamais dans la rue. M. Reinach aurait frappé les pavés, sans en faire sortir des légions. Il n’aurait même pas pu se faire tuer sur une barricade — ce qui est un moyen usé mais commode d’arriver à la gloire civique — parce qu’il n’y aurait pas eu de barricades. Le premier moment de surprise passé, chacun aurait vaqué à ses affaires, rouvert sa boutique et fauché son herbe. Les lycées se seraient rouverts et un corps de professeurs soigneusement épuré aurait préparé les jeunes générations à supporter avec la même indifférence les révolutions futures.

Tel est l’état actuel. La vie publique est infiniment restreinte, et indifférente au reste de la nation. Non seulement les questions de théories ne passionnent plus — essayez de grouper, dans un meeting sur la Révision constitutionnelle, quinze cents électeurs impartiaux — mais les questions matérielles et qui intéressent le bien-être physique se discutent dans une poussière d’ennui. Pourtant nous ne sommes pas à cinquante ans de la campagne des banquets. Une réforme budgétaire ne touche même plus cette bourgeoisie éclairée qui trouve dans le Temps sa nourriture quotidienne. On a pu retourner notre régime douanier sans que le public y prît garde. Une interview bien conduite arracherait peut-être à M. Léon Say le nombre des adhérents à sa ligue libre-échangiste. Ils sont moins nombreux « que les sables qui tapissent le bord de la mer. » Et il n’y a pas d’apparence que de plusieurs siècles, cet état de choses se modifie. La paresse où s’est engourdie la société actuelle, est délicieuse et toute pleine de beaux rêves. Pourquoi voudrait-elle la secouer ? Si elle se réveillait, ce serait brusquement et par sursauts ; les bons esprits en arriveront aisément à préférer son sommeil. Qu’elle dorme donc, la bouche ouverte, et les yeux mi-clos…

« C’est là, disait Charles, un phénomène sans analogue et dont il serait superflu de chercher les causes. Il est clair que de cette recherche on ne saurait attendre aucun résultat positif. Mais ce n’est pas une raison pour se l’interdire : c’est toujours un passe-temps agréable que de chercher à des faits mal définis des causes problématiques. Le malheur est qu’une rapide réflexion en fait découvrir de trop vraisemblables ? Il est certain par exemple que la fréquence des révolutions depuis un siècle a beaucoup aidé à refroidir les enthousiasmes politiques : les premières ont procuré une sensation intellectuelle agréable ; on a fini par s’en lasser et par s’en blaser. La société actuelle fait penser à un vieillard un peu cassé, bien que modérément infirme et qui, après une vie trop accidentée, ne demande qu’à vieillir en paix. Et puis, le spectacle ne l’intéresse plus guère : décidément il en a trop vu. La société a adopté la devise du Journal de Vernouillet. Elle a en grosses lettres sur sa manchette : Plus de Révolutions. C’est infiniment regrettable pour les jeunes gens. Cette apathie universelle autour d’eux les prive d’un certain nombre d’émotions vives ; et quand eux-mêmes auront grandi et feront l’humanité, comme dit M. Lavisse, la paresse générale les aura saisis. Mais il faut ajouter que les grands enthousiasmes populaires n’ont jamais abouti qu’à des déceptions. Tous les mouvements dont le peuple a pris l’initiative ont précisément donné le contraire de ce que le peuple en attendait. En 1789, il voulait une monarchie constitutionnelle ; au bout d’un an on lui a donné la République une et indivisible, et puis sont venus le césarisme honteux du 18 brumaire, et le césarisme avoué de l’an XII. En 1830, il voulait la République ; Talleyrand et Laffitte lui ont escamoté son insurrection, et ç’a été Louis-Philippe Ier, roi des Français. En 1848, la Bourgeoisie rêvait une République du capital, le faubourg St-Antoine une République du travail, on a servi les faubourgs aux journées de Juin et la Bourgeoisie au 2 Décembre. La Constitution de 1875 a été trop républicaine pour les monarchistes, trop monarchiste pour les républicains. Elle n’est même si solide que parce qu’elle ne satisfait personne. Toujours est-il que depuis un siècle il a suffi qu’un grand mouvement d’opinion réclamât une forme de gouvernement, pour que dans un bref délai fût réalisée la forme contraire. C’est vraiment à vous faire perdre le goût des barricades. L’indifférence du peuple en matière de politique est faite d’une lassitude, mais aussi d’une désillusion.

Mais il est temps de passer à des observations plus paradoxales. Trop peu de citoyens participent à la vie publique. Le suffrage universel, dans une constitution comme celle qui nous régit, est nécessairement une duperie. Sauf dissolution d’un corps élu ou décès prématuré d’un de ses représentants, un bon citoyen fait en quatre ans trois voyages de son domicile particulier à la section de vote.

Les conseils municipaux manquent d’indépendance ; les conseils généraux manquent d’initiative. Quand ils sont républicains, ils font tout ce que le préfet leur demande ; quand ils sont réactionnaires, ils ne font rien. Tout les pouvoirs politiques sont au Parlement, et comme la loi ne reconnaît pas le mandat impératif, quelle peut être l’influence de l’électeur sur l’élu ? Il peut lui confier des démarches personnelles, des visites aux personnages officiels et des commissions dans les grands magasins ; aucune communauté d’action et de pensée n’est possible entre eux. Jamais l’apolitique ne deviendra, ni en Suisse, ni aux États-Unis, un état d’esprit inquiétant. Dans une République Fédérale, par un effet naturel et spontané de la Constitution, chaque citoyen a une portion de pouvoir et comme un fragment de responsabilité. De plus les consultations populaires sont plus fréquentes. Chez nous, toute autorité législative est concentrée dans le Parlement, ou, plus exactement, dans une des Chambres ; toute autorité exécutive entre les mains des ministres. De sorte que le peuple français se fiant à quelques expressions d’un sens mal défini vit avec l’illusion de sa toute-puissance, alors qu’il n’a pas la moindre action sur son gouvernement et sur sa vie. Il prend part au scrutin d’où tout dépendra dans une inconscience totale, guidé uniquement par des intérêts ou des préjugés locaux ; ou bien il s’abstient. Il y a vingt ans que M. Rochefort faisait déjà remarquer que les élections générales pouvaient se ramener à un plébiscite organisé par M. Abstention. Et pour quatre ans, la machine est remontée.

Ce n’est pas seulement dans les questions graves, et vraiment dignes d’intéresser la vie publique, mais dans les plus menus faits, dans les plus légers événements que se révèle cette impuissance du public à faire triompher ses sentiments. Si l’on tient notre avis pour négligeable, dès lors pourquoi le donner ? C’est l’hypocrisie du régime sous lequel nous luttons pour vivre de laisser s’exprimer librement les opinions pour permettre qu’ensuite il n’en soit tenu aucun compte. On en aura la preuve en se reportant à ces petits incidents politiques qui parfois semblent passionner le public et créer précisément ce que l’on nomme un mouvement d’opinion. Quelques journaux font des Premiers-Paris ; le Temps dément. La nouvelle se confirme. Si le ministre compétent est doué de quelque fermeté ou plus simplement de quelque intelligence, il tient bon, et, la semaine suivante, au premier crime passionnel, tout est oublié. Quelquefois aussi on interpelle, et le ministère tombe, mais la pression de l’opinion n’y a été pour rien. Aussi est-ce un paradoxe bien redoutable d’affirmer que, sous le régime actuel, et pour user d’un cliché consacré, l’opinion est toute-puissante. Elle ne joue exactement aucun rôle. Aussi peu à peu s’est-elle annulée ; on comprend qu’aujourd’hui il n’y ait plus que désintéressement et indifférence pour tout ce qui touche la politique. Il serait injuste de ne pas reconnaître qu’une grande part de mérite en revient aussi à la médiocrité de notre personnel parlementaire. Sur six cents députés on compterait malaisément, aujourd’hui, trente hommes d’une réelle valeur personnelle. C’est un argument spécieux d’en rejeter la faute sur la pauvreté des traditions. Depuis un siècle, il y a en France des traditions, et presque une éducation parlementaire, et d’ailleurs la Constituante ou la Chambre de 1825 étaient d’une moyenne intellectuelle très honorable. Aujourd’hui on en vient à noter comme un événement extraordinaire que M. Challemel-Lacour a fait un discours correct, et la pénurie d’orateurs est telle qu’on n’a pas assez de guirlandes pour la rhétorique ampoulée et théâtrale d’un M. de Mun.

Depuis un siècle il en est ainsi, parce que la Révolution a été une Révolution de mots, non de choses, parce qu’elle a changé les idées de gouvernement, sans changer les moyens de gouvernement. On nous apprend et on nous répète que le peuple est tout-puissant, et nous impose des constitutions monarchiques et centralisatrices ; on conserve aux administrations publiques la forme et les traditions de Louvois et de Napoléon Ier. De cette contradiction est née la maladie de l’Apolitique, et l’Apolitique en est à sa dernier période parce que jamais la contradiction n’a été plus flagrante qu’aujourd’hui. Sous l’Empire, par exemple, malgré l’apparence démocratique que la précieuse théorie du plébiscite donnait à la Constitution, on peut dire qu’elle était par son principe même centralisatrice et autoritaire. Il y avait dès lors une contradiction entre les habitudes de la nation et le régime qu’elle subissait. La contradiction est aujourd’hui entre les principes du gouvernement et les méthodes de gouvernement : contradiction autrement intime et dangereuse. On peut ajouter que sous l’Empire, apparente ou factice la prospérité nationale était portée à un haut degré. Le mouvement commercial et industriel était actif et fructueux : l’éveil et la surexcitation des désirs matériels étourdissait et faisait oublier le reste.

Les intellectuels aussi pouvaient un peu s’amuser aux bagatelles de la route, le second Empire fut une belle époque littéraire. Pour remplacer la passion politique, pour donner à la nation ce courant d’opinion et de vie commune aussi nécessaire à toute société organisée que la respiration à un être vivant, nous n’avons plus aujourd’hui ni la conscience bruyante d’une prospérité rapide, ni l’étourdissement d’un vif mouvement commercial, ni l’étonnement satisfait des grandes découvertes industrielles, ni rien du tout. La médiocrité littéraire de ces vingt dernières années est à en pleurer, et aucune espérance sérieuse ne vient avec les générations nouvelles d’une gloire ou d’un rajeunissement futur. La passion politique est morte, et rien n’y supplée. Les intellectuels s’ennuient ; les autres pensent que c’est assez d’avoir sa famille à nourrir.

Je crois qu’en faisant appel à ses souvenirs et à une expérience facile de la société moderne, chacun pourra compléter sans peine et faire plus digne de son intérêt en la faisant un peu personnelle, cette trop courte description de l’Apolitique. C’est une maladie peu observée, et qui passe aisément inaperçue ; mais elle est dangereuse, et aggravée peut-être par notre Constitution Républicaine, elle a vicié le principe même de toute République : la souveraineté du peuple sur sa vie politique, la participation de chaque citoyen au gouvernement. Aujourd’hui chaque citoyen est indifférent à la vie politique, et la nation, prise en masse, est indifférente à son gouvernement. C’est là précisément l’état d’esprit qu’on est convenu de nommer « l’Individualisme ». Mais cet annihilement de toute volonté générale, cette langueur torpide où se perd et s’abolit peu à peu la conscience de la nation n’a pas servi seulement à encourager le libre développement, l’épanouissement spontané et sans obstacles des désirs individuels et des volontés particulières ; peu à peu s’est fortifiée cette conviction que l’ensemble des désirs individuels et des volontés particulières suffisait à assurer la vie commune.

Un ami, avec qui je m’entretenais récemment de ce problème réellement passionnant pour les logiciens, m’a répondu : « Pur sophisme. Ce n’est pas l’Apolitique qui a fait l’individualisme, mais bien l’inverse. » Je ne le crois pas, mais, d’ailleurs j’ai toujours manqué de cette virtuosité naturelle à distinguer dans un rapport causal l’antécédent et le conséquent. Ce qui est certain, c’est que l’Apolitique a rompu le lien entre l’individu et la société, et par cela même l’individu s’est persuadé qu’un lien quelconque avec une société quelconque lui était pesant et superflu. — Je ne me mêle de rien, et cependant les choses vont comme de coutume. Je resterai donc inutile et paresseux. — Inutile et paresseux pour tout ce qui touche l’intérêt général, mais, par conséquent, plus attentif et plus actif pour tout ce qui touche notre intérêt propre. L’Apolitique a donc fait comprendre à l’individu, et que toute communion avec les autres individus lui est un labeur inutile, et que c’est pour lui-même qu’il doit dépenser toute son activité. De cette considération on peut conclure que l’avenir, en France du moins, appartient non pas aux socialismes mais à l’anarchie. Tout socialisme est par définition une politique. Les socialismes pourront donc varier à l’infini leurs mises en équation du bonheur humain et l’emphase de leurs justices distributives : ils se heurteront toujours à l’impossibilité de mettre en commun, de soumettre à un principe d’unité, les pensées et les volontés personnelles. L’anarchie donne au contraire sa formule concrète et véritablement pratique à cet état d’esprit dont nous avons voulu montrer le progrès. C’est pourquoi si le personnel anarchique n’était en France d’une si déplorable faiblesse et aussi incapable d’assurer heureusement la propagande par le fait que la propagande par l’idée, l’extension des théories anarchiques serait régulière et rapide. Peu importe d’ailleurs l’étiquette ou le nom que l’on porte. Les incidents récents donnent un piquant à cette pensée que l’immense majorité des citoyens français est anarchiste sans le savoir…

…Que l’Apolitique universellement reconnue et consentie deviendrait par cela même une politique, c’est une opinion qui peut aisément se soutenir. C’est la même question que de savoir si la suppression de tout lien social donnerait une société et l’anarchie universelle une archie. D’excellents esprits ont pensé que par le seul fait de se développer chacun librement, les hommes se développeraient en harmonie. Cela est ingénieux bien que téméraire, et d’un optimisme touchant. Mais cette foi dans un rythme préétabli de la nature emprunterait difficilement aux faits un caractère pratique et nettement persuasif. Il est permis de penser avec Zénon de Cittie que si chaque homme se laissait grandir selon sa loi, il n’y aurait plus besoin ni de magistrats, ni de temples ni de prêtres, ni sans doute de philosophes. Mais c’est là une théorie d’une valeur plutôt spéculative. J’emprunterai mon dénoument à un conte de Voltaire : « Il y a de quoi beaucoup parler là-dessus ».
Léon Blum.