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Les Progrès de l’enseignement aux États-Unis

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Les Progrès de l’enseignement aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 858-893).
LES PROGRÈS
DE L’ENSEIGNEMENT
AUX ETATS-UNIS

Un peuple qui a subi des revers et qui veut s’en relever doit songer avant tout à augmenter ses lumières, car un échec a toujours pour cause immédiate ou éloignée un manque de connaissances ou un défaut de discernement. Celui qui connaît les autres et lui-même ne s’expose pas à courir aux abîmes par une erreur de calcul. C’est par la science et la réflexion que l’homme arrive à la richesse et à la puissance en domptant la nature; c’est de la même façon que les peuples prennent ou reprennent la place qui leur revient dans le monde. Ces vérités sont banales aujourd’hui, on les répète partout; combien pourtant est encore restreint le nombre des chefs d’état qui agissent en conséquence! En France, les divers gouvernemens qui s’y sont succédé n’ont presque jamais rien fait pour l’enseignement, sauf des enquêtes et des rapports. C’est en vain que sous le dernier règne un ministre ardemment dévoué à ce grand intérêt réclamait de trop pauvres subsides : il obtenait à peine quelques milliers de francs. Pour doter les communes des bâtimens d’écoles les plus indispensables, les inspecteurs déclaraient qu’il fallait 200 millions; on votait des allocations à peine suffisantes pour que les travaux fussent terminés au bout d’un siècle. On prodiguait les millions et même les milliards pour convertir les grandes villes en gigantesques alignemens de palais uniformément somptueux, sans songer à toutes les misères que ces splendeurs artificielles causaient dans les campagnes, à tous les sentimens d’envie et de haine qu’elles répandaient dans les âmes. Éclairer le suffrage universel, afin qu’il se prononçât pour la liberté ordonnée et non pas ici pour les idées rétrogrades, là pour les idées révolutionnaires, tel eût dû être le principal souci de tous ceux qui aimaient leur pays. Le péril était immense, imminent, plus redoutable au dedans qu’au dehors. On ne le vit pas, ou du moins on agit comme si on ne le voyait pas. C’est une grande faute qu’il faut réparer aujourd’hui avec beaucoup d’autres.

Certains pays ont bien compris que, pour se relever d’une défaite, le meilleur moyen est de développer l’instruction. Marie-Thérèse, après avoir perdu la Silésie, s’appliqua d’abord à réorganiser l’enseignement dans toutes les provinces de l’empire. C’est en 1774 que paraît le fameux règlement général des écoles (allgemeîne Schulordnung) qui, inspiré par Felbiger, répandit l’instruction dans le peuple. En Prusse, après les ravages de la guerre de trente ans, le grand-électeur s’occupe de faire rebâtir les écoles. En 1763, au sortir de la guerre de sept ans, Frédéric II édicté le « règlement général » (General-Landschul reglement) qui est encore aujourd’hui l’acte constitutionnel de l’enseignement primaire en Prusse. En 1765, pour assimiler la Silésie, il y fonde d’un seul coup sept écoles normales. Après Iéna, les ministres clairvoyans à qui furent confiées les destinées de la Prusse, presque rayée alors de la carte de l’Europe, comprirent que c’était en fortifiant l’âme et l’esprit de la nation qu’on pouvait la sauver. « Nous sommes partis de l’idée, disait Stein, qu’il fallait inspirer à la nation entière un esprit de moralité, de religion et de patriotisme. » — « Nous avons dû céder une partie de notre territoire, disait le roi ; l’état a perdu sa force et son éclat extérieurs. C’est un motif pour développer notre force et notre gloire intellectuelles. À cet effet, je veux qu’on fasse tout pour étendre et perfectionner l’enseignement du peuple. » La reine Louise se dévouait à la réalisation de cette idée, d’où dérivent tous les efforts faits depuis pour le progrès de la science et de l’enseignement. Guillaume de Humboldt fut mis à la tête du département de l’instruction publique. Des instituteurs d’élite furent envoyés en Suisse pour y étudier les méthodes nouvelles de Pestalozzi. Malgré la détresse des finances, on fonda un grand nombre d’écoles normales. Cette réorganisation radicale, d’où est sortie la Prusse contemporaine, s’accomplissait silencieusement, tandis que les armées de Napoléon occupaient le pays.

Aux États-Unis, le peuple a suivi l’exemple des souverains et des hommes d’état prussiens. Pendant que la guerre civile moissonnait la fleur de la nation, ruinant les finances, l’industrie et le commerce, les citoyens consacraient leurs dernières ressources à augmenter le budget de l’instruction publique. « Obligée de mettre en œuvre toutes ses forces pour défendre ses droits les plus sacrés et son existence même, se résignant aux plus lourds impôts pour maintenir une armée immense, recrutée dans tous les rangs de la société, la nation américaine a consacré à l’enseignement, pendant les années même les plus désastreuses, des sommes sans cesse croissantes et bien plus élevées qu’avant ces terribles épreuves. C’est que le peuple a compris que c’était le plus sûr moyen de faire triompher la cause de la justice et de l’humanité. » Ainsi s’exprimait, il y a quelques années déjà, M. Randall, surintendant de l’instruction publique à New-York. Depuis lors, la plupart des états de l’Union ont beaucoup fait pour remplir ce magnifique programme. Ce sont les réformes réalisées et les progrès accomplis aux États-Unis dans le domaine de l’enseignement depuis la fin de la guerre civile que nous essaierons de faire connaître.

Quoique les pertes que la France a subies depuis un an soient immenses, presque incalculables, elles sont loin d’égaler celles qu’a éprouvées l’Amérique durant la guerre civile[1]; et pourtant jamais l’Union n’a été aussi puissante, aussi prospère qu’aujourd’hui. Elle supporte sans nul effort une dette de 16 milliards de francs et une dépense annuelle de 2 milliards; chaque année elle rembourse plus d’un 1/2 milliard. Avant vingt ans, sa dette sera éteinte, si elle le veut. Sa population s’accroît d’environ 1 million 1/2 par an, c’est-à-dire de l’équivalent de trois départemens français. Cela signifie que, pour ajouter à sa puissance actuelle une force égale à celle de l’Angleterre, il lui faut vingt ans. L’étendue et la richesse du sol sont sans doute la base et la condition de cette prodigieuse progression; mais ce qui la détermine et la rend possible, c’est la culture du peuple, le développement de la raison. C’est grâce à la force de l’esprit que les Américains tirent du sol les richesses qu’il contient, et vivent libres, préservés du despotisme et de l’anarchie. En doutez-vous? Voyez le Mexique : il a des territoires aussi vastes et plus riches. Il les laisse en friche, les inonde de son sang et s’abîme dans le désordre.

I.

En Europe, les peuples s’imaginent que, pour fonder la république et la liberté, il suffit de proclamer l’une et de décréter l’autre. On renverse un gouvernement, on vote une nouvelle constitution, on adopte des emblèmes républicains, on change les noms des rues, une devise égalitaire est inscrite au fronton des monumens, et puis, si des résistances se rencontrent, si les dissidences s’accentuent, si enfin le nouvel édifice est menacé de crouler, on crie à la trahison, on accuse la réaction.

Les Américains, éclairés par une longue expérience des institutions libres, n’ignorent pas que, pour fonder ou maintenir une république, il faut créer le milieu qui la rend viable, et que ce but n’est atteint qu’au prix d’efforts incessans et de très grands sacrifices. Dans les sociétés primitives, chez les Gaulois, chez les Germains, ou maintenant encore dans les cantons forestiers de la Suisse, la liberté règne sans tant d’efforts, parce que les relations des hommes entre eux sont simples et leurs conditions presque égales; mais dans nos sociétés, où l’inégalité des fortunes provoque l’hostilité des classes, où les nécessités de l’état exigent de lourds impôts, où toutes les relations sont compliquées, c’est un problème très difficile de faire coexister la liberté et l’ordre, sous un régime qui remet au vote de tous les citoyens la création de tous les pouvoirs. Les Américains jouissent sous ce rapport d’avantages que ne possède aucun peuple européen. Les états qui forment l’Union ont été fondés par des hommes d’élite, profondément religieux, fuyant leur patrie pour conserver leur liberté. Ces hommes avaient hérité de leurs ancêtres l’habitude du self-government; ils avaient adopté un culte qui mieux que nul autre prépare l’homme à penser et agir par lui-même. Ils consacrèrent, dans leurs constitutions, ces droits que l’on appelle les grands principes de 89. New-Jersey, Rhode-Island, Massachusetts, proclamèrent toutes les libertés modernes sans restriction. Le principe de la souveraineté du peuple, formulé en termes précis (we put the power in the people), est appliqué avec tant de conséquence que tous les fonctionnaires, même les juges, sont élus directement et pour un temps fort court; et ces constitutions se sont maintenues depuis deux siècles et demi. Les Américains ont donc la tradition de la liberté. Ils possèdent en outre une immense étendue de terres inoccupées, ce qui simplifie singulièrement les difficultés sociales, et néanmoins ils s’alarment pour l’avenir; ils affirment que, si l’on ne s’efforce pas davantage de faire pénétrer dans tous les rangs de la société des idées justes, des sentimens religieux et moraux, leurs institutions républicaines ne pourront plus subsister. En entendant parler de la sorte les Américains, nous pouvons juger de ce qu’il y aurait à faire en Europe, où les difficultés sont tout autrement grandes, et où le peuple est beaucoup moins préparé à les surmonter.

Signalons d’abord un fait très remarquable : par un act du 2 mars 1867, le congrès fédéral a établi un département de l’instruction publique (department of education). Cette mesure peut nous étonner, car l’enseignement ne concerne que les états particuliers ; le pouvoir fédéral n’y peut intervenir. S’il a créé un bureau spécial pour cette matière, c’est qu’au moins il veut être renseigné, afin de pouvoir suivre et exciter les efforts qui ont pour but de répandre l’instruction. Certains points méritent d’être notés dans la façon dont ce nouveau service a été organisé. A la tête est placé un surintendant nommé directement par le congrès. Dans les états particuliers, on trouve aussi un surintendant de l’éducation, élu tantôt par le peuple, tantôt par le parlement, mais toujours indépendant du ministère. Il jouit d’une haute position et d’une grande considération. Dans la plupart des états, son traitement égale celui du chef du pouvoir; dans quelques-uns, comme dans le New-Jersey, l’illinois, le Wisconsin, il est plus élevé. Le surintendant fédéral touche 4,000 dollars, plus de 20,000 francs. Il nomme lui-même tous ses employés; il a une autorité absolue, mais aussi un responsabilité complète. Il est à l’abri des fluctuations de la politique et des changemens de ministères; il est choisi pour une fonction spéciale en raison de ses capacités spéciales. S’il fait avancer l’enseignement, il conserve la place; sinon, il n’est pas réélu. Les surintendans éminens ou vraiment capables conservent longtemps leur position, et peuvent ainsi s’occuper des réformes de l’enseignement avec la suite indispensable en cette matière. En Prusse, après 1815, le ministre von Altenstein resta au pouvoir pendant vingt-quatre ans, et à sa mort il laissait au pays 30,000 écoles primaires pour 15 millions d’habitans. Avec le régime absolu, les ministres durent assez longtemps pour mener à bout une œuvre importante; le régime parlementaire leur laisse rarement assez de loisir et assez d’années pour cela. Il faut donc arriver au même résultat par d’autres moyens. C’est ce que font les Américains en créant des fonctionnaires spéciaux.

Le congrès a un surintendant fédéral de l’instruction, M. Barnard, connu, estimé, admiré dans toute l’Union pour son infatigable dévoûment et ses importantes publications consacrées à l’enseignement. Supposez qu’en France le parlement nomme directeur-général de l’enseignement, en dehors de toute influence politique, un homme qui aurait fait preuve de connaissances spéciales, de dévoùment, et de capacités administratives, que pendant vingt ans on accorde à cet homme l’argent jugé nécessaire, et songez à l’immense progrès qui serait accompli. Si de 1830 à 1848 on avait maintenu à la direction-générale de l’enseignement M. Cousin ou M. Guizot, avec de pleins pouvoirs, beaucoup d’argent et une responsabilité absolue, la nation française eût été instruite; elle n’aurait subi ni la démoralisante sujétion du régime impérial, ni les désastres qui en ont été la suite.

En Amérique, le congrès, ne pouvant faire des lois concernant l’enseignement, demande seulement que le surintendant lui présente chaque année un rapport sur la situation de l’instruction dans les différens états et sur les moyens de l’améliorer et de la répandre. Ce rapport forme un magnifique volume, contenant des plans et des vues des écoles les plus importantes, des statistiques, des données de toute nature concernant l’enseignement. Ce volume est tiré à 3,000 exemplaires, qui sont distribués à tous ceux dont le concours peut être utile au progrès de l’instruction. Autre trait du système administratif américain : comme l’opinion publique est Is grand ressort et le pouvoir suprême, rien n’est négligé pour la former et l’éclairer. La publicité est le grand moyen de gouvernement.

La première chose que M. Barnard fait dans le premier rapport qu’il a publié, c’est de prouver que l’état doit intervenir dans l’enseignement, parce que son avenir en dépend. « Malgré, dit-il, les efforts combinés des pouvoirs publics, des différentes communions, des parens et des bienfaiteurs de l’éducation, le problème qui consiste à assurer un enseignement élémentaire auquel tous prennent part est encore loin d’être résolu dans ce pays. »

Tous les hommes éminens qui ont dirigé les affaires en Amérique ont vu et proclamé que le salut de la république dépendait de la diffusion de l’instruction dans tous les rangs de la société. Écoutons Washington sur ce point. « Dans tout pays, l’instruction est le fondement le plus sûr du bonheur public; mais chez un peuple où les mesures adoptées par le gouvernement dépendent autant qu’aux États-Unis des idées dominantes, l’instruction est indispensable. Elle contribue à garantir une constitution libre de plusieurs façons : d’une part en donnant à ceux qui gouvernent la conviction que le but du gouvernement ne peut être mieux atteint que par la confiance éclairée du peuple, et en apprenant d’autre part au peuple à discerner et à estimer ses droits, à distinguer entre l’oppression et l’exercice d’une autorité légitime, entre les charges iniques et celles qu’exige le maintien de l’état social, à ne point confondre la liberté avec la licence, à chérir la première, à détester la seconde, enfin à ne point séparer une ferme et vigilante opposition contre tous les excès du pouvoir d’un inviolable respect des lois[2]. »

Dans ses adieux adressés au peuple des États-Unis le 17 septembre 1796, il disait : « Favorisez comme un objet de première nécessité les institutions ayant pour but de généraliser la diffusion de l’instruction. Plus la forme du gouvernement donne d’empire à l’opinion publique, plus il est essentiel que l’opinion soit éclairée.» Déjà William Penn, le fondateur de l’état qui porte son nom, avait dit : « Ce qui permet de faire une bonne constitution est aussi ce qui la conserve, j’entends des hommes ayant de la vertu et de l’instruction, qualités qu’on n’hérite pas avec le sang, mais que les générations successives doivent se transmettre au moyen d’institutions pour lesquelles il ne faut reculer devant aucune dépense, et à propos desquelles on peut dire que tout ce qui est épargné est perdu. » De Franklin, de Madison, de Jefferson, de John Adams, de tous les hommes dont le nom a marqué dans l’histoire des États-Unis, on peut citer des paroles semblables, et ce n’étaient point de vains discours. Toute leur influence a été sans cesse employée à favoriser le développement de l’instruction publique. Il en est résulté que le premier article du credo politique des Américains et le plus universellement admis est celui-ci : le devoir le plus sacré et le plus grand intérêt de la nation est de mettre à la portée de tout enfant le degré d’instruction qui est indispensable pour remplir les devoirs du citoyen.

En Europe, on ne nie plus l’utilité de l’enseignement populaire depuis que de récens événemens sont venus montrer qu’il était indispensable même dans l’armée[3]. On vante volontiers les avantages qui en résultent, mais on agit comme si on n’en croyait rien. En Amérique, l’instruction populaire est le premier service de l’état, et jamais vous ne voyez les électeurs reculer devant les dépenses qu’il exige. Ici, nous considérons surtout l’enseignement comme un intérêt privé auquel le père de famille doit pourvoir; là-bas, on y voit un intérêt public de premier ordre dont l’état doit prendre soin. La pratique des institutions républicaines exige que tout homme, s’il est électeur, soit au moins capable d’émettre un vote réfléchi et sensé. L’éducation universelle est donc la condition du suffrage universel. Comment la république se maintiendrait-elle, si elle a pour base l’ignorance et l’immoralité? Les citoyens peuvent être tour à tour jurés, témoins, magistrats municipaux, soldats; pour remplir convenablement toutes ces fonctions civiques, une certaine instruction est nécessaire, non pour l’individu seulement, mais pour la marche régulière des institutions libres. L’instruction de tous les citoyens étant donc nécessaire au salut de l’état, c’est l’état qui doit y pourvoir, car l’expérience a démontré d’une manière irréfutable que les efforts individuels, même soutenus par le sentiment religieux ou philanthropique, ne peuvent y suffire.

Toutefois, si l’état est tenu d’organiser l’enseignement, doit-il l’offrir aussi gratuitement à tous? Ici l’unanimité cessait en Amérique. La plupart des états avaient admis, à l’imitation du Massachusetts, la gratuité absolue; mais un petit nombre d’entre eux, le grand état de New-York par exemple, exigeaient une rétribution scolaire des familles aisées. Cependant, depuis la guerre civile, le généreux emportement qui a poussé l’Amérique à redoubler d’efforts pour répandre l’enseignement a fait introduire partout la gratuité. New-York, le Connecticut, le Michigan et New-Jersey ont successivement supprimé les rate-bills ou écolage. La réforme a été saluée avec enthousiasme, et on peut dire aujourd’hui que la gratuité complète est devenue un principe américain. On n’a adopté ce système qu’après de longues et ardentes discussions, et après que l’expérience en eut démontré les avantages. À cette heure, il ne rencontre plus d’adversaires. A New-York, les résultats de la gratuité ont été merveilleux. Dès la première année qui a suivi la réforme, il y a eu 26,000 élèves de plus dans les écoles. L’attachement du peuple pour le service scolaire a augmenté, il y a consacré par son libre vote des sommes sans cesse croissantes ; on paie mieux les instituteurs, on bâtit de nouvelles et meilleures écoles, on développe l’enseignement normal ; même dans les états où l’esclavage a été aboli, et qui traversent ainsi une crise sociale terrible, beaucoup a été fait pour l’instruction. Pour ne citer que deux exemples, la Virginie occidentale a inauguré le système de la gratuité au milieu des horreurs de la guerre civile, et depuis la paix, malgré les ruines publiques et privées, elle a consacré 5 millions de francs à bâtir des écoles. Le Tennessee autrefois ne faisait rien pour l’enseignement; instruire les noirs était un crime, et les blancs devaient pourvoir eux-mêmes à l’instruction de leurs enfans. Une loi de 1867 a déclaré l’enseignement gratuit, et a décidé que des écoles seraient ouvertes au moyen des taxes spéciales levées partie par l’état, partie par les communes. Dès l’automne de 1869 le nombre des écoles publiques s’élevait à 3,903, le personnel enseignant à 4,614 le nombre des enfans inscrits à 200,000, et la dépense à 300,000 dollars ou 1,500,000 fr., soit 1 fr. 30 cent, par habitant.

Les Américains sont persuadés que, si dans les états du sud les lumières avaient été aussi répandues que dans ceux du nord, la sécession n’aurait pas eu lieu. Leur but actuel est donc de faire pénétrer l’instruction dans toutes les classes, afin que tous les citoyens apprécient les avantages qui résultent de l’union fédérale et deviennent assez sages pour éviter ce qui peut la briser. C’est en fortifiant le sentiment national par l’école qu’ils espèrent résoudre ce problème, jadis considéré comme insoluble par tous les politiques, de faire subsister une immense république, ayant pour territoire tout un continent et appelée un jour à compter ses habitans par centaines de millions. La presse et l’école, en répandant partout des idées semblables et en inculquant dans toutes les âmes un amour ardent, mêlé d’orgueil national, pour la commune patrie, peuvent en effet créer entre les états autonomes, mais associés, un lien assez fort pour résister aux divergences des partis et des intérêts locaux. C’est une grandiose et décisive expérience qui se poursuit en Amérique. Si elle réussit, on peut ne point désespérer de l’union future des peuples européens.

En 1791, la gratuité de l’enseignement primaire avait été décrétée en France sur un rapport de Talleyrand, qui justifiait parfaitement cette mesure. « La société, disait-il, doit d’abord payer ce qui est nécessaire pour se défendre et se gouverner, puisque, avant tout, elle doit pourvoir à sa propre existence. Elle ne doit pas moins payer ce qui est nécessaire pour assurer à chacun sa liberté et sa propriété, pour écarter des associés une foule de maux auxquels ils seraient sans cesse exposés hors de l’état de société, enfin pour les faire jouir des biens publics qui doivent naître d’une bonne association, car voilà les trois fins pour lesquelles la société s’est formée, et, comme il est évident que l’instruction a toujours tenu un des premiers rangs parmi ces biens, il faut conclure que la société doit aussi payer tout ce qui est nécessaire pour que l’instruction parvienne à chacun de ses membres. » La question se réduit à ceci : dans une société démocratique et dans un pays de suffrage universel, est-il absolument nécessaire à la garantie de l’ordre social et à la conservation des institutions libres que tous les citoyens soient au moins assez éclairés pour en comprendre les avantages et pour remplir leurs devoirs civiques; en d’autres termes, faut-il combattre l’ennemi intérieur, l’ignorance et le vice, avec non moins d’énergie que les ennemis du dehors? Si on répond oui, et comment s’y refuser? il faut en conclure que l’enseignement, comme la justice, comme l’armée, est un service d’utilité publique auquel l’impôt doit pourvoir. La gratuité rencontre en Europe des adversaires passionnés. C’est du pur communisme, dit-on. En ce cas, chaque fois qu’un pouvoir public organise un service dans l’intérêt commun au moyen des contributions payées par tous, il fait du communisme. Communisme quand la ville pave les rues, les éclaire, les arrose, les plante, les orne et y fait circuler des agens de police ! La communauté en effet paie les services dont la communauté jouit. Il serait difficile pourtant de dire pourquoi la cité, à qui on reconnaît le droit d’organiser un système public d’éclairage et d’arrosage, ne pourrait pas, au même titre, organiser l’enseignement public. Le nombre des états qui adoptent la gratuité de l’enseignement augmente sans cesse. Outre les États-Unis, on peut citer l’Italie, le Danemark, le Chili, le Portugal, plusieurs cantons suisses. L’Espagne même, malgré ses embarras financiers, a supprimé la rétribution scolaire par un article de la constitution de 1869.

Cette première objection n’est donc pas sérieuse; mais en voici une plus fondée. La gratuité de l’enseignement public tue l’enseignement privé. Cela est vrai en quelque mesure, et c’est regrettable. L’état doit le plus qu’il peut laisser agir les individus et s’abstenir de faire par lui-même; mais, quand il faut qu’un service existe et que l’initiative des particuliers ne suffit pas à l’organiser, alors l’état doit absolument intervenir. Si la gratuité est nécessaire pour rendre l’instruction universelle, comme celle-ci est indispensable, il faut bien établir la gratuité malgré les inconvéniens qu’elle peut présenter.

Mais, dit-on encore, les gens n’estiment que ce qu’ils paient; offrez aux paysans l’instruction gratuite, et ils ne s’en soucieront plus. A ceci l’expérience a répondu. En Amérique, les états où existaient des rétributions scolaires ont vu le nombre de leurs écoliers augmenter considérablement depuis que l’écolage est supprimé. En France, les faits ne sont pas moins concluans. Les congrégations enseignantes ont adopté la gratuité, et ce principe a fait leur succès. En 1843, elles ne comptaient que 16,958 membres, 7,590 écoles et 706,917 élèves; en 1864, elles avaient 46,844 membres, 19,206 écoles et 1,610,674 élèves. Ce progrès considérable prouve que la gratuité n’éloigne pas les enfans. Autre fait noté par M. Duruy dans son remarquable rapport de 1865. Les écoliers non payans suivent les classes plus longtemps que ceux qui paient, quoique ceux-ci soient moins portés à chercher de bonne heure un travail lucratif. Proclamez la gratuité et ne craignez rien, vos écoles seront plus remplies qu’auparavant. La gratuité est, prétend-on, contraire à l’intérêt des pauvres que l’on veut favoriser. Aujourd’hui ils sont exempts de l’écolage, seules les familles non indigentes le paient; cependant, si les dépenses de l’enseignement doivent être complètement supportées par l’impôt, les pauvres y contribueront pour leur part, car une partie de l’impôt est payée par eux. Cette objection serait fondée, si pour les frais de l’instruction on n’avait recours qu’au budget de l’état; mais en Amérique on couvre la majeure partie des dépenses scolaires au moyen d’un impôt spécial sur le capital[4], que chaque commune vote et répartit sur les habitans en proportion de leur fortune. Impôt local et spécial, voilà le principe anglo-saxon en cette matière, et ce principe est excellent. Les contributions doivent être votées, levées et dépensées sur place, dit-on en Amérique, sans être aspirées d’abord au centre, pour être ensuite renvoyées aux extrémités sous forme de subsides et de faveurs. En Europe, chaque province, chaque commune s’efforce de payer le moins qu’elle peut, et de tout tirer du budget de l’état. On ne voit pas que, tous faisant de même, chacun par les mains de l’état paie pour son voisin. Il serait plus simple que chacun payât pour soi. Le résultat serait à peu près le même, avec cette différence qu’une partie de l’argent reste en route dans ce double voyage des extrémités au centre et du centre aux extrémités.

Sans traverser l’Atlantique, nous pouvons voir à nos portes comment il est possible d’établir la gratuité, sans grever le budget général, et en favorisant la fréquentation de l’école. Dans le grand-duché de Luxembourg, tous les frais de l’instruction sont à la charge de la commune, qui, en cas de besoin, reçoit un subside de l’état; mais une partie de la dépense est couverte par une taxe répartie sur les parens des enfans de six à douze ans. Ces contribuables sont divisés en classes et taxés suivant leur fortune et le nombre de leurs enfans. Les indigens sont exempts de cet impôt, et ils reçoivent gratuitement les livres et le matériel de classe nécessaires. La taxe d’école remplaçant la rétribution a donné les meilleurs résultats. Le père de famille, qui est obligé en tout cas de payer pour ses enfans, tient à profiter de l’argent déboursé en les envoyant à l’école, tandis que la rétribution scolaire les en éloigne, car le père fait une économie en les gardant chez lui. Voici les résultats obtenus dans le Luxembourg. Sur 100 habitans, on trouve 14 écoliers, et sur 100 miliciens pas 2 illettrés (1,85 pour 100), proportion plus favorable même qu’en Prusse. Dans le Canada français, un système analogue a également très bien réussi. En France, l’écolage produit environ 20 millions de francs; ce serait donc cette somme, relativement minime, qu’il faudrait prélever par la taxe d’école. Seulement, comme nous ne sommes pas en Amérique, il faudrait l’imposer aux habitans, car certes eux-mêmes ne la voteraient pas. On est étonné de trouver parmi les adversaires les plus acharnés de la gratuité les évêques d’une religion qui s’est toujours fait un devoir de distribuer l’instruction gratuitement. Pourquoi blâmer l’état de suivre l’exemple de l’église? M. Dupanloup oublie-t-il que dès 1647 les puritains du Massachusetts ouvraient une école primaire gratuite dans toute commune de cinquante familles, et une école supérieure où le latin était enseigné dans toute commune de cent familles, — que ce sont ces écoles gratuites, multipliées à l’infini, qui ont fait l’Amérique ce qu’elle est? Contraste pénible, un évêque français combat à la fin du XIXe siècle une mesure adoptée au XVIIe siècle par de pauvres fugitifs malgré leur misère, et pourtant c’est de là qu’est sorti ce monde prodigieux qui s’élève sur l’autre bord de l’Atlantique.


II.

Il nous faut considérer maintenant les sacrifices que les Américains ont faits depuis quelques années pour rendre l’instruction universelle et pour éclairer les foules ignorantes que l’Europe leur envoie. Je prie le lecteur de bien peser la signification des quelques chiffres qui suivent. Je ne puis les transcrire sans émotion, car ils font toucher du doigt la source même de la grandeur des États-Unis. En 1855, l’état de New-York, avec 3,466,000 habitans, dépensait 24 millions de francs ou environ 7 francs par tête; en 1866, la dépense montait à 40 millions pour 4 millions d’habitans et 1 million d’écoliers, soit 10 francs par tête d’habitant et 40 francs par écolier. En France, les pouvoirs publics ne donnaient que 52 millions pour 39 millions d’habitans. Dans le Massachusetts, les dépenses scolaires se sont élevées en 1868-1869 à 4,515,000 dollars ou 23 millions de francs pour une population de 1,457,375 âmes (recensement de 1870) ou plus de 15 francs par tête; en dix ans, de 1858 à 1868, on avait dépensé 45 millions de francs en bâtimens d’écoles. En Pensylvanie, la dépense annuelle montait à 35 millions de francs, ou environ 11 francs par habitant. Voilà les sacrifices que s’imposent les anciens états de l’Atlantique. Ceux de l’ouest ne restent pas en arrière. Je citerai comme exemple l’Ohio et l’Illinois. L’Ohio, avec 2 millions 1/2 d’habitans, a dépensé pour ses écoles en 1869 33 millions de francs ou 13 francs par tête, l’Illinois 32 millions ou 14 francs par tête. Chacun de ces deux états paie annuellement plus de 5 millions pour bâtir des écoles nouvelles. Au bord de l’Atlantique, la Californie consacre aussi à l’enseignement plus de 12 francs par tête. On peut donc dire que dans les états à population blanche le budget scolaire dépasse 10 francs par tête, et qu’il a doublé depuis la guerre civile; dans plusieurs états, il a triplé. Qu’on veuille bien remarquer que cela ferait pour la France 370 millions annuellement. Pour apprécier comme ils le méritent les sacrifices faits par les Américains, il ne faut pas oublier qu’aucun peuple n’a jamais supporté de si énormes impôts. Avant la guerre, le revenu de l’Union montait à 75 millions de dollars; pour l’année fiscale finissant en juin 1870, il s’est élevé à 411,255,477 dollars. À ces 2 milliards de francs, il faut ajouter encore 1 milliard 1/2 de francs pour les dépenses des états, comtés et communes[5]. Dans certaines villes, l’impôt atteint un niveau effrayant. A New-York, il va à 29 dollars par tête, à Boston à 36 dollars ou 180 francs, ce qui fait environ 800 francs par famille. À ce taux, Paris devrait payer 360 millions, et qu’on note bien qu’aux États-Unis il n’y a pas d’octroi. Ces écrasans impôts sont levés directement sur le capital mobilier et immobilier, et ils montent à 2 et 3 pour 100 du capital imposable[6]. Arrivé à ce point, l’impôt est presque une confiscation. Une part énorme du revenu de chacun est prise pour le service public, et ce n’est pas un roi ou une assemblée souveraine qui vote ces impôts inouis; ce sont les citoyens eux-mêmes, réunis dans leurs comices. L’impôt sur le capital, que les habitans s’imposent à eux-mêmes, est surtout exorbitant dans les districts peu peuplés de la campagne, où quelques familles doivent supporter tous les frais de l’enseignement. Pour ne citer qu’un exemple relaté parmi beaucoup d’autres, dans Potter-County (Pensylvanie), la taxe scolaire monte à 22,68 mills (millième du dollar = 1/2 centime) par dollar de capital, ce qui fait 11 centimes par 5 francs ou 2 francs 20 centimes par 100 francs de capital imposable.

Ce qui n’est pas moins étonnant pour nous, qui sommes habitués à voir quelle petite place l’enseignement occupe dans nos budgets européens, c’est la part énorme des dépenses totales qui, en Amérique, est consacrée à ce service, et il ne faut pas oublier que l’initiative privée fait aussi plus qu’en Europe. Dans la plupart des états blancs, les dépenses scolaires dépassent toutes les autres dépenses réunies. Dans quelques-uns, elles prennent les trois quarts, et même dans l’Illinois, état nouveau, les cinq sixièmes[7]. Les Américains ont compris que le premier intérêt de l’état est d’instruire les citoyens, et ils agissent en conséquence. Ils consacrent la majeure partie de leurs ressources à la culture de l’esprit, et nous nous permettons de dire qu’ils forment une société matérialiste qui n’adore que le dollar! « Un homme, dit Horace Mann, qui est éloquent, qui connaît l’histoire, la diplomatie, la jurisprudence, peut passer ailleurs pour un homme d’état; mais, si partout et toujours il ne s’occupe pas avec une infatigable énergie à faire pénétrer l’instruction dans tous les rangs de la société, il n’est pas digne d’être considéré comme un homme d’état américain. » Ces paroles sont rigoureusement vraies. Comme le démontrait encore récemment au congrès M. J. Garfield, représentant de l’Ohio, l’instruction est aux États-Unis de beaucoup le plus important des services publics. On compte en effet 8 millions d’élèves, 300,000 instituteurs, 700,000 administrateurs, scolaires, avec un budget annuel de 400 millions de francs.

Dès 1789, le congrès déclarait que, « la religion, la moralité et la science étant indispensables à un bon gouvernement et au bonheur de l’humanité, les écoles et tous les moyens de répandre l’instruction seraient toujours encouragés. » C’est en vertu de ces idées que le trente-sixième des terres publiques fut concédé aux écoles, et, rien que dans dix-sept états, les écoles primaires ont reçu un territoire grand comme l’Angleterre, dont une partie est déjà vendue.

Comment les États-Unis, après avoir perdu dans leur guerre civile 45 milliards de francs, peuvent-ils supporter, sans que le progrès économique en soit même ralenti, une somme totale d’impôts annuels de toute nature qui approche de à milliards, charge fiscale qui écraserait les nations européennes les plus riches ? C’est parce que les Américains ont dépensé pour l’instruction publique cinq et six fois plus que les Européens, et que, même au moment où la guerre leur dévorait des milliards, ils doublaient et triplaient la dotation de leurs écoles. Qu’on ne l’oublie pas en effet, ce n’est point par la force des bras, mais par la puissance de l’esprit, que la richesse se crée. Avec des muscles aussi forts et des organes plus subtils, le sauvage produit vingt fois moins qu’un homme civilisé. Pourquoi ? parce que le second met en œuvre des agens mécaniques, physiques, chimiques, que la science lui fournit et dont le second n’a pas l’idée. Voici des données empruntées aux États-Unis qui prouvent d’une façon irréfutable le rapport de cause à effet qui existe entre la diffusion des lumières et la production de la richesse. M. John Eaton, surintendant de l’instruction au Tennessee, a dressé d’après les relevés officiels un tableau des divers états de l’Union indiquant pour chaque état la production par tête et le nombre d’illettrés par mille habitans. Je prends un certain nombre de ces états et j’en forme deux groupes ; le contraste est frappant.

États qui ont peu fait pour l’instruction.


Production annuelle par tête, non compris les bénéfices commerciaux Illettrés par 1,000 âmes.
Dollars. 56.91 Caroline du sud 594
— 55.72 Alabama 490
— 54.77 Floride 480
— 61.45 Géorgie 479
— 45.38 Caroline du nord 408
— 65.30 Louisiane 485
États qui ont beaucoup fait pour l’instruction.


— 166.60 Massachusetts 38
— 149.60 Californie 53
— 120.82 New-Jersey 34
— 164.60 Rhode-Island 34
— 112.00 New-York 31
— 156.05 Connecticut 18
— 117.17 New-Hampshire 14

Les états de la Nouvelle-Angleterre, malgré la sévérité du climat et le peu de fertilité du sol, produisent donc par tête deux fois plus que les états du sud, dont la terre féconde donne en abondance les plus riches récoltes.

Les sommes énormes que les contribuables eux-mêmes votent spontanément pour leurs écoles ne diminuent nullement les dons que les particuliers font pour le même objet. Nous n’avons guère d’idée en Europe, sauf peut-être en Angleterre, de ce genre de bienfaisance. L’Européen du continent donne très peu pour des objets d’intérêt public; il ne donne qu’en mourant et pour des œuvres de mort : comme au moyen âge, il fonde des lits dans un hôpital. L’Américain donne pendant sa vie et pour des œuvres de vie : il fonde des chaires, crée des académies, et ainsi sème pour l’avenir. Les anciens étaient prêts aux plus grands sacrifices pour leur patrie parce qu’en dehors d’elle il n’y avait pour eux ni sécurité, ni droit. Parmi les peuples modernes, il n’en est pas chez qui le sentiment patriotique soit plus puissant qu’aux États-Unis. L’Américain adore son pays, parce qu’il est fier de sa grandeur, qu’il veut y contribuer et qu’il s’imagine contribuer ainsi à la grandeur future de l’humanité. Le christianisme enseigne qu’il faut faire du bien à ses semblables. Certains croyans en ont conclu que le devoir de charité était rempli, si on faisait l’aumône aux pauvres, sauf à les laisser croupir dans l’ignorance. L’Américain, à qui son culte commande de chercher la vérité par lui-même, croit que, pour faire un bien réel à ses semblables, il faut les éclairer. Ainsi l’amour de la patrie et le sentiment chrétien sont la source de ces donations princières que nous admirons. Sans rappeler les libéralités de Peabody, qui, pour l’instruction seulement, se sont élevées à environ 20 millions de francs, citons quelques faits récens. Dans la seule année 1864, au sortir de la guerre civile, Yale-University reçoit plus de 2 millions de francs, et Cambridge une somme presque aussi considérable. L’année d’après, un citoyen de Cincinnati donne 2 millions pour deux collèges, l’un de garçons, l’autre de filles. Un brasseur de Poughkeepsie, M. Vassar, donne 2 millions pour une institution où les jeunes filles recevront une instruction supérieure aussi développée que celle des jeunes gens. M. Cornell, un ancien ouvrier, consacre 2 millions 1/2 à créer une université à Ithaca. Un citoyen de Mew-Haven y crée une école de dessin qui lui coûte 500,000 fr. A Boston, M. Bussey donne 880,000 fr. pour la faculté de droit, M. Philips 500,000 francs pour l’observatoire. A Boston, quelques particuliers veulent fonder un institut technologique : ils réunissent 250,000 francs, l’état leur accorde un terrain qui vaut 1 million; mais il faut constituer un fonds en rapport avec les besoins de l’institut. Aussitôt les souscriptions affluent : le docteur W. Walker donne 1 million, M. R. Huttingdon 250,000 francs, MM. Mason et Hayward chacun 100,000, et en deux ans on réunit un total d’environ 3 millions. Je cite quelques faits notés au pas- sage; les journaux en signalent presque chaque jour. Si aux Etats-Unis on écrivait une histoire complète des donations faites à l’enseignement, rien ne serait plus honorable pour l’Amérique, plus instructif pour l’Europe[8]. M. James Garfield estime que le total de ces donations s’élève à 50 millions de dollars ou 250 millions de francs.


III.

Les Américains obtiennent-ils des résultats proportionnés aux immenses sacrifices qu’ils s’imposent pour l’enseignement avec une libéralité sans cesse croissante? Ils ne le pensent pas. Suivant eux, il y a encore beaucoup à faire et à réformer avant qu’on n’atteigne le but. Le premier mal signalé est ce qu’ils appellent l’absentéisme, c’est-à-dire le nombre considérable d’enfans en âge d’école qui ne reçoivent aucune instruction. On affirmait autrefois que parmi les citoyens de l’Union de descendance américaine il ne s’en trouvait pas qui ne sût lire et écrire. En effet, le Yankee appréciait trop bien l’utilité de l’instruction pour en priver ses enfans; mais les Irlandais pauvres qui arrivent chaque année par centaines de mille n’éprouvent pas le besoin de s’instruire, précisément parce qu’ils sont très ignorans, et par suite chaque année l’absentéisme prend des proportions plus alarmantes[9]. Il ne faut point cependant se laisser tromper par les nombres que fournit la statistique. Au lieu de compter l’âge d’école de 6 à 12 ans, comme on le fait généralement en Europe, dans les états de l’Union on le porte de 5 à 15 et même à 21 ans. En moyenne, on compte plus d’un écolier par quatre habitans. Dans les pays d’Europe où l’enseignement strictement obligatoire ne laisse hors de l’école aucun enfant en âge d’y aller, on arrive à la proportion de 1 sur 7, comme en Prusse, ou au maximum de 1 sur 6 1/2, comme dans les duchés saxons. Dans l’état de New-York, il y avait en 1869 1 million d’élèves sur 4,364,375 habitans ou 1 sur 4 environ; dans le Massachusetts, 247,381 élèves sur l,457,351, ou 1 sur 5; dans la Pensylvanie, 900,753 élèves pour moins de 3 millions d’habitans ou 1 sur 3; dans l’Illinois, même proportion; dans l’Ohio, 740,382 élèves sur 2,662,214 habitans ou 1 sur 3. Le nombre des écoliers relativement à la population est donc en Amérique presque deux fois plus considérable que dans les états européens les plus favorisés sous ce rapport, quoique dans l’Union tous les enfans ne fréquentent pas l’école. Cela provient de ce que les enfans suivent les classes pendant beaucoup plus longtemps. L’absentéisme et l’irrégularité de la fréquentation n’en constituent pas moins un danger grave auquel les Américains sont décidés à mettre un terme. Tous les hommes compétens se prononcent avec une énergie croissante en faveur de l’enseignement obligatoire rigoureusement appliqué. « Tout notre système d’école gratuite, dit le surintendant de l’instruction publique de l’Ohio, a pour base ce principe, que les institutions républicaines et la liberté ne peuvent durer que par l’instruction universelle. Si pour soutenir nos écoles nous n’hésitons pas à imposer de lourds impôts aux contribuables, c’est parce que nous sommes convaincus que la sécurité de l’état et la stabilité de l’ordre social dépendent de la diffusion générale des lumières et des vertus, fruits d’une bonne éducation. La gratuité est le moyen; mais, si ce moyen n’atteint pas le but, nous sommes tenus de prendre des mesures pour que ce but soit atteint, et que l’argent ne soit pas dépensé inutilement. Si nous prenons l’argent des citoyens pour instruire tous les enfans, il faut que tous reçoivent l’instruction, autrement les impôts que nous levons ne seraient plus justifiés. » Ainsi la gratuité entraîne l’obligation, car le contribuable peut exiger que l’argent que vous lui enlevez au nom de la loi lui donne au moins cet ordre et cette sécurité que vous lui promettez en échange. « C’est simplement une question de défense sociale, dit très bien le surintendant de l’enseignement de Rhode-Island. Vous demandez ce que vous ferez des ignorans; moi je demande ce qu’ils feront de nous. Si nous avons le droit de condamner un homme à la potence, nous avons à plus forte raison le droit d’envoyer un enfant à l’école. Le nombre des jeunes criminels augmente plus vite que notre richesse. Il faut tarir cette source de désordre qui menace notre avenir. Si vous ne voulez pas forcer tous les pères à instruire leurs enfans, préparez-vous à agrandir vos prisons. »

Mais n’est-ce pas porter atteinte à l’autorité paternelle? Non, répond-on, le père, qui ne peut laisser mourir ses enfans de faim, peut encore moins priver leur esprit de la nourriture spirituelle, qui leur est indispensable pour accomplir leur destinée et pour ne point troubler l’ordre social. «Le père, dit le surintendant du Connecticut, qui pour tirer profit du travail de ses enfans les prive d’instruction commet un délit que la loi pénale doit réprimer. Il vole ses enfans en leur enlevant les moyens de se développer, et il vole l’état en le privant de la puissance, de la richesse, de la sécurité qu’apportent les citoyens intelligens, vertueux et instruits. »

L’opinion se forme rapidement en Amérique, et bientôt l’enseignement obligatoire sera décrété pour tous les états. Déjà il existe dans le Massachusetts et le Connecticut, et parmi les anciens états à esclaves les deux Carolines viennent d’inscrire le principe dans leur nouvelle constitution. L’exemple de l’Angleterre, où successivement toutes les grandes villes proclament l’obligation[10], stimulera encore le zèle des Américains. La seule considération qui arrête encore quelques-uns, c’est qu’il leur semble absurde d’imposer ce qui devrait être recherché par tous avec ardeur. Les pasteurs des différentes dénominations appuient la mesure, tandis qu’en France, le clergé s’en montre l’adversaire acharné : fâcheux contraste qui permet aux ennemis de l’église de dire qu’elle a peur des lumières. En tout cas, cela explique pourquoi l’instruction est plus répandue dans les pays protestans que dans les pays catholiques. Chez ceux-ci, l’état trouve dans le prêtre un ennemi, chez ceux-là un auxiliaire.

Un vice du système américain dont tous les rapports se plaignent, c’est le changement fréquent et le manque de préparation pédagogique des maîtres. Pour l’Américain, les fonctions de maître d’école sont rarement un état qu’on embrasse pour la vie; ce n’est qu’une étape où il ne s’arrête guère. Beaucoup de jeunes filles s’engagent pour quelques années comme maîtresses d’école, en attendant qu’elles se marient. Un spirituel et profond romancier anglais, M. Anthony Trollope, nous dit, dans son livre sur l’Amérique, combien il a été frappé de l’esprit supérieur d’une foule de femmes, anciennes institutrices, qu’il rencontrait dans la société. Habituellement les comités scolaires n’engagent le maître que pour un terme de trois ou quatre mois, et ils ne le paient que pendant ce temps. Rarement l’instituteur reste deux termes consécutifs dans la même école; c’est dans le Connecticut que le mal paraît être le plus général. Il n’est pour ainsi dire point de district qui ait conservé le même maître pendant toute l’année, affirment les rapports des inspecteurs. En 1869, en Pensylvanie, sur les 15,504 instituteurs, — non compris Philadelphie, — 2,579 n’avaient jamais enseigné, et 2,728 avaient enseigné moins d’une année; c’est la même chose dans les autres états. Très fréquemment les comités prennent un instituteur l’hiver, et une institutrice l’été, parce que les hommes trouvent mieux à s’occuper pendant cette saison. On estime que le personnel enseignant est complètement renouvelé tous les trois ans. Rien ne peint mieux l’extrême mobilité des existences en Amérique. Le type du vieux maître d’école, classique en Europe, est une exception là-bas. La plupart des maîtres sont des jeunes filles de vingt à vingt-cinq ans. Ce n’est que dans les grandes écoles des villes qu’on rencontre des instituteurs ou des institutrices qui ont dépassé la trentaine.

Les jeunes filles et les jeunes gens qui s’engagent ainsi momentanément dans l’enseignement primaire ne manquent pas d’instruction. Ils ont suivi les cours d’une école supérieure (high school) ou d’une académie, et ils savent beaucoup de choses dont nos pauvres instituteurs n’ont pas l’idée. En outre ils ont subi un examen, car dans la plupart des états la loi exige un diplôme de capacité; mais ils manquent de préparation pédagogique, car les écoles normales sont relativement peu nombreuses, et l’expérience leur fait défaut, puisqu’ils cessent d’enseigner juste au moment où ils commencent à en acquérir. Ce régime est tellement contraire à ce qui se passe chez nous, que nous pouvons à peine le concevoir. Que serait chez nous une école dont le maître change régulièrement tous les quatre mois? A coup sûr, l’enseignement souffre de ce roulement perpétuel. Certains inspecteurs prétendent qu’ainsi le quart de l’argent dépensé l’est sans fruit. Certes mieux vaut l’école type de la Saxe, avec ses élèves régulièrement présens, avec son maître soigneusement formé dans une bonne institution normale et restant toute sa vie dans le même village; cependant le système américain n’est pas sans avantage. D’abord cette foule innombrable d’instituteurs et d’institutrices, au moins 100,000, qui rentrent chaque année dans les autres situations de la vie, y exercent une excellente influence, car ils savent bien élever leurs enfans. En outre les jeunes gens qui débutent constamment dans les écoles y apportent une ardeur, une fraîcheur d’impressions, qui en chassent l’ennui et la monotonie. C’est le trait qui a le plus frappé un excellent observateur, le révérend James Fraser, depuis peu évêque de Manchester[11]. « Les Américains, dit-il, les femmes surtout, montrent bien plus d’aptitude pour l’enseignement que nos maîtres d’Europe. Ces institutrices ont un talent merveilleux pour tirer parti de ce qu’elles savent. Elles sont calmes, énergiques, elles maintiennent la plus stricte discipline sans sévérité, elles sont patientes sans faiblesse ; elles donnent de l’intérêt à tout ce qu’elles enseignent par des récits, des exemples et des explications familières : jamais la classe ne s’ennuie et ne s’endort. Elles sont fières de leur situation et font tout pour élever le niveau de leur classe. Elles se tuent à la peine, et ne pourraient continuer longtemps. Beaucoup d’entre elles, quoique toutes jeunes, ont la santé, les yeux surtout, affaiblis par l’excès de l’étude et de la lecture. » Les élèves travaillent également avec cette intensité, cette fougue que l’Américain apporte dans tout ce qu’il fait. Aussi se plaint-on dans tout le monde scolaire, maîtres et élèves, d’un mal général qui est la trop grande fatigue imposée au cerveau (overworking of the brain). C’est au point qu’il a fallu défendre aux élèves d’étudier pendant les récréations et même hors de classe. Leurs yeux dilatés et brillans, l’agitation fébrile de leurs mains, la maigreur du visage, indiquent que le système nerveux est surexcité à l’extrême. Dès le jeune âge, l’Américain ne connaît point de repos. Pour porter remède au mal, on introduit de plus en plus la gymnastique[12] et les exercices militaires. Il faudrait qu’ils fussent imposés partout.

Les Américains continuent à employer de plus en plus des institutrices au lieu d’instituteurs, et ils s’en félicitent. Dans l’état de New-York, les quatre cinquièmes des écoles sont tenues par des femmes. En 1869, on comptait dans le Massachusetts 5,540 institutrices et seulement 497 instituteurs; à Philadelphie, 1,391 institutrices et 81 instituteurs; dans la ville de New-York, en 1865, 2,057 institutrices et 202 instituteurs. « Il est impossible, dit un surintendant de l’état de New-York, M. Rice, d’estimer assez haut l’influence bienfaisante qu’exerce sur nos écoles la femme qui enseigne. Élever les enfans, leur inspirer de nobles sentimens, est vraiment sa vocation. L’esprit moins occupé d’intérêts matériels, elle apprend facilement aux autres à considérer surtout l’intérêt moral ; douce, elle communique aux enfans sa douceur; pure, sa pureté. Elle connaît mieux la nature mystérieuse des jeunes âmes, ou du moins un instinct sûr les lui fait deviner. Sa discipline d’affection est plus efficace que nos sévérités et nos punitions. Les admonitions que la sympathie dicte ont plus d’effet que nos raisonnemens logiques et nos menaces. Le jeune homme élevé par une femme aura un sentiment moral plus délicat, un langage plus réservé, un goût plus fin, une nature plus tendre et en même temps moins portée aux vices grossiers et aux habitudes vulgaires. L’avenir de notre société est entre les mains de nos institutrices. »

Les Américains se vantent d’être un peuple qui respecte la loi, a law-abiding people. Ils l’ont été en effet jusqu’à ce jour, et de là vient le succès de leurs institutions démocratiques. Un peuple où la minorité s’insurge contre les lois n’est pas mûr pour la république. Les Allemands apprennent l’obéissance et la discipline dans l’armée, les Américains dans l’école. Rien n’a plus frappé M. Fraser en Amérique que de voir 1,200 ou 1,400 « primairiens » faire des exercices callisthéniques, à la voix de leur institutrice principale, avec une précision qu’eût enviée un bataillon prussien; on dirait que la même volonté met en mouvement au même instant les mêmes muscles. « Rien n’est plus éloigné de cette discipline américaine que la pétulance désordonnée de nos écoliers, » dit l’observateur anglais, et il se demande si le résultat obtenu vaut les efforts qu’il exige. Je pense que oui. C’est précisément dans une société démocratique, où les citoyens sont appelés à se gouverner eux-mêmes, qu’il faut les plier à un ordre sévère. Sous un despote, la force impose le respect des lois; mais, quand il n’y a plus de maître, il faut que chacun comprenne qu’après avoir voté comme souverain, il faut aussi obéir comme sujet. Je crois qu’il serait temps d’introduire en Angleterre le drill américain.

Pour obvier au manque de préparation pédagogique chez les instituteurs, la plupart des états ont ouvert récemment de nouvelles écoles normales. Grâce à l’insistance du surintendant, New-York, qui en avait deux, en a fondé quatre nouvelles, et se prépare à en ajouter encore dix à ce nombre. Pour s’aider à créer ces établissemens, les états ont recours à un moyen ingénieux : ils annoncent que les écoles seront établies dans les localités qui accorderont le subside le plus élevé. En 1865, New-York obtint ainsi pour ses quatre écoles près de 5 millions de francs, et on sortait de la guerre. Dans l’Illinois, la petite ville de Bloomington, en rivalité avec celle de Peoria, offre des terrains et des subsides équivalant à 900,000 francs pour obtenir le magnifique établissement normal que l’état y fonde, et qui coûte 1,250,000 francs. Les jeunes états, malgré l’exiguïté de leurs ressources, veulent dépasser les anciens. Ainsi le Minnesota fonde à Winona une école normale qui revient à 500,000 francs; l’Indiana en construit une à Terre-Haute qui coûte 750,000 francs. Les anciens états à esclaves se piquent aussi d’honneur, et déjà le Missouri, la Louisiane, la Virginie, la Caroline du sud, le Maryland, ont fondé des écoles pour former des instituteurs. Ce sont de beaux bâtimens qui font l’ornement des cités qui les possèdent. Ces écoles ne contiennent cependant que des classes : on n’y reçoit point en général d’interne comme en Europe. Les élèves se logent en ville, et leur entretien leur coûte ordinairement assez cher, de 15 à 20 francs par semaine. Les normalistes ne sont pas pauvres comme en Europe; ils appartiennent généralement à des familles aisées. Les mêmes cours sont suivis par les élèves des deux sexes, mais les jeunes filles sont en majorité. Il n’est pas rare de trouver une femme à la tête d’un établissement que fréquentent des jeunes gens de vingt ans. Les études durent en général deux ans, et sont partagées en quatre termes. Les branches enseignées sont dans le Massachusetts, qui peut servir de type : arithmétique, géométrie, chimie, grammaire, algèbre, géographie, histoire générale, physiologie et hygiène, botanique et zoologie, tenue des livres, rhétorique, littérature anglaise, minéralogie, géologie, astronomie, méthodes d’instruction, lois scolaires de l’état, droit politique de l’état et de l’Union, gymnastique, musique. Le latin, le grec, le français, l’économie politique, sont des cours facultatifs. En Europe, nous serions épouvantés rien qu’à la lecture d’un semblable programme, qui en effet ne serait pas encore à sa place chez nous; en Amérique, les élèves ont déjà vu la plupart de ces branches dans les écoles primaires et supérieures, où le niveau de l’instruction est beaucoup plus élevé qu’en Europe. Ils ont l’esprit plus vif et plus ouvert, ils apportent plus d’ardeur au travail. D’autre part, il ne s’agit pas d’approfondir les sciences énumérées au programme; il suffit d’en savoir ce qui est utile pour la pratique ou pour donner des idées justes sur les objets qui nous entourent. Ainsi, pour la minéralogie et la géologie, on ne fait pas apprendre par cœur les formules de la composition des corps; on fait seulement connaître par des échantillons les roches principales, celles surtout qu’on trouve dans le pays, on en indique les propriétés, les usages, l’origine; on explique la formation du globe, la superposition des couches, les phénomènes naturels encore en activité sous nos yeux, et pour ces notions générales un petit nombre de leçons claires, méthodiques et surtout vivantes suffisent. Dans toute l’Union, il n’existe encore qu’une quarantaine d’écoles normales, ce qui n’est rien en présence des cent mille instituteurs qui entrent chaque année dans la carrière. On ne peut songer à les former tous dans des établissemens pédagogiques spéciaux, comme on fait en Europe, où le renouvellement est dix fois moindre. Il faudrait, ainsi que le propose le surintendant du Massachusetts et qu’on l’a fait en Autriche, charger un maître des écoles supérieures de donner un cours de pédagogie et faire enseigner les aspirans-maîtres sous sa direction dans une école primaire annexée. Les conférences d’instituteurs (teacher’s institutes), qui se multiplient chaque année et dont les excellens résultats sont constatés, achèveraient de les préparer. Cela suffirait pour la masse; mais il faudrait néanmoins augmenter encore le nombre des écoles normales pour former des instituteurs modèles qui donneraient le ton et l’exemple aux autres.

M. de Tocqueville pensait que l’étude des langues anciennes était surtout utile aux nations démocratiques, parce qu’elle contre-balance les défauts qui leur sont particuliers. Les Américains, qu’on accuse de ne poursuivre que l’argent, ont toujours attaché un grand prix aux études classiques. La première loi scolaire du Massachusetts, qui date de 1647, ordonnait à toute localité contenant 100 familles d’entretenir une école supérieure où le latin et le grec seraient enseignés de façon à préparer les jeunes gens à l’université. Voilà le niveau où les puritains voulaient porter l’enseignement il y a deux siècles. Leur esprit anime encore la société américaine tout entière. Le Massachusetts, qui comptait en 1870 1,459,000 habitans, — moins que les deux départemens réunis du Nord et du Pas-de-Calais, — avait plus de 100 écoles où l’on enseignait les langues anciennes. Presque toutes les femmes qui font des études supérieures les apprennent et s’y distinguent. Il y a plus, on les enseigne jusque dans les écoles d’agriculture et dans les écoles commerciales. Aussi dans le Commercial university de Chicago, outre les langues modernes, le latin et le grec ont leurs chaires. L’étude des langues anciennes est, il est vrai, commencée trop tard et menée trop rapidement, étouffée qu’elle est par celle des sciences naturelles; mais le mal est reconnu, et on y porte remède.

« Si l’on me demandait, dit Tocqueville, à quoi je pense qu’il faille attribuer principalement la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes. » On ne peut se figurer tout ce que font les Américains pour fortifier l’instruction des jeunes filles. Il faudrait un livre pour décrire les établissemens fondés dans ce dessein durant ces dernières années. D’abord dans presque tous les collèges les jeunes filles suivent les mêmes classes que les jeunes gens; elles y sont plus nombreuses, et, chose remarquable, elles l’emportent sur leurs condisciples masculins dans les branches supérieures. Ainsi dans la high school de Chicago en 1864, en dehors de la section normale, qui n’était fréquentée que par des jeunes filles, sur 263 élèves 113 étaient du sexe masculin, 150 du sexe féminin, et sur dix-neuf premiers prix les filles en obtenaient treize. En 1863, dans la high school de Détroit, sur 123 élèves 75 étaient des filles. Les seuls élèves qui lisaient à vue Homère, Anacréon et Horace étaient trois jeunes filles; sept étudiaient « la philosophie de l’entendement, » et c’étaient encore des filles. Les écoles supérieures de la Nouvelle-Angleterre comptent environ deux fois plus de jeunes filles que de jeunes gens. « L’opinion dominante en Amérique, dit M. Fraser, est qu’il faut donner aux femmes une instruction aussi forte qu’aux hommes, et, quoi qu’on puisse penser du système, ajoute-t-il, le fait est que leur esprit se montre capable de profiter de la solide nourriture qu’on lui offre. Beaucoup des meilleurs professeurs de mathématiques sont des femmes, et leurs meilleurs élèves des filles. Elles lisent Cicéron, Xénophon, Homère, Virgile aussi facilement que les jeunes gens. Elles ne se montrent inférieures dans aucune branche, et dans toutes les écoles où j’ai pu comparer les aptitudes des deux sexes, j’ai trouvé que les jeunes filles l’emportaient par la vivacité de leur perception et par la précision de leurs réponses. »

Les avantages que les Américains retirent de la forte éducation qu’ils donnent aux femmes sont nombreux. C’est la femme qui a fait la force de la démocratie américaine en lui communiquant une trempe morale et religieuse d’un ordre supérieur. Éclairez la femme, et tout le peuple sortira de l’ignorance, car c’est elle qui forme les enfans. Occupez son esprit de choses sérieuses, et elle attachera moins d’importance à la toilette, aux futilités, aux satisfactions de la vanité; au lieu d’être dans le mariage et dans la société, comme elle l’est parfois, une occasion de prodigalité et de désordre, elle contribuera à y répandre des idées de simplicité et d’économie, à favoriser le progrès scientifique et moral[13]. Si même on approuvait l’éducation que les Américains donnent aux femmes, on ne pourrait espérer l’introduire actuellement en France ou dans les autres pays catholiques, car la tentative échouerait contre la résistance du clergé, comme on l’a vu sous le ministère de M. Duruy. En Amérique, cette haute éducation reste profondément religieuse, parce qu’elle se donne avec le concours du pasteur. En France, elle devrait être organisée malgré les évêques, et pour réussir il faudrait ôter à la jeune fille le sentiment religieux qui la fait obéir à son confesseur. Souvent cette insurrection porterait atteinte au sentiment du devoir, qui est plus précieux que la science. Le succès serait donc douteux ou ne s’obtiendrait qu’au prix d’un grand danger.

Ce que l’on pourrait emprunter à l’Amérique, c’est l’habitude d’expliquer dans les écoles les lois politiques de l’Union et de l’état. Le lien intime qui existe entre la morale et la politique, entre les devoirs de l’homme et ceux du citoyen, est constamment mis en relief. Dans un pays de suffrage universel, nul objet n’est plus essentiel, disent les inspecteurs. L’avenir de la société dépend du vote des électeurs. Il faut donc leur faire connaître les avantages du régime politique sous lequel ils vivent. Le malheur des générations futures, la décadence du pays, peut résulter d’un vote malentendu. Il n’y a d’éducation vraiment pratique que celle qui prépare le citoyen à user convenablement, consciencieusement du pouvoir souverain dont il est investi. En Belgique, dans toutes les écoles moyennes et dans les écoles primaires de quelques villes, on explique la constitution. En France, le droit public ne fait partie d’aucun des degrés de l’enseignement. Si aux États-Unis les institutions démocratiques durent en assurant la prospérité et le progrès de la nation, c’est que tout y prépare les citoyens. En Europe, trop souvent nous donnons au peuple en même temps les droits de la souveraineté et l’éducation qui convient au servage. C’est dans le livre de la constitution qu’il faudrait apprendre à lire.

IV.

Outre « l’absentéisme » et le manque de préparation pédagogique des instituteurs, les hommes compétens avaient signalé un autre grand vice du système scolaire des États-Unis. C’était le trop grand éparpillement des ressources consacrées à l’enseignement et le défaut d’unité dans la direction; mais la routine a peu d’empire là-bas : quand un mal est reconnu, on ne tarde pas à y porter remède. Rappelons quelle est en Amérique l’organisation de l’instruction publique.

Les corps organisés, nous disent les physiologistes, sont composés d’une multitude de cellules animées d’une vie propre, mais reliées ensemble par la force vitale de l’organisme supérieur dont elles font partie. En Amérique, les communes (townships) sont les cellules dont se composent ces organismes politiques qu’on nomme les états. De même que l’Union est formée d’une fédération d’états, chaque état est formé d’une fédération de communes. La commune est indépendante, elle a sa vie propre; aucun agent administratif du pouvoir central n’y exerce d’autorité. Cependant la commune et ses habitans doivent obéissance aux lois générales votées par l’assemblée suprême; mais ce n’est pas l’administration, c’est la justice qui impose cette obéissance. Le lien organique qui relie les communes de façon à constituer un état, c’est au fond la communauté d’idées, c’est dans l’exécution l’autorité judiciaire. Ce régime est exactement celui de la Germanie antique et de la féodalité. « Le caractère propre de la féodalité, dit M. Guizot, c’est le démembrement du peuple et du pouvoir en une multitude de petits peuples et de petits souverains. » Le principe de l’indépendance de la commune germanique a passé d’Angleterre en Amérique, où l’unité de l’état a été produite et maintenue par le pouvoir judiciaire, non par le despotisme du pouvoir royal, comme dans l’empire romain, en France ou en Espagne. C’est le township que les premières lois scolaires des États-Unis au XVIIe siècle ont chargé d’organiser l’école. Les habitans du township, réunis chaque année en assemblée générale, votaient l’impôt pour l’enseignement et nommaient le comité scolaire; mais dans le Massachusetts, des lois de 1789, 1817 et 1827 ont autorisé le township à se fractionner en districts, formant chacun une personne civile administrée par le prudential committee, qui bâtit ou entretient l’école et nomme le maître. Le but de ces lois était de mettre les écoles à la portée de tous en les multipliant. Le résultat a été qu’on a eu des écoles trop petites, des tiraillemens continuels dans l’administration, un défaut complet d’unité, une extrême inégalité dans l’incidence de l’impôt, et des maîtres incapables, parce qu’ils étaient trop peu payés. Dans beaucoup d’écoles, on ne comptait pas plus de 5 à 10 élèves. La loi qui a établi les districts, a dit Horace Mann, est la plus détestable loi qui ait été votée dans l’Union. Depuis plusieurs années déjà, les rapports des surintendans des différens états signalent les inconvéniens du fractionnement en districts. Cette croisade des hommes compétens a porté ses fruits. La législature du Massachusetts a supprimé radicalement en 1869 les districts, en remettant au comité du township la propriété et l’administration des écoles. Dans les autres états où l’on avait adopté le système du Massachusetts, ce sont les habitans des townships qui successivement suppriment les districts. De cette façon, on introduit plus d’unité dans le service et on porte remède à un morcellement exagéré. Dans tous les états se manifeste une tendance marquée vers une plus forte centralisation dans l’organisation de l’enseignement. Comme les comités locaux sont juges souverains du choix des méthodes et des livres, il en résulte une diversité infinie. On sent le besoin d’une uniformité plus grande et d’une autorité qui puisse, sinon l’imposer, au moins la faire accepter par la persuasion. C’est un point sur lequel insistent les rapports de beaucoup de surintendans, notamment celui du Massachusetts. A cet effet, quelques états ont nommé des inspecteurs de comté, ce qui est une excellente mesure.

On se plaint également du renouvellement trop fréquent de toutes les autorités scolaires : surintendans, inspecteurs et membres des divers comités. On ne peut se faire une idée du nombre de personnes qui s’occupent de l’administration des écoles. Ainsi, dans l’Ohio en 1869, il y en avait 39,901. A Boston, le comité scolaire compte 72 membres, qui se subdivisent en neuf sous-comités et qui nomment encore un comité local, composé de 8 à 12 personnes, pour chacun des vingt quartiers de la ville. A New-York, le comité supérieur se compose de 21 membres nommés par les électeurs de la cité. Ils occupent un grand bâtiment et disposent d’un nombre suffisant d’employés; c’est tout un gouvernement, avec son parlement, son ministère et ses bureaux. Ils se divisent en quinze commissions permanentes. — En outre les écoles de chaque quartier, ward, sont administrées par un comité local de 5 trustees. Dans les campagnes, les comités du township et du district sont composés de 3, 6 ou 9 membres se renouvelant ordinairement par tiers tous les trois ans. Ce renouvellement fréquent, conforme aux habitudes de la démocratie en Amérique, a cet avantage qu’il amène un nombre très grand de personnes à s’occuper des intérêts scolaires; mais d’un autre côté il fait perdre les résultats de l’expérience acquise et empêche la tradition de se former. L’activité répandue ici dans tout le corps social doit avoir pour résultat des changemens plus fréquens qu’en Europe; néanmoins le bien de l’enseignement exige impérieusement plus de fixité dans les situations et un terme plus long pour les emplois. Les Américains reconnaissent que l’Allemagne peut leur offrir sous ce rapport quelques exemples à suivre.

Dans les villes, on est satisfait jusqu’à présent de la composition des comités locaux que l’élection désigne. On y rencontre beaucoup d’hommes aisés, des avocats, des juges, des négocians, qui visitent les écoles plusieurs fois la semaine avant de se rendre à leurs affaires, et qui y consacrent une partie de leur temps, et cela dans un pays où le proverbe time is money est plus vrai que partout ailleurs. Ce dévoûment des classes supérieures exerce la plus heureuse influence. Dans certains états, on se plaint de l’apathie des comités des communes rurales. Pour y porter remède, on propose de les faire nommer par une autorité supérieure, et de les rétribuer de façon h. en faire presque des employés. M. Wickersham, surintendant scolaire de Pensylvanie, combat cette idée par des raisons qui méritent de fixer notre attention. « La nomination par une autorité supérieure, dit-il, est un fait de centralisation en opposition avec l’esprit des institutions républicaines. Les comités ainsi nommés vaudraient mieux peut-être; mais l’intérêt que le peuple porte à l’école parce que c’est sa chose et qu’il l’administre par ses élus, voilà le sentiment qu’il faut entretenir; or, avec la réforme proposée, il diminuerait. Ce serait abandonner le grand principe anglo-saxon, base de tout le système politique des États-Unis, que l’administration locale doit émaner tout entière de l’élection. Un peu de bien fait par le peuple lui-même vaut mieux qu’un plus grand bien apparent dû à des agens extérieurs. C’est le self-government qui a fait l’Amérique ce qu’elle est; il n’y faut point porter atteinte.» Ces paroles sont d’autant plus remarquables qu’elles émanent d’une autorité dont on veut augmenter les pouvoirs.

C’est surtout dans l’organisation de l’enseignement qu’on peut surprendre l’esprit de l’administration américaine. En Europe, le conseil municipal règle tous les services locaux sous la surveillance de l’état, qui dans beaucoup de cas exerce l’autorité suprême. En Amérique, les électeurs gèrent eux-mêmes les différens services par l’entremise de plusieurs comités spéciaux indépendans les uns des autres et entièrement soustraits à l’action du pouvoir central. Dans les limites tracées par la loi, le comité scolaire est souverain[14]. L’état ne peut rien lui commander, et les inspecteurs n’ont d’autre moyen de provoquer des réformes que d’en prouver la nécessité par leurs discours, leur insistance et leurs rapports. Répandre les mêmes idées par la publicité, voilà en ce domaine, comme partout ailleurs aux États-Unis, le grand ressort du gouvernement et la source de l’unité. Aussi inspecteurs et surintendans déploient-ils une activité dévorante. En 1869, M. Northrop, surintendant du Connecticut, adonné 161 conférences, visité 411 écoles, 105 townships, et questionné 25,000 enfans. Voici l’emploi d’une de ses journées : de bon matin, il se rend au sein du comité scolaire; de neuf heures à midi, il visite avec ses membres 10 ou 12 écoles; dans l’après-midi, il donne des conseils pédagogiques pendant trois heures aux instituteurs, et le soir une conférence sur l’un ou l’autre objet concernant le progrès de l’enseignement. C’est en communiquant à la population tout entière le zèle, l’ardeur passionnée qui les animait pour l’instruction, qu’un petit nombre « d’éducateurs » connus et aimés de l’Amérique entière sont parvenus à créer ce puissant mouvement d’opinion dont nous avons indiqué les merveilleux résultats.

Il est encore un nouvel ordre d’idées en fait d’enseignement qui s’est produit aux États-Unis dans ces dernières années, et qui mérite toute notre attention, parce qu’il touche de près aux questions sociales dont l’Europe se préoccupe en ce moment. Quand on réfléchit à la façon dont s’accomplit l’œuvre de la production dans nos sociétés, on ne peut se dissimuler que la division du travail entre les fonctions dites libérales et les occupations manuelles est poussée trop loin. Toute la journée, les uns travaillent de la tête, les autres des bras; cela est contraire aux lois de la nature, qui a donné à chacun de nous un cerveau et des bras. La nature se venge de la violation de ses lois. Les uns, par la tension continuelle du cerveau, souffrent de migraines, de dyspepsie; leur estomac digère mal, leurs yeux s’affaiblissent, le corps se débilite; la surexcitation du système nerveux est si grande que souvent elle aboutit à la folie, car le nombre des maladies mentales augmente partout. D’autre part, ceux qui ne travaillent que des bras ne s’élèvent guère au-dessus du niveau que l’humanité avait atteint à l’âge de la pierre. Leurs sens, leurs goûts, leurs plaisirs, sont grossiers. Ils sont incapables de remplir convenablement leurs devoirs de citoyens; on les appelle des barbares, et on craint qu’ils ne mettent à sac nos sociétés civilisées. Une certaine dépense de forces physiques est une condition de santé et un besoin naturel. Louis XVI faisait des serrures, Lincoln, dit-on, fendait chaque matin des bûches, et M. Gladstone en scie. Beaucoup de savans et de littérateurs prennent plaisir à bêcher et à ensemencer leur jardin. Quand sera calmée cette fièvre de production qui dévore toutes les classes et qui est peut-être encore nécessaire à notre époque de préparation, le temps viendra où l’homme des fonctions libérales travaillera aussi des bras pendant quelques heures, où l’artisan et l’agriculteur pourront consacrer quelques loisirs à la culture de leur esprit. Chez les uns et chez les autres, l’équilibre se rétablira entre le cerveau et les muscles, et l’ordre naturel sera respecté.

En Amérique, deux mouvemens très différens ont convergé vers ce but : d’un côté, « le mouvement des neuf heures, » qui a eu pour résultat de réduire à ce temps la journée de travail ordinaire; de l’autre, les efforts faits de toutes parts pour que les métiers manuels ne restent plus étrangers aux connaissances scientifiques, et qu’en même temps l’instruction scientifique soit combinée avec le travail manuel. C’est l’Illinois qui a pris l’initiative de ce second mouvement. En 1851, une commission se réunit à Granville; elle vota les résolutions suivantes : « 1° nous, les représentans des cultivateurs, des artisans, des ouvriers de l’industrie et des marchands, nous désirons avoir les mêmes moyens de nous instruire, chacun dans sa vocation, que nos frères des professions libérales, et nous confessons que c’est notre faute si nous ne les avons pas; 2° nous nous proposons de prendre des mesures pour arriver à la fondation d’une université à l’usage des classes industrielles. » L’année suivante, une nouvelle « convention » réunie à Springfield s’adressait à la législature de l’état, afin que celle-ci demandât au congrès une concession de terres publiques destinée à bâtir dans chaque état au moins une université industrielle. Bientôt l’idée prit de la consistance et s’empara de l’opinion. Une « ligue industrielle » fut fondée à Chicago, afin d’en poursuivre la réalisation. En 1855, la législature de l’Illinois émit le vœu proposé. Enfin en juillet 1862, en pleine guerre civile, le congrès accorda 10 millions d’acres de terre publique à distribuer entre les divers états pour fonder des collèges d’agriculture et d’arts manuels. Chaque état pouvait réclamer autant de fois 30,000 acres de terre qu’il avait de sénateurs et de représentans, à la condition que dans un délai de trois années il établirait une institution d’enseignement agricole et industriel. Cette prime magnifique ne pouvait manquer de stimuler le zèle des états, et la plupart se mirent en mesure de profiter de la dotation offerte par le congrès. Dans la fondation de ces établissemens nouveaux éclate encore une fois cette inépuisable générosité des Américains pour tout ce qui peut contribuer à répandre l’instruction. Quelques exemples méritent surtout l’attention. Dans l’état de New-York, c’est à Stephen van Rensselaer, d’origine hollandaise comme son nom l’indique, que revient l’honneur d’avoir fondé le premier institut scientifique à l’usage des classes laborieuses. Dès 1819, cet homme de bien entretint à ses frais des géologues pour étudier et décrire la constitution du sol de l’état; puis il les chargea d’aller de village en village donner des conférences de chimie, d’histoire naturelle et de géologie. En 1824, il fonda l’école scientifique de Troy, « destinée à former des maîtres capables de faire connaître aux fils et aux filles des ouvriers les diverses applications des sciences naturelles à l’agriculture, aux arts et manufactures, et à l’économie domestique. » Cette école, complètement dotée par lui et « incorporée[15] » sous le nom de Rensselaer institute, a formé, dit M. Barnard, plus d’hommes instruits et pratiques que tous les collèges de l’état. Récemment, en 1865, M. Ezra Cornell reprit la même idée. Pour fonder une université industrielle dans le village d’Ithaca, il commença par un don de 2 millions 1/2 auquel il ajouta successivement une ferme expérimentale, la collection de géologie et de paléontologie de M. Jewett, une vaste bibliothèque avec salles de lecture et de conférence, et des terres considérables, le tout au prix d’une somme supplémentaire de 2 millions de francs. L’université industrielle de Cornell s’engageant à organiser une faculté ou école d’agriculture, l’état de New-York lui a cédé les 990,000 acres de terres publiques auxquelles la dotation du congrès lui donnait droit. Dans le New-Hampshire, les 150,000 acres accordées à l’état furent concédées par lui à une école d’agriculture et d’arts mécaniques ajoutée au Darthmouth-collège de Hanovre. Deux donations, l’une de 250,000 fr. due à M. Abiel Chandler, l’autre de 200,000 fr. due au général Sylvanus Thayer, l’organisateur de l’école militaire de West-Point, sont consacrées au développement des études scientifiques appliquées. Le Kentucky accorda ses 333,000 acres au collège d’agriculture et d’arts mécaniques annexé à l’université de l’état à Lexington. Voici l’origine de cet établissement. En 1855, un cultivateur nommé John Bowman conçut l’idée de fonder une université pour les jeunes gens se destinant aux arts manufacturiers. En moins de quinze jours, il réunit 1 million, dû en grande partie à des souscriptions de 2,000 à 5,000 fr. des fermiers du Kentucky central. Bientôt le capital s’élevait à 2 millions 1/2; les habitans de Lexington souscrivirent encore 500,000 fr.; enfin, comme ferme expérimentale, M. Bowman acheta au prix de 700,000 fr. la terre et la résidence de l’illustre homme d’état Henry Clay. Dans l’Illinois, les 480,000 acres de terres publiques furent données à l’université industrielle d’Urbana, après que le comté de Champaign, où cette localité est située, eut offert des bâtimens, une ferme et des subsides pour une valeur totale de 2 millions. On le voit, la fédération, l’état, le comté, les cités, les particuliers, luttent de munificence.

La façon dont des cours scientifiques ont été créés à l’université d’Harvard dans le Massachusetts mérite aussi d’être connue. Quand cet établissement fut fondé en 1642, au moyen d’un legs du pasteur Harvard, on n’y enseignait, outre le latin et le grec, que l’arithmétique et la géométrie. En 1727, on établit une chaire de « philosophie naturelle, » et en 1783 un laboratoire de chimie. Depuis lors, le développement de l’enseignement scientifique est dû aux libéralités des citoyens. En 1805, le jardin botanique est créé aux frais des habitans de Boston, et une chaire d’histoire naturelle est dotée au moyen d’un fonds de 150,000 francs souscrit par quelques particuliers. En 1816, une chaire des sciences est établie aux frais de Thompson, citoyen américain devenu comte de Rumford en Bavière. En 1839, l’observatoire est fondé par les souscriptions du président de l’Union, John Quincy Adams, et de ses amis, auxquelles M. E. Philipps ajoute 500,000 francs en 1848. En 1846, Abbot Lawrence et plus tard son fils consacrent 700,000 francs à doter les chaires de géologie et de mécanique, à leur fournir des collections. En 1855, l’état donna 500,000 francs, William Gray 250,000 fr., et quelques particuliers 400,000 fr., total 1,150,000 fr., pour fonder la chaire de zoologie comparée, et, grâce au dévoûment de l’illustre Agassiz, une somme de 1 million en argent et une valeur bien plus grande en collections sont obtenues de la générosité particulière pour favoriser la culture de cette science. En 1862, Samuel Hooper, de Boston, donne 250,000 fr. pour doter un cours d’exploitation des mines. Enfin dès 1841 Benjamin Bussey fait à l’université un legs à employer au bout d’un certain nombre d’années pour fonder une école de travail. Ce legs, devenu maintenant disponible, s’élève avec les intérêts accumulés à 6 millions. D’autre part, la société d’histoire naturelle de Boston a reçu des particuliers et de l’état un fonds de plus de 2 millions. L’institution des conférences scientifiques de Lowell a été dotée par un legs du citoyen de ce nom dans un testament daté d’Egypte, où le sentiment qui dicte toutes ces libéralités est admirablement exprimé. « Comme mon pays natal, la Nouvelle-Angleterre, y disait-il, est naturellement improductif et stérile, et qu’il ne peut prospérer, d’abord que par les qualités morales de ses habitans, ensuite par leur intelligence et leurs connaissances, je désire qu’il soit établi des séries de conférences sur la botanique, la zoologie, la géologie et la minéralogie, dans leurs rapports avec la satisfaction des besoins de l’homme. » Le Massachusetts a accordé sa part de terres publiques à l’institut d’agriculture de Amherst après que cette ville eut voté 550,000 fr. pour les bâtimens et la ferme-modèle. Dans la plupart des autres états, des faits semblables se sont produits.

Le programme de ces établissemens nouveaux est remarquable à plus d’un titre : il comprend ordinairement, outre l’agriculture, les arts industriels et les sciences naturelles, — chimie, botanique, zoologie, géologie, astronomie, — certaines branches qu’en Europe nous ne songerions pas à y faire figurer, comme la psychologie et la morale, l’économie politique, la littérature, le latin même parfois et la tactique militaire. On le voit, quoi qu’on en dise, les Yankees attachent plus de prix que nous aux études philosophiques et littéraires, puisqu’ils les font entrer dans tous leurs établissemens d’instruction, même dans ceux qui préparent à la pratique de l’agriculture et des arts manuels. L’exercice militaire et la gymnastique sont également imposés partout; partout aussi les élèves travaillent pendant quelques heures soit aux champs, soit à l’atelier. Les études sont combinées de façon que ceux qui veulent exercer un métier et gagner ainsi un salaire aient trois ou quatre heures à leur disposition chaque jour. A Ithaca, un atelier de construction de machines aratoires est attaché à l’établissement. Dans l’école de Lansing, en Michigan, le salaire le plus fort est de 40 centimes par heure. Dans l’école d’Amherst (Massachusetts), les élèves gagnent 60 centimes l’heure, et davantage pour certains ouvrages spéciaux. De cette façon les bras sont exercés en même temps que la tête, et les jeunes gens pauvres gagnent de quoi s’entretenir. C’est l’idée de Rousseau, dans l’Emile, appliquée et rendue pratique.

En résumé, il est plus d’une chose que nous pourrions emprunter aux Américains : leur zèle sans cesse croissant et leur libéralité sans limite pour l’enseignement, leur principe politique que le premier devoir et le premier intérêt de l’état sont de répandre l’instruction dans tous les rangs de la société, les efforts qu’ils font pour élever aussi haut que possible l’enseignement des filles, le soin qu’ils prennent de combiner avec les études scientifiques les études morales et littéraires, les exercices du corps et même le travail rétribué Rien ne s’oppose à ce qu’en tout ceci nous suivions l’exemple des États-Unis ; mais nous ne pouvons imiter leur organisation scolaire. En Europe, des prescriptions rigoureuses et une intervention active du pouvoir central sont nécessaires. En Amérique, les contribuables des communes, prélevant eux-mêmes sur leurs propriétés un impôt direct, dépensent pour l’école bien plus que la loi n’exige d’eux. En Europe, presque partout les communes rurales, livrées à elles-mêmes, supprimeraient l’instituteur ou ne lui donneraient pas de quoi subsister. Appliquez la décentralisation, mais point en fait d’enseignement. Plus les populations sont ignorantes, moins elles auront le goût de s’instruire ; c’est donc d’en haut que doit venir l’impulsion. C’est par l’instruction qu’un peuple devient capable de self-government ; donnez-lui d’abord le self-government, et il restera attardé dans sa native barbarie.

En Amérique, on peut se fier aux efforts spontanés des communes pour répandre l’instruction, parce que dans la société tout en fait sentir le besoin, et tout en favorise la diffusion. D’abord n’oublions pas que la Nouvelle-Angleterre a eu pour fondateurs des hommes qui, comprenant la nécessité des lumières, ont dès 1642 proclamé l’enseignement gratuit et obligatoire. L’esprit des puritains s’est perpétué chez leurs descendans. Aux États-Unis, les ministres des différentes sectes protestantes soutiennent l’école publique, quoiqu’il soit interdit d’y enseigner aucun dogme. Les prêtres catholiques l’attaquent, il est vrai ; mais, comme ils sont encore relativement peu nombreux, on peut dire que le sentiment religieux est l’allié de l’état dans l’œuvre de l’éducation, avantage incalculable. Les écoles fondées par des libéralités privées sont ouvertes généralement aux élèves de toutes les dénominations, quoique les hommes généreux qui les créent soient presque tous profondément religieux, et ainsi la diversité des croyances dogmatiques ne fait pas obstacle aux progrès de l’instruction. Dans toute l’Europe catholique au contraire, l’état et l’église se disputent l’école dans une lutte acharnée et funeste. L’état ne peut pas abandonner l’école a l’église, parce que celle-ci vient de transformer en article de loi, avec toute l’autorité de son chef infaillible, la condamnation des libertés modernes. D’un autre côté l’église, au nom de sa mission divine, réclame l’enseignement comme son monopole; or on a vu en Espagne, en Italie, dans les états romains surtout, les déplorables résultats de ce monopole quand elle l’a obtenu. La difficulté paraît presque insoluble. Décréter l’école laïque malgré le clergé, c’est s’exposer à la voir ou abandonnée par les enfans des fidèles, ou devenir un foyer d’opposition antireligieuse. La livrer à l’influence du clergé, c’est en faire un moyen de détruire presque à coup sûr les principes sur lesquels l’état repose.

Les institutions politiques et la presse viennent ajouter leur influence à celle de la religion et de la tradition pour favoriser aux États-Unis les progrès de l’instruction. Le nombre des fonctions électives est infini et la durée du mandat très courte. Il en résulte que presque tous les citoyens prennent part à l’administration, et que les élections, les meetings et les discussions politiques les occupent constamment. Chaque jour, le citoyen éprouve ainsi la nécessité de posséder au moins les connaissances élémentaires. L’école est donc manifestement ici le produit du régime politique, et d’autre part le régime politique ne subsiste que par l’école. L’école rend le self-government possible, et le self-government crée l’école, parce qu’il en comprend la nécessité. En aucun pays, la presse périodique n’est aussi développée qu’aux États-Unis. L’Américain est le plus avide « liseur » qui existe; comme le dit M. Fraser, il tient plus à ses journaux qu’à ses repas, et il dévore les uns et les autres en même temps et avec la même rapidité. Le cocher qui vous attend, le gamin qui vient de cirer vos bottes, le garçon au restaurant, le matelot sur son navire, le soldat au camp, chacun lit « son journal. » Point de petite ville, de village même qui n’ait le sien. Le surintendant de l’enseignement de l’Illinois donne dans son rapport le nom de tous les journaux publiés dans cet état en 1869. Il y en avait 40,3, dont 101 pour Chicago seulement. Allez dans l’extrême ouest et pénétrez dans la cabane du squatter: vous y trouverez un rayon avec des livres, tout au moins la Bible, Shakspeare, quelques traités techniques et un journal. Le peuple aux États-Unis est donc au niveau de la petite bourgeoisie d’Europe; avec ce besoin universel de lecture, l’utilité de l’école est appréciée par tout le monde, et par suite on lui accorde libéralement les ressources nécessaires. Si en Europe les conditions sociales sont moins favorables au progrès de l’enseignement, c’est une raison de plus pour que l’état lui imprime une impulsion vigoureuse, et lui fasse obtenir une large dotation.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. M. David Wells, «commissaire spécial pour le revenu des États-Unis, » dans son remarquable rapport pour 1870, montre que les dépenses et les pertes occasionnées par la guerre civile se sont élevées pour les fédéraux à 6,300,000,000 dollars,
    pour les confédérés à 2,700,000,000 dollars.
    Total 9,000,000,000 dollars.
    Soit 9 milliards de dollars, ou 45 milliards de francs, calculés non en greenbacks, mais en or. Voyez Official report on the revenue of the United-States, reprinted by the Cobden Club.
  2. Communication aux chambres, 8 janvier 1790.
  3. Ainsi en France des régimens ont manqué de sujets capables de tenir la comptabilité, comme le prouve la lettre suivante du maréchal Pélissier.
    « Sébastopol, 27 septembre 1855.
    « J’ai reçu votre lettre de ce jour, par laquelle vous me rendez compte de la pénurie complète du régiment des zouaves de la garde impériale pour ce qui est de sujets susceptibles de remplir les fonctions de comptables. »
  4. Les Américains croient pouvoir taxer le capital, les immeubles surtout, parce que les rapports des inspecteurs démontrent qu’autour d’une bonne école la propriété augmente de valeur. L’impôt scolaire n’est donc qu’une avance très lucrative.
  5. La commission de révision des impôts pour l’état de New-York estime que les taxes autres que celles de l’Union doivent être d’environ 750 millions de dollars. — Report of the commissioners, New-York, 1871, p. 6.
  6. Pour qu’on admette des faits aussi extraordinaires, il faut citer des chiffres précis. En 1869, la propriété dans l’état de New-York était estimée 1,860,120,770 dollars, et le total des impôts s’élevait à 46,161,531 dollars ou 2 1/2 pour 100, c’est-à-dire qu’une propriété estimée 100,000 francs payait 2,500 francs d’impôts. Boston, en 1870, avec une population de 250,700 âmes, payait 9,026,753 dollars ou environ 45 millions de francs. (Report of the commissioners, p. 7.) C’est le cas de rappeler l’opinion de Montesquieu, que les pays libres paient plus d’impôts que les peuples asservis.
  7. Voici quelques données que j’emprunte au rapport du surintendant de l’instruction pour le Tennessee, M. John Eaton :
    Dépenses en 1868-1869
    États pour les écoles pour tous autres objets
    Maine 805,369 dollars. 403,601 dollars.
    Pensylvanie 5,160,750 — 3,853,336 —
    Ohio 4,816,495 — 2,978,995 —
    Californie 1,178,358 — 475,978 —
    New-Jersey 1,313,358 — 472,815 —
    Wisconsin 1,774,473 — 946,519 —
    Illinois 6,430,881 — 1,062,525 —

    il serait trop humiliant de citer les chiffres correspondans de nos budgets européens.

  8. Certains faits sont touchans. Voici par exemple comment s’est fondée l’école supérieure (seminary) de Monticello. Godfrey, — un ancien marin qui a fait deux fois naufrage et refait deux fois sa fortune, — s’est marié et a des enfans. Un jour qu’il cause avec sa femme, sa petite-fille répète sans le comprendre tout ce qu’elle entend dire. « Voyez, dit la mère, combien les premières impressions sont vives; tout dépend de là. Si les mères étaient instruites et vertueuses, les générations futures le seraient aussi. » Cette idée s’empare de l’esprit de Godfrey et en fait un apôtre. La foi du chrétien et l’ardeur du philanthrope ne lui laissent plus de repos. Il veut fonder une école modèle. Il prend d’al)ord sur sa fortune, qui n’est pas énorme, 250,000 francs, quoiqu’il ait plusieurs enfans; puis sa femme et lui collectent le reste, et le Seminary de Monticello est fondé.
  9. Voici quelques données à ce sujet. M. Wickersham, surintendant des écoles de la Pensylvanie, dans son rapport de 1869, estime que dans cet état 75,000 enfans ne fréquentent pas l’école, dont 11,000 pour Philadelphie seulement. M. Northrop, surintendant du Connecticut, dit qu’un quart des enfans ne se fait pas inscrire, et en outre la fréquentation est très irrégulière; cependant, depuis que la gratuité a été établie, il y a une amélioration notable. Dans l’Illinois, dit le surintendant, M. Newton Bateman (1869), la fréquentation est très irrégulière : sur 706,780 enfans inscrits, il n’y a de présens en moyenne qu’environ 300,000. Dans l’Ohio, le rapport de M. Henkle signale une liste de présence journalière de 434,865 enfans sur 740,000 inscrits. A New-York, le surintendant, M. Randall, estimait aussi que la liste de présence ne dépassait pas la moitié du nombre inscrit. En 1865, on comptait sur 100 inscrits 80 présens dans le Massachusetts, 78 dans Rhode-Island, 72 dans le Connecticut, 64 en Pensylvanie, 57 dans l’Ohio, moyenne 70, et dans les villes de Boston 91, New-Haven 71, Cincinnati 64, Saint-Louis 58, Chicago 47, New-York 40, moyenne 58.
  10. Récemment un comité scolaire à Londres vient de publier le règlement qui consacré l’obligation. La Nouvelle-Zélande a décrété le même principe il y a deux mois.
  11. Voyez son rapport adressé au parlement en 1867. — Report of the common school system of the United-States and Canada, un des meilleurs travaux de ce genre que l’on connaisse. On peut le ranger à côté de celui de M. Cousin sur l’Allemagne et les Pays-Bas.
  12. A Philadelphie par exemple, un admirable établissement de bain a été organisé, le Natatorium, où tous les élèves des écoles publiques apprennent à nager. En Prusse, les soldats l’apprennent également.
  13. Cette instruction pénètre jusque dans les classes inférieures. Voici un trait que j’emprunte au rapport de M. Fraser. Comme il le dit, ce trait est « typique. » Un étudiant de l’université d’Harvard en vacance dans son village se rend à la bibliothèque du township, — presque chaque commune en a une à l’usage de l’école, — pour y chercher l’Histoire de la révolution des Pays-Bas, par Motley. Le livre est en lecture : chez qui? Chez la blanchisseuse de la famille. Il va le lui demander. « Oh! reprend celle-ci, le livre m’intéresse et me remplit d’enthousiasme; je veux le finir. Je vous le porterai demain avec vos chemises. » Dans son intéressant ouvrage sur l’Instruction publique aux États-Unis, M. Hippeau raconte que, dans les rues de New-York, s’approchant d’une pauvre vieille qui tenait un livre à la main, il vit qu’elle lisait les poésies de Longfellow. — On craint en Europe qu’une instruction trop étendue donnée à la femme n’en fasse une pédante, un « bas-bleu. » Tel est parfois en effet le résultat chez nous, parce que celle qui a reçu une instruction supérieure, se sentant une exception, en tire une vanité souvent insupportable ; mais supposez que toutes les femmes de la classe aisée aient reçu la même instruction que les hommes : aucune ne songerait à faire parade de connaissances que toutes posséderaient. Une femme qui lit Homère en grec et qui calcule le parallaxe d’Uranus nous paraîtrait un phénomène; comme telle, elle serait probablement déplaisante : en Amérique, elle ne l’est pas, et cela n’étonne personne.
  14. Ce sont les juges, non la hiérarchie administrative comme chez nous, qui font respecter la loi. Voici deux exemples. L’instituteur ne peut donner aucun enseignement dogmatique, mais peut-il lire la Bible? Ce point est contesté. L’instituteur dans une école lit la Bible sans commentaires. Le comité scolaire le lui défend. Il persiste; au lieu de le destituer, le comité l’attrait devant le juge, qui interprète la loi dans le sens adopté par l’instituteur. Dans le Tennessee, la loi oblige la commune à consacrer certaines sommes à renseignement. Quelques communes ne s’exécutent pas ; ce n’est pas l’autorité administrative, c’est le juge qui les y condamne. Les enfans ont droit à l’instruction; si la place manque dans l’école, leurs parens actionnent les membres du comité, qui sont personnellement et solidairement condamnés aux dommages et intérêts. Les contestations en matière d’école donnent tant de besogne aux juges, qu’une loi récente de New-York transporte au surintendant la décision de la plupart des cas. C’est un pas vers le système européen.
  15. On appelle une école « incorporée » quand elle est constituée en personne civile par une loi qui lui donne ainsi le droit de posséder et d’ester en justice. La loi détermine aussi comment sera composé le bureau administratif. Toutes les écoles publiques et un nombre considérable d’écoles privées forment chacune une corporation indépendante possédant un fonds. Ce sont exactement les institutions que le moyen âge avait fondées en Europe. Les Américains ne comprennent pas qu’on crée une école sans un fonds destiné à la faire vivre. Ce système me paraît excellent en Amérique. En Europe, en France surtout, il ne pourrait être introduit qu’avec réserve, car les couvens s’empareraient de ces fondations pour ruiner les institutions libres, que le Vatican condamne. Ce seraient autant de foyers de guerre civile.