Les Progrès de la défense des côtes de l’Allemagne

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Les Progrès de la défense des côtes de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 638-656).
LES PROGRÈS
DE LA DÉFENSE DES CÔTES
DE L’ALLEMAGNE

Bien que le détail de l’emploi des fonds que le gouvernement impérial a obtenus du Reichstag soit tenu secret, on sait cependant que quelques millions de marks, — quelques dizaines de millions, plutôt, — iront aux ouvrages et engins de défense du littoral allemand.

Nous ne saurions avoir la prétention de deviner tout ce que nos voisins vont entreprendre dans cet ordre de faits. Cependant on peut en avoir une idée générale en se laissant guider par l’examen de la situation actuelle de l’organisme défensif et par le relevé des travaux en cours d’exécution, ou « amorcés » déjà.


Dans son ensemble, la défense des côtes de l’Allemagne est conçue d’une manière rationnelle. Le départ des attributions entre la marine et l’armée y est mieux fait que chez nous, conformément aux principes directeurs que le maréchal de Moltke avait fait prévaloir, dès 1884, dans le conseil de défense de l’Empire.

Nous ne commenterons pas le mémorandum, bien connu des spécialistes, que le vieux et éminent chef de guerre avait rédigé sur ce sujet. L’exposé des motifs de la remise aux mains de la marine allemande de la plus grosse part de la défense des côtes ne convaincrait pas notre département de la Guerre, invariablement attaché aux prérogatives qu’il tire de l’interprétation étroite de la loi, — un peu surannée, — de 1791. Seule, l’urgente nécessité de disposer en faveur des formations de campagne d’élémens en personnel créés ou développés depuis 1898 pour la défense du littoral, lui fera, prochainement sans doute, relâcher son emprise sur des organismes auxquels il n’a peut-être pas donné toute la puissance, toute l’efficacité nécessaire, faute de matériel exactement approprié aux besoins.

Si, en Allemagne, les difficultés résultant de l’état de choses dont les vices apparaissent nettement aujourd’hui chez nous ont pu être en partie évitées, grâce à la justesse des principes directeurs auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, les ouvrages, les armes, les engins de défense des côtes ne semblent cependant pas, — et nous allons le voir, — complètement à la hauteur des exigences actuelles.

Restés pendant longtemps, en ce qui nous touche, sous l’impression rassurante de l’inaction de la flotte française en 1870 ; peu disposés, pour bien des motifs, à craindre l’intervention de celle de la Russie[1], puis, plus tard, exclusivement préoccupés d’accroitre rapidement l’élément le plus actif de la défense du littoral, la flotte, les Allemands semblaient jusqu’ici assez ménagers de leurs deniers quand il s’agissait des élémens fixes de cette défense. Du moins ne s’étaient-ils mis vraiment en frais, — et le choix du lieu est fait pour surprendre, — qu’en faveur de l’estuaire de la Weser, à Bremerhaven où, vers 1873-1875, furent construites trois batteries dont les bouches à feu étaient protégées par des coupoles ou boucliers en fonte Gruson. Soit que le prix de revient de ces ouvrages ait paru trop élevé, soit que, comme on l’a dit, la résistance au choc répété des projectiles se soit révélée insuffisante pour ce type de fonte dure, la protection métallique a été abandonnée et l’on est revenu, pour ne s’en plus écarter, au modèle classique de batterie de côte, où les pièces tirent à ciel ouvert, au-dessus d’un parapet dont le coffre, revêtu ou non de terre et de gazon, est constitué par un bloc plus ou moins épais de béton de ciment, recouvrant une ossature en maçonnerie.

Or, à l’exception de quelques-uns des ouvrages de Kiel, dont l’altitude, du reste, ne dépasse pas 39 mètres, toutes les batteries de côte allemandes sont des batteries basses, contre lesquelles l’armement des vaisseau v modernes, devenu si puissant et de mieux en mieux protège, se montrerait particulièrement efficace.

Pour racheter les deux désavantages essentiels d’une protection insuffisante et île l’immobilité, — disons mieux, de la passivité, — ces batteries ont-elles du moins la supériorité du calibre des bouches a feu sur les bâtimens dont elles peuvent, un jour, subir les attaques ? Nullement. Composé d’ordinaire de canons courts de 21, 24, 26 et 28 centimètres et de mortiers d’une médiocre puissance, l’armement allemand poussait, dans certains cas très rares, jusqu’au 28 centimètres long, probablement le même qui armait jusqu’en 1908 (type « Nassau ») les cuirassés de la flotte impériale.

Il est question maintenant de pièces de 305 millimètres (batterie de Döse on « le Dimhem à Cüxhaven), et même de pièces de 355 millimètres pour les ouvrages que l’on construit à Borkum. Bien qu’il v ; tit lieu de faire encore quelques réserves sur ces renseignemens, d’autant mieux que nos voisins de l’Est pratiquent avec persévérance, sinon avec succès, l’art de l’intimidation, on ne -saurait douter qu’ils aient la ferme intention d’élever peu à peu le calibre de leurs armemens de côte. Du moins ne semble-t-il pas qu’ils se proposent, revenant à la protection métallique, d’enfermer leurs canons-monstres dans des tourelles d’acier analogues à celles des grandes unités de combat.

Quant à l’organisation intérieure des batteries, elle semble satisfaisante. Bien avant nous, les Allemands ont eu des télémètres de batterie protégés par de petites coupoles métalliques dont les parois peuvent arrêter au moins les éclats d’obus. Bien avant nous aussi, ils ont pratiqué le pointage à la lunette. Toutefois, malgré des améliorations dans les organes de chargement et d’approvisionnement des bouches à feu de gros calibre, le tir n’en peut pas être considéré comme vraiment rapide.

Les Allemands ont-ils, pour les tirs de nuit, des projecteurs électriques méthodiquement installés et combinant leur action, feux chercheurs et feux de tir ? Il semble que non, du moins en ce qui touche le littoral de la mer du Nord où, à la vérité, on redoute peu les attaques de nuit, en raison des caractères hydrographiques du rivage. On voit bien de grands projecteurs sur l’îlot fortifié d’Helgoland, dont nous parlerons tout à l’heure, mais ce sont plutôt des feux de découverte que des feux de tir proprement dits. En revanche, les Allemands se servent beaucoup de fusées éclairantes à grande portée et qui donnent un vif éclat pendant une vingtaine de secondes. Ils ont aussi des projectiles éclairans très perfectionnés[2], qui ont sur les faisceaux lumineux des projecteurs l’avantage apprécié de ne pas déceler leur point de départ. Ces deux systèmes sont, d’ailleurs, d’une application beaucoup moins coûteuse que celui des projections électriques.

Ne nous arrêtons pas à mentionner les batteries d’obusiers ou de mortiers, annexes des batteries de canons longs, que l’on organise à la mobilisation sur des emplacemens préparés, ni les batteries de pièces légères à tir rapide, destinées à battre les torpilleurs de l’adversaire, et passons aux mines sous-marines.

Ces engins ont toujours joué un grand rôle dans la défense des côtes de l’Allemagne. Il y a quelques années leur modèle se rattachait au type général des mines électro-chimiques, explosant automatiquement au choc d’une carène. Mais il semble qu’ils aient été profondément modifiés, ainsi que les mines semées (streu-minen), ou mines de blocus, dont les Allemands font aussi grand usage.

Quoi qu’il en soit, les mines qui seront mouillées à demeure, sur des lignes repérées à l’avance, avec des portières ménagées pour le passage des navires amis, sont sensiblement plus grandes, plus puissantes aussi, que les streu-minen, engins de circonstance, que des navires spéciaux sèment rapidement dans tel chenal où l’adversaire serait tenté de s’engager.

Sur quelques points, — passes étroites, goulets resserrés, celui de Kiel, par exemple, — des batteries[3] de torpilles automobiles, du type Whitehead modifié par Schwartzkopf, sont prévues et tenues en réserve. Enfin il existe, pour fermer les entrées de port, des barrages en câbles d’acier soutenus à la surface de l’eau par des madriers de forte dimension.

Tout ce qui touche aux moyens de communication est très soigné, très méthodiquement installé, télégraphes et radiotélégraphes, téléphones, signaux optiques et acoustiques, postes de surveillance côtiers, sémaphores, navires de reconnaissance et de garde, enfin aéronefs des divers types et en particulier les dirigeables, dont les Allemands sont fort engoués, on le sait, non sans raison peut-être.


Ce coup d’œil jeté sur l’organisation générale et sur les engins, nous pouvons examiner avec plus de fruit la situation particulière, — les caractéristiques stratégiques et tactiques, — sinon de tous les points défendus de la côte allemande, ce qui nous conduirait trop loin, du moins des principaux, tels que Danzig, Swinemünde, Kiel, Cüxhaven, Helgoland, Wilhelmshaven et Borkum.

Nous dirons quelques mots de ce qu’on y a fait déjà et nous chercherons à discerner ce qu’on y veut faire encore.


Voyons donc Danzig, tout d’abord.

Pour des raisons de haute politique autant que pour des motifs d’ordre purement militaire, l’Empire allemand attache une importance considérable à la possession de cette ancienne ville libre hanséatique, encore aux deux tiers slave et dont l’esprit particulariste lui a toujours donné des inquiétudes. Danzig est d’ailleurs le port polonais par excellence, le débouché de toutes les productions du grand bassin de la Vistule, enfin le plus ancien des arsenaux maritimes du royaume de Prusse. Ajoutons qu’à côté de cet arsenal, où l’on construit maintenant, — non sans quelques risques d’échouage lorsqu’elles quittent leur cale, — des unités de combat de premier rang, la grande maison Schichau, d’Elbing, a établi depuis quelques années son principal chantier. Tout cela fait un très gros et puissant organisme, auquel on voudrait bien pouvoir assurer complète protection. Malheureusement, à l’encontre des autres grands ports allemands, de guerre ou de commerce, Danzig, sans être précisément en bordure sur la mer, comme notre Cherbourg, est trop rapproché du rivage de son beau golfe pour que la défense en soit facile contre l’ennemi flottant, contre la formidable artillerie des cuirassés modernes.

Si l’on trace, en effet, sur une carte hydrographique la courbe des fonds de 10 mètres, on constate que, sur un secteur de 60° au moins, la distance de cette courbe au centre de la ville varie de 3 à 5 milles marins, ou de 5 500 à 9 000 mètres. ce qui signifie que le bombardement, facilité d’ailleurs par la netteté des « amers » fournis par les monumens civils et religieux, acquerrait rapidement une désastreuse efficacité.

Ce bombardement, du moins, les ouvrages de côte de Neufahrwasser, groupés sur la plage autour de la bouche de la Vistule morte[4], qui forme avec son affluent, la Mottlau, le port de Danzig, seraient-ils en mesure de l’interdire, ou seulement d’en gêner la conduite méthodique ?

Nullement. Là encore la défense est desservie par une particularité géographique, par un tracé de la côte de la Wester Platte, tel que les vaisseaux pourront sans danger venir prendre leurs postes de tir dans un rentrant et, de là, battre d’écharpe les batteries basses de Neufahrwasser, après avoir fait déblayer par leurs dragueurs de mines l’aire qui leur sera nécessaire pour leurs évolutions.

En somme, et pour envisager les choses à un point de vue général, la ligne extérieure des défenses maritimes de Danzig est trop rapprochée du noyau qu’il s’agit de protéger ; et, ni la force individuelle, ni l’organisation collective de ces défenses ne rachètent ce grave inconvénient. L’Etat-major allemand connaissant fort bien cette situation, on doit admettre qu’il essaiera d’y parer, — en dehors du renforcement très justifié de la défense mobile maritime, — par la construction d’ouvrages mieux placés, mieux armés et mieux protégés que ceux qu’il a accumulés sans grand profit autour de l’entrée du port de Neufahrwasser.

Au Nord-Nord-Ouest de la position, sur la côte occidentale du golfe, il existe un promontoire élevé d’une centaine de mètres, l’Adler-horst, d’où l’on peut, avec des canons puissans, battre, à 13km, 5 environ de distance, l’aire dangereuse qui s’étend dans l’Est de Neufahrwasser. Ce point saillant et élevé sera peut-être utilisé. De même, à la rigueur, de la pointe Sud du « Nehrung » de Héla, longue flèche de dunes sablonneuses et boisées qui ferme la baie de Putzig, cul-de-sac occidental du golfe de Danzig. De cette pointe extrême, précieuse avancée de la position de Neufahrwasser, des bouches à feu de gros calibre, de type tout à fait moderne, seraient encore susceptibles d’intervenir efficacement dans la même zone, à 16 kilomètres de distance. Elles en rendraient, en tous cas, les abords difficiles. Malheureusement, place là, un ouvrage, à moins d’être organisécomme une vraie place forte, noyau d’une région défendue par des troupes mobiles, serait tout à fait « en l’air, » exposé à être pris à revers, battu de tous côtés et détruit avant qu’il pût être secouru, car la distance est fort longue, par terre, de Danzig au bout du Nehrung. Déjà le fort d’Adler-Horst, beaucoup plus rapproché, serait encore en dehors du rayon de protection immédiate de la place.

Cette place elle-même n’est pas très facile à défendre contre une attaque conduite dans les formes et avec des moyens suffisans. Des raisons de l’ordre topographique ne permettent guère de lui donner la ceinture complète de forts détachés qui lui serait nécessaire, et si, du côté de l’Est, elle peut toujours compter sur les inondations de la Mottlau et de la Vistule, du côté de l’Ouest elle ne semble pas dans une situation beaucoup plus satisfaisante qu’il y a cent ans, lors des grands sièges de 1807 et de 1813-1814[5].

Aussi n’est-ce pas à Danzig même que les Allemands comptent défendre Danzig, c’est à Kœnigsberg, la capitale historique des duchés de Prusse, placée sur la route de Russie à 180 kilomètres en avant du grand port polonais. Kœnigsberg était déjà une place très forte, que l’on va renforcer encore, d’après le texte même de la loi soumise au Reichstag. Notons ici, sans y insister autrement que, logiquement, son port de haute mer, Pillau, placé juste à la coupure que la Pregel a pratiquée dans le Nehrung du Frischehaff, devrait bénéficier d’une part des améliorations que l’on se propose d’apporter aux défenses de Kœnigsberg. Par le canal nouveau, creusé à 6 mètres au moins, qui relie les deux places et qui double avantageusement l’ancien chenal de la Pregel, des bâtimens d’un assez fort tonnage, des canonnières russes pourraient prendre telle position fort gênante, pour la garnison et les habitans de Kœnigsberg.

Mais la défense de Pillau, où tout est à peu près au niveau de la mer, est encore plus difficile à organiser que celle de Danzig.


Swinemünde, au débouché de l’Oder dans le golfe de Poméranie, est dans un cas analogue. La situation y est même plus fâcheuse, parce que les deux batteries déjà anciennes, que l’on s’est vainement efforcé de rajeunir par des améliorations de détail, sont exactement en bordure de la dune littorale. Les énormes projectiles des cuirassés modernes creuseraient dans l’estran de profonds sillons, projetant sur les pièces et les servans d’épaisses gerbes de sable fin qui paralyseraient le tir, jusqu’à ce qu’enfin quelques coups bien réglés vinssent percer les insuffisans coffrages et tout bouleverser, plates-formes, magasins, casemates et canons.

Nous avons déjà remarqué combien il est surprenant que nos voisins de l’Est aient renoncé aux ouvrages à protection métallique et aux coupoles fermées, dont ils avaient de bons modèles en Hollande, tout près d’eux, à supposer qu’ils n’eussent pas été satisfaits de leur expérience d’il y a quarante ans, à Bremerhaven, Ce n’est d’ailleurs pas à nous de les conseiller et il se peut qu’ils aient, pour justifier la notoire faiblesse de leurs batteries de côte, aussi mal placées que mal abritées, des raisons d’un ordre qui nous reste inconnu. Il est certain que, d’une manière générale, ils font confiance à la défense mobile maritime plus qu’à la défense, fixe, aux bâtimens plus qu’aux batteries. Il est certain aussi que la marine russe, — la seule qu’ils jugent avoir à craindre dans la Baltique, bien convaincus qu’ils sont de pouvoir fermer les détroits danois aux deux autres, — ne leur paraissait pas jusqu’ici en état d’agir vigoureusement contre leur littoral. Cette opinion se modifie en ce moment, nous l’avons dit, et il est possible que l’on juge à propos d’adopter, pour les points les plus intéressans, un type d’ouvrage plus solide, plus résistant, mieux armé aussi, que le type traditionnel.

Swinemünde serait, suivant toute apparence, appelée à bénéficier de cette réforme. Outre l’intérêt qui s’attache à la protection de la bouche principale de l’Oder et du « See-Hafen » de Stettin, si important par ses grands chantiers de Vulkan, il faut signaler celui qui résulte du fait que ce port est le point de la côte Baltique le plus rapproché de Berlin (160 kilomètres), et qu’un débarquement y serait très facile sur les magnifiques plages d’Aalbeck et de Heringsdorf, aussitôt que les batteries dont nous parlions tout à l’heure auraient été réduites.

Ce n’est pas tout : Swinemünde est le seul point d’appui que puisse utiliser une force navale qui aurait la charge de défendre contre une descente la grande île de Rügen, puisque Stralsund, qui n’est séparé de Rügen que par un étroit canal d’eau salée, est inaccessible aux bâtimens de fort tonnage et d’ailleurs trop enfoncé dans les terres. Or les Allemands savent bien de quelle conséquence serait pour eux, au double point de vue matériel et moral, la perte de cette île, ancienne possession suédoise, dont le grand promontoire d’Arkona domine toute la Baltique méridionale et qui commande à la fois la Poméranie et le Mecklembourg.


Au débouché du Petit-Belt et du Grand-Belt dans le fond de la Baltique occidentale, en face de l’archipel danois, le fjord de Kiel se creuse dans la côte mamelonnée du Holstein. Juste au milieu de sa rive occidentale, à Holtenau, s’ouvrent et se ferment, suivant les dénivellations d’une très faible marée, les écluses du grand canal maritime, que l’on creuse, que l’on élargit, que l’on rectifie, de manière à donner aux grands « Dreadnoughts » allemands une issue plus assurée sur l’Elbe et la mer du Nord. Tout au fond de cette longue baie de 16 kilomètres, sur la rive opposée à celle de Holtenau et en face de Kiel même (une grande ville déjà), s’étendent les vastes constructions et les larges bassins de l’arsenal d’Ellerbeck, encadrés, au Nord par les chantiers Howaldt, au Midi, par les chantiers Germania, acquis, il y a quelques années, par la maison Krüpp.

Une sorte de goulet, étranglement de 1 200 mètres de largeur en moyenne sur 2 000 mètres de longueur, sépare la baie de Kiel proprement dite de son vestibule, en forme d’entonnoir assez évasé. C’est sur les deux rives de ce goulet que se groupent les ouvrages de défense, soit quatre forts fermés, — au nombre desquels l’ancienne forteresse danoise de Friedrichsort, — et trois ou quatre batteries annexes de médiocre importance.

Les forts eux-mêmes n’ont rien de remarquable, ni comme relief, ni comme dispositions intérieures, ni comme armement. Ils n’ont pour eux, et ceci ne s’applique même pas à Friedrichsort, que leur altitude. La crête du Falkenstein, sur la rive gauche, atteint à peine 24 mètres, celle du Stosch, sur la rive droite, arrive à 36 mètres, et celle du fort Korügen, un peu au Sud du précédent, s’élève jusqu’à près de 40 mètres.

Ce sont d’ailleurs les seuls ouvrages maritimes allemands qui jouissent de cet avantage. Aussi n’a-t-on pas jugé nécessaire de dépasser pour leurs bouches à feu les calibres de 21, 24 et 26 centimètres, suffisans, pense-t-on, pour causer de sérieux dommages aux bâtimens, atteints sur leurs ponts. A Friedrichsort, au contraire, on trouve, à l’altitude de 14 mètres environ, quelques pièces de 28 centimètres, mais du 28 court, de modèle ancien. C’est la batterie de rupture du goulet, assez médiocre, on le voit.

En somme, ce n’est pas sur la puissance de leur artillerie de côte que les Allemands pourraient raisonnablement compter, s’il s’agissait d’empêcher, — surtout au début des hostilités, — un « passage de vive force » entrepris brusquement et avec une vigoureuse ténacité par une escadre pourvue de tous les engins, de tous les moyens d’action nécessaires en une telle conjoncture. Mais ils ont leurs mines, — qui ne seraient pas toutes en état de fonctionner immédiatement, — ils ont leurs batteries de torpilles automobiles, qui trouveraient dans le goulet de Friedrichsort des circonstances favorables à leur mise en jeu, toujours un peu incertaine ; ils ont des flottilles de grands torpilleurs parfaitement entraînées, auxquelles s’adjoignent, depuis deux ou trois ans, des sous-marins dont les progrès rapides ne laissent pas d’inspirer à beaucoup de marins français des réflexions attristées[6]. Ils ont peut-être aussi, ils auraient surtout au moment des résolutions décisives le redoutable prestige que donnent aux victorieux et aux puissans l’ignorance des uns et la pusillanimité des autres.

Si, dans ces conditions, il ne paraît pas probable que les organismes de défense exclusivement maritime subissent à Kiel de bien sensibles modifications, il n’en sera peut-être pas de même des moyens de protection déjà créés du côté de la terre. Ces moyens sont, en effet, plus que modestes jusqu’ici. Ni la ville de Kiel, ni l’arsenal d’Ellerbeck n’ont d’enceinte fortifiée. Bien mieux, ils n’ont pas de forts détachés qui les couvrent à une certaine distance et puissent appuyer de leurs feux les opérations des troupes mobiles de la défense. Seuls les ouvrages du goulet sont, pour ainsi dire, paradossés au moyen de trois forts, Röbsdorf à l’Est, Pries et Holtenau à l’Ouest, qui empêcheraient qu’on ne les prit à revers.

Les Allemands savent fort bien que ce dispositif est, en soi, tout à fait insuffisant et que la prudence ordinaire exigerait qu’ils achevassent la vaste ceinture d’ouvrages détachés, embrassant toute la baie, l’arsenal, les chantiers, la ville, dont les plans existent depuis vingt-cinq ans au moins. Peut-être s’y résoudront-ils. Mais il faudrait pour cela qu’ils pussent admettre l’éventualité d’un débarquement sérieux, soit dans la baie de Eckernförde, au Nord de Kiel, soit dans celle de Howacht, à l’Est, soit dans celle de Neustadt (golfe de Lübeck), au Sud. Or l’État-major allemand ne redoute rien de semblable. Il pense tenir les détroits danois et d’ailleurs la domination du parti socialiste dans le petit royaume lui donne, de ce côté si délicat, les plus précieuses garanties. Sans les Danois, il ne semble guère possible que Russes ou Anglais viennent jusque sur la côte du Holstein tenter de grandes opérations. Si l’armée expéditionnaire Britannique descend jamais sur le continent, — ce qui n’est point du tout certain, aux yeux des politiques de Berlin, — ce sera en France, au pis aller en Belgique ou en Hollande. Quant à la France elle-même, elle est évidemment hors de cause à ce point de vue. D’ailleurs la patiente et sournoise habileté des stratèges allemands a réussi depuis longtemps à imposer à la légèreté française des « dogmes » hostiles aux expéditions d’outre-mer et, mieux encore, aux diversions...


Franchissons ces détroits danois, ou plutôt le Grand-Belt, le seul qui puisse donner passage à une flotte de haut bord, — le Petit-Belt est trop étroit et le Sund trop peu profond ; — gagnons au Nord par le Cattégat et le Skager rack, puis, Skagen doublé, descendons au Sud-Ouest d’abord, au Sud ensuite, le long du revers occidental de la péninsule cimbrique, Jutland et Schleswig. Remarquons en passant la première grande île de la Frise orientale, la longue et capricieuse Sylt, au Nord de laquelle s’approfondit, au milieu de « watten « de sable vaseux, une rade intéressante, le Lister tief. Peut-être en entendrons- nous parler plus tard, si l’on se décide à déblayer le seuil étroit, la barrière sous-marine (4 mètres d’eau environ à mer basse) qui sépare cette fosse de la haute mer. Déjà d’ailleurs les bâtimens légers de la flotte allemande y pénètrent souvent. C’est qu’à Sylt aboutit la ligne stratégique d’avant-postes qui part de Borkum et dont le centre s’appuie à l’ilot fortifié d’Helgoland. La proposition de fortifier Sylt et son port, comme on l’a fait d’Helgoland en premier lieu et de Borkum tout récemment, cette proposition, séduisante et dangereuse à la fois, a déjà été lancée, écoutée, discutée. Les iles riveraines, les îles trop proches de la terre ferme sont de bien incertains points d’appui : très utiles tant qu’on les possède et qu’on se couvre de ce bouclier naturel ; très nuisibles dès que l’assaillant, concentrant sur elles son effort, s’en empare, s’y crée une place d’armes, et tourne contre le défenseur, désormais découvert, les moyens militaires que celui-ci y avait assemblés.

Quoiqu’il en soit, descendons toujours au Sud, et, dépassant l’embouchure de l’Eyder qui servait d’issue dans la mer du Nord au canal primitif de Kiel, le canal exclusivement commercial des rois danois, arrivons au large estuaire de l’Elbe.

Cüxhaven s’y découvre aussitôt, derrière la large tour carrée de l’ilot bas de Neuwerk, Cüxhaven dont la fortune militaire a grandi si vite, dans ces vingt dernières années, avec celle de la marine allemande elle-même et surtout depuis le percement du canal maritime « Kaiser Wilhelm, » qui débouche dans l’Elbe à Brunsbüttel, à 30 kilomètres en amont et sur la rive opposée, la rive droite, du grand fleuve de Hambourg.

Un fort de style ancien, encore qu’assez bien armé, celui de Kügelbaake, doublé de deux batteries, dont l’une de mortiers de 21 centimètres, existait déjà à l’extrême pointe de Cüxhaven avant l’ouverture du canal maritime. Depuis peu d’années, on l’a renforcé sur sa gauche, du côté du large et de Neuwerk, d’une très puissante batterie de 6 canons de 305 millimètres, que l’on désigne sous le nom des localités voisines de Döse ou de Dühnen.

C’est un ouvrage bien organisé dont l’ossature est formée d’un véritable bloc de béton de ciment assez épais, — 3 mètres environ, — pour résister aux gros projectiles lancés de quelques milliers de mètres. Mais les bouches à feu tirent à ciel ouvert et, quoique pourvues de boucliers métalliques verticaux, elles restent justiciables, la batterie étant à peu près au ras de l’eau, de l’artillerie parfaitement protégée des cuirassés modernes.

Il y a eu là cependant, de la part des ingénieurs allemands, un effort qu’il faut noter, mais qu’il ne semble pas que l’on veuille renouveler à Cüxhaven même. La disposition des lieux est telle, du reste, qu’il faudrait, pour augmenter le nombre des pièces de gros calibre donnant des feux sur le chenal du Südergat, ou bien refaire le fort de Kügelbaake, ou bien s’établir sur l’îlot de Neuwerk, à 12 kilomètres en avant ; et l’on serait là bien « en l’air. »

Cüxhaven, au surplus, ne redoute pas un passage de vive force, tant on y a accumulé d’engins de défense sous-marine. Elle ne craint pas non plus d’être surprise, car, outre qu’elle est directement couverte par Helgoland, dont nous allons parler tout à l’heure, cette place maritime a une station de dirigeables et d’aéroplanes, remarquablement organisée. Les Allemands font quelque bruit, — car, du côté de l’aéronautique, leur orgueil commande leur prudence, — des quatre grands hangars tournans qui vont, au parc de Nordholtz, abriter leurs Zeppelin ou leurs Schütte-Lanz.


Laissons de côté Brunsbüttel et la sortie du canal Kaiser Wilhelm, bien que l’on affirme qu’il est fort question d’y construire des batteries, qui n’auront sans doute pour objet que d’écarter des écluses les torpilleurs ou les sous-marins, — mais comment faire pour découvrir ceux-ci en temps utile ? — qui auraient pu échapper aux vues de Cüxhaven et franchir sans dommages ses lignes de torpilles. Passons aussi devant l’embouchure de la Weser et devant Bremerhaven sans rien ajouter à ce que nous avons dit au début de cette étude de ses ouvrages à coupoles ou à boucliers-voussoirs en fonte dure, parce que la position est, par elle-même, dépourvue d’intérêt stratégique. Nous voici à l’entrée de la Jade, dont l’estuaire a d’ailleurs le même vestibule que celui de la Weser, mais dont la seule passe praticable en tout temps pour les grandes unités s’incline vers le Nord-Ouest, puis vers l’Ouest, le long de l’ile de Wangeroog.

Wilhelmshaven est là, au fond, à 34 kilomètres de la passe extérieure de Wangeroog, par conséquent, mieux encore que Kiel, abrité des coups de l’artillerie des vaisseaux. Il y a quelque dix ou douze ans, avant la guerre russo-japonaise et la destruction de la marine russe, avant, surtout, la phase aiguë, — qui n’est pas près de finir, quoi qu’on en puisse dire, — de la rivalité maritime anglo-germaine, l’arsenal et les établissemens de Wilhelmshaven abandonnaient le premier rang à ceux du grand port militaire de la Baltique. Aujourd’hui que l’essentiel théâtre d’opérations de la flotte allemande est évidemment la mer du Nord, c’est la Jade qui l’emporte, et il n’est point d’exercice financier qui ne marque les progrès de son port par l’attribution d’importans crédits destinés à de nouveaux bassins à flot, à des cales, des bassins de radoub et d’énormes docks flottans.

En ce qui touche la défense de ce puissant organisme, disons tout de suite que, du côté de la terre ferme, elle est à peu près aussi sommaire que pour Kiel-Ellerbeck. Il semble que ce soit par grâce que les approches de Wilhelmshaven soient protégées au moyen de deux petits forts d’un faible relief et d’une organisation rudimentaire. Évidemment, on ne craint rien de ce côté-là.

Du côté de la mer, c’est autre chose, du moins maintenant, car, jusqu’à ces dernières années, les forts et batteries de Heppens, Gröden et Rüstersiel, outre qu’ils appartenaient à l’ancien type classique, avaient le capital défaut d’être beaucoup trop rapprochés du corps de place, ou, pour mieux dire, de l’arsenal. Or, à mesure que les ambitions de la flotte allemande grandissaient, en même temps que sa puissance, elle se trouvait conduite à considérer la Jade, non plus seulement comme un refuge, mais comme une base d’opérations de défensive active, très active même, contre la flotte anglaise. Pour que le point d’appui correspondît à ce concept nouveau de l’emploi des forces mobiles, il fallait que les mouvemens d’entrée et de sortie de celles-ci fussent en tout temps assurés et que, par exemple, après leur long défilé par la passe de Wangeroog ou par celle de Minsen, les 25 grandes unités des escadres trouvassent devant elles une zone libre de manœuvres où elles pussent prendre leur formation de combat, sans être serrées de trop près par l’adversaire.

On estima, non sans quelque raison, que de telles conditions avaient pour conséquence logique l’armement de l’ile même de Wangeroog. Cet armement doit s’achever cette année, le per- sonnel étant désigné déjà pour le service des ouvrages.

Quel est, cette fois, le type de batterie qui a prévalu ? Nous pouvons être à peu près certains que c’est celui de la batterie de Dühnen, de Cüxhaven, avec quelques retouches peut-être. Mais les bouches à feu sont-elles du calibre de 305 millimètres ou de celui de 355, comme d’aucuns le prétendent ?

Il semble difficile que des canons de 355, d’un usinage assez long et d’un prix très élevé, soient destinés à des batteries de côte, alors que les unités de combat les plus récemment mises en service n’en ont pas encore[7]. Ce n’est point l’habitude des Allemands de mieux doter un organisme de défense pure qu’un organisme d’offensive. Il faut pourtant reconnaître que, dans le cas qui nous occupe, comme dans celui de Borkum dont nous allons parler, la mise en jeu de la plus puissante artillerie prévue par la maison Krüpp serait justifiée pour un ouvrage de côte.


C’était un sujet d’étonnement pour ceux qui suivaient de près le développement de la puissance maritime allemande et qui en mesuraient d’avance les répercussions inévitables, que la position de Borkum, à l’embouchure de l’Ems, restât inoccupée et sans aucune protection. Cette lacune de l’organisation défensive du littoral de la mer du Nord est aujourd’hui comblée, ou du moins on peut considérer les travaux de cette ile comme devant être très prochainement terminés, ainsi que ceux de Wangeroog.

Il ne s’agit pas seulement, en occupant Borkum, de donner un point d’appui à l’aile gauche du dispositif général de la flotte allemande faisant face, dans l’attitude de défensive active dont nous parlions tout à l’heure, à la puissante flotte anglaise. Ce serait là de la stratégie un peu abstraite.

La détermination de l’Etat-major allemand s’appuie sur des motifs plus concrets, sur la constatation d’avantages bien positifs, de l’ordre militaire, de l’ordre nautique, de l’ordre politique même.

Mouillée sous Borkum, dans le chenal de l’estuaire de l’Ems appelé Randzel-Gatt, et qui est d’ailleurs d’un accès plus facile que la Jade, tout en étant susceptible d’une défense très complète par les mines sous-marines, la flotte allemande est dans une position sensiblement plus offensive, plus menaçante pour le littoral anglais, qu’au mouillage de Schillig-horn, derrière Wangeroog. Elle gagne du moins une soixantaine de milles, ce qui n’est pas indifférent.

Notons encore, — et ceci n’est pas d’une mince importance, — qu’elle est là tout juste à la limite des eaux allemandes et des eaux hollandaises. Sur son flanc gauche s’étendent les digues des polders de la province de Groningue et, en avant de ces terres basses, en face de Borkum même, s’élève, à quelques mètres au-dessus des derniers bancs de l’Ems, la dernière île de la Frise Occidentale ou Frise Batave, Rottum. Si l’on ajoute à cela qu’Emden, l’actif port de l’Ems, n’est qu’à 9 milles de rivière, — l’Ems lui-même, — du port hollandais de Delfzijl et qu’à Emden, depuis deux ou trois ans, on réunit des moyens militaires et maritimes considérables, il semble difficile de ne pas admettre que l’Etat-major allemand prévoit l’utilisation de la position Emden-Borkum comme base éventuelle d’une opération qui viserait la Noord-Holland, le Zuyderzée et Amsterdam. On ne peut guère douter que, dans le grand conflit maritime qui se prépare, les Pays-Bas, comme le Danemark, ne soient appelés à jouer, bon gré mal gré, un rôle de première importance. Il leur faudra choisir entre les deux belligérans ; heureux même, s’ils peuvent choisir, s’ils en ont le temps ! L’Allemagne fera tout pour arriver bonne première.

Pour en finir avec les particularités qui signalent Borkum à notre attention, disons que c’est de cette île que partent tous les câbles sous-marins allemands qui vont dans l’Ouest et desservent les États-Unis, l’Espagne et l’Angleterre.

On voit que, pour ne se placer qu’au point de vue purement défensif, il était intéressant d’éviter que Borkum tombât entre les mains de l’ennemi.


Que fait-on pour cela, ou que va-t-on faire à bref délai ? Deux batteries, dans le genre de celle de Wangeroog, comme organisation générale, l’une de gros calibre pour interdire l’entrée du Randzel-Gatt par l’Ems occidental, qui débouche dans la mer du Nord au Sud-Ouest de Borkum, l’autre de calibre plus réduit, peut-être seulement d’obusiers ou mortiers, pour empêcher le stationnement des vaisseaux dans la large fosse pro- fonde que forme, au Nord-Est de l’ile, l’Ems oriental, d’ailleurs encombré de bancs difficiles en amont et en aval de cette fosse.

Ces batteries auront leur habituel accompagnement de mines sous-marines, placées aux bons endroits (chenal de sécurité réservé, bien entendu, pour les bâtimens amis).

Peut-être enfin, le Randzel-Gatt lui-même sera-t-il battu directement, au coude qu’il fait à l’Ems-Hoord, par un ouvrage greffé sur la digue à l’Ouest de Pilsum. Mais il ne s’agirait là que d’arrêter des bâtimens légers.


C’est à la défense de l’ilot d’Helgoland que les ingénieurs allemands se sont tout particulièrement appliqués, dès l’époque (1890) de la cession consentie par l’Angleterre et qu’elle regrette amèrement aujourd’hui.

Peu d’années plus tard, on y voyait déjà des ouvrages de types nouveaux et fort intéressans, bien que leur armement parût déjà un peu faible. Tout cela est profondément remanié aujourd’hui et l’on entend bien que l’ilot, poste avancé si précieux de la défense maritime des estuaires allemands, soit capable de supporter avec succès un siège de la flotte anglaise.

Situé à peu de distance, en somme, des estuaires convergens de l’Eyder, de l’Elbe, de la Weser, de la Jade (23’ milles ou 46 kilomètres en moyenne), Helgoland présente des caractères géologiques et un aspect extérieur tout à fait différens de ceux de la frange littorale dont il forme le centre et des îles Frisonnes, dont le long chapelet l’entoure. On est surpris de découvrir, après tant de « watten « vaseux, de dunes de sable en ourlets ondulés ou de digues au profil invariablement horizontal, un bloc compact, solide, élevé, — 56 mètres au point culminant, — d’une belle argile rouge découpée en falaises, au pied desquelles font rage les flots gris jaunâtre du « Deutscher bucht. »

En principe, Helgoland est à la fois un poste de surveillance ou poste de veille, pourvu de tous les moyens à cet égard et que deux câbles relient à Cüxhaven et à Wangeroog de la Jade, et une station, un relais, un abri, un port de ravitaillement enfin, des flottilles de la mer du Nord.

La création de ce port a présenté quelques difficultés d’exécution, en raison des caractères hydrographiques assez défavorables de la partie Sud-Est, — la seule assez abritée — de l’ilot et de ses abords immédiats[8]. Quant à l’organisation de la défense, on l’avait comprise d’abord de la manière suivante :

a) Au centre du triangle très allongé (1 700 mètres sur 550) que forme l’îlot, une batterie de 6 gros mortiers de 28 centimètres, enterrée, fortement bétonnée et revêtue, les pièces enveloppées de masques métalliques complets à l’épreuve des éclats moyens de projectiles. Ces mortiers avaient particulièrement pour objet de battre le « mouillage des vaisseaux. » On désigne sous ce nom une rade foraine, de bonne tenue, qui s’étend sans limites précises à l’Est d’Helgoland et du « Sand insel, » banc qui découvre en tout temps et qui n’est que le sommet du plateau sous-marin assez étendu et dangereux pour la navigation sur lequel repose l’ile elle-même.

C’est de ce mouillage, à peu près abrité des vents régnans et de la grosse mer de la partie Ouest, qu’usaient les escadres françaises dans leur blocus des côtes allemandes en 1870.

b) A chacune des deux extrémités de l’ilot qui est orienté Nord-Ouest — Sud-Est, deux pièces longues de 21 ou 24 centimètres, isolées, enveloppées elles aussi d’un masque métallique assez épais et reposant par un point central sur un massif en béton, à demi enterré, qui contient les logemens, les magasins à munitions, le télégraphe, etc.

Ces quatre bouches à feu, disposées en somme comme les anciennes tourelles à barbette des vaisseaux, constituent une sorte de batterie de bombardement fractionnée et scindée en deux groupes qui encadrent la batterie de mortiers. Elles étaient destinées à tirer sur les ponts et les œuvres mortes non protégées des cuirassés d’il y a vingt ou trente ans.

c) A l’extrême pointe Sud, une batterie d’ancien type, armée de canons légers et n’ayant d’autre but que d’arrêter les torpilleurs ennemis ou d’empêcher une descente sur la petite plage de cailloux qui se greffe sur la falaise Sud-Est et où l’on a bâti le bourg de pêcheurs, puis de baigneurs, d’Helgoland.

Aujourd’hui, on estime que les quatre pièces tirant de plein fouet sont insuffisantes, sinon comme nombre, au moins comme calibre. Les mesures sont prises pour leur substituer des canons de 305 millimètres et il n’est pas douteux que la valeur tactique de la position n’en soit sensiblement accrue.

Faut-il pour cela croire Helgoland inattaquable ? Nullement. Et si ce point d’appui, ce « pivot de manœuvres » est susceptible de rendre des services aux escadres allemandes, leur secours, réciproquement, lui sera indispensable pour se maintenir au milieu des puissantes forces navales qui l’investiront et le battront de tous côtés. C’est que l’ilot n’est pas assez étendu pourque la convergence des feux de l’adversaire puisse lui être épargnée. Helgoland est ce que Napoléon appelait dédaigneusement un « nid à bombes. »


L’organisation de la défense des côtes de l’Empire allemand n’a jamais paru aux yeux avertis adéquate aux besoins que peut révéler une grande guerre maritime. Elle ne le sera pas beaucoup plus après l’achèvement des travaux en cours ou projetés parce que ces mesures ne répondent pas complètement aux énormes progrès réalisés dans ces derniers temps par les flottes modernes. Les Allemands étaient en retard ; ils le seront un peu moins, voilà tout. Disons même qu’en raison des solutions qu’ils ont adoptées, ils auront un plus grand nombre de points vulnérables, au double point de vue des dommages matériels et de l’effet moral. Il y a, sur les côtes de tous les pays, des points qu’il vaut mieux ne pas défendre du tout que de ne les pas défendre assez.

Pour bien faire, il faudrait tenir en plus juste estime les moyens de l’attaque, se moins complaire dans son propre prestige, perfectionner ses engins de défense, — chercher du nouveau, peut-être, et ce n’est pas assez que des dirigeables ! — en tout cas se montrer moins économe des deniers affectés à la défensive pure. On préfère dépenser la plus grande part de ses crédits pour l’élément offensif, pour la force navale active. Cette conduite est conforme aux principes. Malheureusement la seule justification positive, la seule vérification probante de ces « principes, » c’est la victoire. Si l’on n’est pas à peu près certain que les sacrifices trop exclusifs consentis en faveur de l’organisation de l’offensive conduiront à ce résultat essentiel, quels regrets se préparent, quels dangers vont se découvrir, quels avantages se présenteront à l’assaillant vainqueur !

Or, à supposer que la marine allemande soit fondée à croire qu’elle pourra toujours tenir en échec la marine russe sur le théâtre d’opérations de la Baltique orientale, est-elle donc si assurée d’être capable, en même temps, de balancer, en haute mer, l’effort de la flotte anglaise, qui sera certainement le plus vigoureux, le plus violent que la Grande-Bretagne ait jamais demandé à ses vaillans et habiles marins ?...

Il semble que ce soit la confiance à peine secrète, l’ambition presque avouée des hommes qui dirigent, et plus encore peut-être, de ceux qui soutiennent avec une orgueilleuse ardeur la politique maritime de l’Empire allemand. L’avenir dira s’ils ont vu juste. Nous, nous ne le pensons pas.


  1. Ces dispositions se modifient aujourd’hui que la marine russe se reconstitue très rapidement dans la mer Baltique. Et c’est très probablement en vue des entreprises éventuelles de cette marine que l’on va remanier certaines parties de l’organisme défensif sur cette mer, de même que la menaçante concentration des forces navales anglaises dans la mer du Nord a conduit, comme nous le verrons, à perfectionner l’armement des places maritimes de ces parages. Rappelons ici que dans deux ans la flotte russe de la Baltique comptera : 7 cuirassés de ligne, dont 4 « Dreadnoughts » de 23 000 tonneaux ; 4 croiseurs cuirassés « de combat, » qualifiés de « super Dreadnoughts » et du port de 32 000 tonneaux ; 6 croiseurs cuirassés moins puissans, de 8 000 à 14 000 tonneaux, et un grand nombre de bâtimens légers de toutes catégories.
  2. On fait chez nous, depuis quelque temps, des expériences très poussées sur les projectiles éclairans. Mais nous nous servons surtout de projecteurs.
  3. Sorte de radeaux sur lesquels sont disposées parallèlement de 3 à 6 torpilles et que l’on immerge à 3°, 50 environ, au moment du besoin. Les torpilles peuvent être lancées une à une, ou simultanément.
  4. Ancien bras de la Vistule, que l’on a séparé du nouvel estuaire par une écluse.
  5. On rase en ce moment les antiques remparts en terre de l’enceinte de Danzig.
  6. Le sous-marin U21, le plus récent, a 800 tonnes de déplacement. Il est cuirassé sur les œuvres mortes de la navigation en surface ; 2, moteurs Diesel (à combustion interne), chacun de 900 chevaux, lui donnent 17 nœuds en émersion et ses accumulateurs, 12 nœuds en plongée. Outre ses torpilles, il possède 2 canons à tir rapide de 13 millimètres. C’est une unité qui soutient avantageusement la comparaison avec les nôtres.
  7. On affirme toutefois que les cuirassés actuellement en chantiers ou en achèvement à flot, type « Prinz Regent Luitpoid, » sont armés de 10 canons de 353 millimètres.
  8. L’îlot d’Helgoland actuel n’est qu’un faible débris d’une île plus étendue que mentionnent les anciens documens de la Frise et de Hambourg. Cette île, peu à peu mangée par la mer, car les falaises d’argile rouge s’effritent rapidement sous l’assaut des lames, occupait l’emplacement du plateau sous-marin dont il va cire question au sujet du « mouillage des vaisseaux. »