Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre/03

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Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 887-913).
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LES
PROJETS DE MARIAGE
D’UNE
REINE D’ANGLETERRE

III.[1]
ELISABETH ET LE DUC D’ALENÇON

Catherine écrivait d’Amboise, le 5 février 1563, au duc de Guise, qui alors assiégeait Orléans : « J’ai vu un petit Moricau qui n’est que guerre et tempête dans son cerveau. » C’est le duc d’Alençon qu’elle désigne ainsi. Né le 18 mars 1554, il avait alors neuf ans, et durant toute la première guerre civile, il habita le château d’Amboise avec sa sœur Marguerite. Il n’est que guerre et tempête dans son cerveau : cette phrase résume sa vie agitée et vide, où les grandes audaces sont suivies de défaillances plus grandes encore. Les ambassadeurs vénitiens le traitent de coureur d’aventures : nous l’appellerons le Gaston d’Orléans de la branche des Valois. Tout enfant, il avait manifesté une telle aversion pour son aîné, le duc d’Anjou, que Catherine fut contrainte de l’en séparer et de le faire élever seul. Ambitieux avant d’être homme et d’une conscience accommodante, il attacha à sa personne tous ceux que le duc d’Anjou, devenu très dévot, écartait de la sienne, comme entachés des opinions nouvelles. Les quatre fils du connétable de Montmorency, les politiques d’abord, et les principaux protestans, comprirent bien vite qu’ils trouveraient plus tard en lui un chef, et s’associèrent à sa fortune.

Au moment où le duc d’Anjou se montrait si peu disposé à épouser Elisabeth, Catherine avait pensé à lui substituer son frère, ne s’en dissimulant pas toutefois les difficultés : « Il a seize ans passés, écrivait-elle à La Mothe-Fénelon, il est petit pour son âge ; s’il étoit de grande venue comme ses frères, j’en espérerois quelque chose, car il a l’entendement et le visage de plus d’âge qu’il n’a d’âge. » La Mothe-Fénelon répondit que la reine aurait lieu de s’en offenser comme d’une moquerie. Mais, dans les premiers jours de janvier 1572, lorsque le projet de mariage d’Elisabeth avec le duc d’Anjou fut définitivement abandonné, Catherine, revenant à sa première idée, invita La Mothe-Fénelon à profiter d’une prochaine occasion pour proposer le duc d’Alençon : elle s’offrit bientôt d’elle-même. À la fin de janvier, La Mothe-Fénelon passa une grande heure à deviser avec Elisabeth, en compagnie de Cecil et de Leicester ; au moment où Cecil se retira, La Mothe le suivit dans une salle voisine et, l’entretien reprenant, il l’amena, de propos en propos, sur le duc d’Alençon. « En avez-vous déjà parlé à la reine ? demanda Cecil. — Pas encore. — Eh bien ! gardons-nous d’en donner connaissance à qui que ce soit-, jusqu’à ce que nous nous soyons mis d’accord sur la manière de nous y prendre. » Sur ces entrefaites, des lettres de Smith et de Walsingham, favorables à ce projet, étant arrivées de France, Cecil se hasarda d’en parler à Elisabeth. « La disproportion d’âge, lui dit-elle, est par trop inégale. Quelle taille peut avoir au juste le duc d’Alençon ? — La mienne, à peu près, répondit Cecil. — Vous voulez dire celle de votre petit-fils ? » Il n’osa pas répliquer.

En faisant part à La Mothe-Fénelon de cet entretien, Cecil lui avoua néanmoins qu’il préférait de beaucoup le duc d’Alençon à son frère, comme plus éloigné d’un degré du trône, et parce qu’il s’accommoderait, lui avait-on dit, plus facilement de la religion anglicane. La Mothe-Fénelon en convint. La négociation étant ainsi engagée, Catherine voulut y mettre la main elle-même. À la fin de mars, se promenant dans le parc de Blois, elle s’y rencontra avec Smith et Walsingham et, comme entrée en matière, elle leur demanda si le duc de Norfolk avait été exécuté. Ils répondirent qu’ils n’en avaient reçu aucune nouvelle. « Il serait à désirer, leur dit-elle, que votre maîtresse pût sortir de ces troubles. » Et, se tournant vers Smith : « Ne sauriez-vous trouver un moyen de lui faire agréer mon fils d’Alençon ? Je ne vois pas où elle pourrait avoir mieux. — S’il plaisait à Dieu, répondit Smith, qu’elle fût mariée et qu’elle eût un fils, toutes les conspirations seraient bien vite étouffées ; si j’avais un pouvoir aussi étendu que pour le duc d’Anjou, l’affaire serait vite conclue. — Ne voudriez-vous pas, pour l’avoir, reprit-elle, repasser la mer ? — De grand cœur, s’écria-t-il, ou il faudrait que je fusse bien malade. » L’entretien en resta là. Quelques jours plus tard, étant avec Smith, Catherine pensait que la reine Elisabeth ne se trouverait jamais en sécurité tant qu’elle ne serait pas mariée. Smith fut de cet avis : si la reine avait un enfant du duc, cela ferait disparaître toute crainte. Catherine répondit : « Je ne doute point qu’elle ne puisse en avoir cinq ou six. Smith ayant dit : « Vous croyez donc que le duc irait bien vite en besogne ? » le propos la fit sourire : « Je le désire infiniment, ajouta-t-elle, et, j’en suis sûre, de mon vivant j’en verrai au moins quatre. Puisqu’elle a agréé le duc d’Anjou, pourquoi celui-ci ne lui plairait-il pas ? il est non moins vigoureux et gaillard, et peut-être plus. La barbe commence à lui pousser : je lui ai dit dernièrement que j’en étais fâchée, de crainte qu’il ne soit plus petit que ses frères. — Les hommes, reprit Smith, croissent d’ordinaire à son âge, la barbe n’y fait rien. — Il n’est pas si petit, répliqua-t-elle, il est aussi haut que vous, ou peu s’en faut. » Alors Smith : « À cela près, je voudrais qu’il pût plaire à ma souveraine, » et il cita l’exemple de Pépin le Bref, qui n’allait pas à la ceinture de la reine Berthe. « Vous avez raison, fit-elle, c’est le cœur et le courage qu’il faut avant tout considérer dans un homme. » Et sur ces derniers mots, elle lui donna congé.

La ligue entre la France et l’Angleterre ayant été conclue le 4 avril 1572, il fut convenu que le maréchal François de Montmorency, accompagné de M. de Foix, irait en Angleterre et que l’amiral Lincoln viendrait en France pour échanger les ratifications. Le maréchal devait en outre être officiellement chargé de demander la main d’Elisabeth. Cavalcanti, envoyé en éclaireur, avait emporté un portrait très flatté du duc, que Leicester remit à la reine. Elle ne le trouva pas aussi bien que celui du duc d’Anjou ; il lui parut mieux néanmoins qu’elle ne le pensait. Elle dit à Leicester que les marques de la petite vérole qu’avait eue récemment le duc pourraient avec le temps disparaître ; mais que, n’ayant que dix-huit ans et elle trente-huit, tous les inconvéniens qu’elle redoutait avec le frère aîné seraient encore plus à craindre avec celui-ci.

Au XVIe siècle, comme de nos jours, la mode régnait en Angleterre. La grande attraction du moment, pour nous servir de l’expression consacrée, c’était l’arrivée de cette ambassade française, qui ne comptait pas moins de quarante gentilshommes choisis parmi les plus jeunes, les plus raffinés de la cour de Charles IX, qui passiit alors pour la plus élégante de l’Europe. Toutes les grandes dames d’Angleterre convinrent de se trouver à Douvres avec leur train au débarquement de ce brillant cortège. Le départ du maréchal ayant été retardé de quelques jours, les maris se plaignirent fort de la dépense que nécessita la fantaisie un peu trop prolongée de leurs femmes. Arrivé à Londres seulement le 13 mai, Montmorency descendit à Somerset-place ; il eut le lendemain sa première audience, où l’on n’échangea que les complimens habituels. Le 15 au matin, la prestation du serment eut lieu dans la chapelle du palais de Westminster. La cérémonie terminée, Élisabeth reçut nos ambassadeurs. De Foix la pria de lire d’abord la lettre autographe de Catherine, lui demandant sa main. Après l’avoir lue, pour toute réponse, elle appuya sur la grande différence d’âge, et, sans attendre une réplique, elle rompit l’entretien. Le reprenant le même jour, elle revint avec amertume sur les causes qui avaient amené la rupture de son mariage avec le duc d’Anjou. Montmorency plaida chaleureusement la cause du duc d’Alençon ; elle l’écouta complaisamment jusqu’au moment où on annonça le souper ; en se rendant à table, elle le pria de ne pas en reparler de quelques jours.

Le 20 mai, Élisabeth revit nos ambassadeurs ; cette fois, la question de la religion étant la seule à débattre, Montmorency et de Foix se reportèrent aux concessions que Smith avait faites à Blois pour le mariage du duc d’Anjou : Élisabeth fit semblant de ne pas se les rappeler. Le 22, retrouvant nos ambassadeurs dans le jardin du palais : « D’après vous, dit-elle à de Foix, le duc se contenterait de ce que j’ai accordé à son frère, mais je ne me souviens pas d’avoir rien accordé ; le désir d’assurer la sécurité de mes sujets peut seul me faire passer sur la disproportion d’âge. » De Foix répliqua qu’elle n’était pas si grande, le duc d’Alençon étant fort, vigoureux, capable de lui faire des enfans ; elle était habituée à gouverner, à commander seule, il valait donc mieux que son mari fût plus jeune et plus docile. De lui-même, et à plusieurs reprises, le duc avait demandé qu’on le mît à la place de son frère, se contentant de l’exercice privé de sa religion, sans bruit, sans scandale, tout disposé même à ce qu’on n’en parlât pas et consentant à assister aux cérémonies qui ne seraient pas trop contraires à sa religion, « Mais l’exercice même privé de cette religion pouvant amener des troubles, dit-elle, voudrait-il se passer de messe pendant quelque temps ? » De Foix répondit : « Tout prince sage et prudent cherche à éviter les causes de troubles et de divisions. » Elle le pria d’attendre jusqu’au lendemain sa réponse, qui fut évasive comme de coutume. Étant un peu pressée par de Foix, elle promit de faire part elle-même à Catherine des raisons qui retardaient sa décision. Le 25 mai, nos deux ambassadeurs, admis à la séance du conseil privé, insistèrent pour une prompte solution ; malgré leur instance, elle fut renvoyée à un mois. Le 29 mai, ils eurent leur audience de congé. Rendant compte de tout à Walsingham, Élisabeth lui écrivit que « ayant craint qu’un refus trop sec ne fût pour nos ambassadeurs un déplaisir trop sensible, on lui avait conseillé de ne pas rejeter tout à fait leurs offres et d’attendre le retour de l’amiral Lincoln. »

Lincoln, arrivé à Paris le mercredi 9 juin, avait été conduit au château de Madrid, où résidait la cour. Le dimanche matin, jour fixé pour la ratification du dernier traité, Charles IX le prit dans son coche et le mena au Louvre, dont, avant le dîner, il lui montra toutes les salles. Le banquet avait été dressé dans la grande salle du palais. Smith, Walsingham, Lincoln furent admis à la table royale, où les deux ducs d’Anjou et d’Alençon prirent place. Après le dîner, la cour se rendit à Saint-Germain-l’Auxerrois. C’est là que Charles IX prêta le serment d’usage. Un coche l’attendait dans la cour du Louvre ; il y fit monter Lincoln et le conduisit au jardin des Tuileries, où l’on devait souper dans un petit pavillon recouvert d’ardoises. Après lui avoir indiqué, dans une longue promenade, tous les embellissemens projetés par Catherine, Charles IX fit, comme le matin, asseoir Lincoln à sa table. À d’autres tables prirent place l’amiral Coligny, les quatre Montmorency, les ducs de Guise et d’Aumale. Avant de se séparer, Coligny invita les ambassadeurs à souper le lendemain. Le duc d’Anjou avait choisi le mardi 17 juin. Thoré, Castelnau, Lansac vinrent prendre les ambassadeurs. Les ducs d’Anjou et d’Alençon, qui les attendaient dans le vestibule, les introduisirent dans la salle du banquet ; le festin fut splendide et suivi d’un concert où l’on entendit des chœurs avec accompagnement de virginal, de violes et de luths. À la musique succéda une comédie italienne, les Travaux d’Hercule. Le duc d’Alençon invita pour le lendemain les ambassadeurs, mais, son hôtel n’étant pas assez vaste, il les reçut dans celui du comte de Retz. Cette fête ne le céda en rien aux deux autres. La série de ces réceptions princières se termina par un dernier dîner et un autre concert chez le duc de Nevers.

Lincoln emportait donc une haute idée de la France ; en voyant à la même table protestans et catholiques, Coligny et le duc de Guise, il dut croire au rapprochement des partis ; il avait été surtout très favorablement impressionné par la bonne opinion que les principaux protestans avaient du duc d’Alençon. À son retour, il dit à Elisabeth que, loin d’être inférieur à son aîné, le duc lui était peut-être supérieur « et par la mine et par le crédit. » Elle répondit qu’il n’approchait pas du duc d’Anjou et que les marques de la petite vérole ne contribuaient guère à relever sa mine. » Elle se montra toutefois plus accessible à un examen sérieux de la proposition de mariage et pria Walsingham de lui faire connaître sans réticence ce qu’il pensait du prince. Voici le portrait qu’il en fit : « Il passe pour avoir de la sagesse et de la bravoure, mais un peu de légèreté, défaut ordinaire de sa nation. On lui applique le proverbe français : « Il a de la plume dans le cerveau. » L’amiral Coligny fonde sur lui de grandes espérances et a des raisons de croire qu’il ne sera pas difficile de le ramener à la vérité. »

En prenant un mois de délai pour donner une réponse, Elisabeth s’attendait dans l’intervalle à quelque belle offre pour la faire passer sur la disproportion de l’âge ; si elle n’avait osé le dire ouvertement, c’était Calais qu’elle désirait qu’on mît dans la corbeille. « Nous ne pouvons nous résoudre à ce mariage, écrivait-elle à Walsingham, s’il n’est accompagné de grands avantages qui puissent contre-balancer les ridicules jugemens qu’on pourrait en porter. En matière de mariage, on ne doit rien regarder à tant qu’à se contenter mutuellement, et comme il n’y a rien là qui puisse nous donner à cet égard une pleine satisfaction, ni peut-être au duc d’Alençon, à cause de l’âge que nous avons de plus que lui, nous ne voyons pas que nous puissions nous convenir, pas plus l’un que l’autre. » Cependant elle insinue à la fin de sa lettre qu’une entrevue pourrait bien peut-être faciliter les choses. Walsingham, se conformant à son désir, vint trouver Montmorency, qui lui fit obtenir une audience pour le lendemain. Walsingham ayant abordé sans préambule la question de l’entrevue, Catherine répondit que, si elle était assurée du succès, elle y consentirait volontiers ; mais, les entrevues des princes amenant souvent de graves mécomptes, elle se voyait contrainte de refuser, tout en appuyant sur le véritable amour de son fils pour la reine.

La négociation restant ainsi en suspens, le duc d’Alençon eut la pensée d’envoyer en Angleterre un homme à lui, et pour cette mission de confiance il choisit La Môle, son plus intime confident. Charles IX et Catherine, venant d’apprendre que l’empereur Maximilien pensait à son fils cadet pour Elisabeth, donnèrent leur assentiment au départ de La Môle. « C’est un provincial, écrivit Walsingham à Cecil, et de grand mérite. » Le maréchal de Montmorency ajouta : « Il est de mes intimes amis. » Coligny le recommanda non moins chaleureusement à Cecil.

C’est sous ces excellens auspices que La Môle arriva le 29 juillet à Londres ; Elisabeth, se préparant à son voyage habituel dans les provinces, lui fit annoncer qu’elle ne le recevrait que dans quelques jours. Il ne la vit que le 7 août. À cette première audience, elle le trouva si agréable, si engageant, que sa réponse s’en ressentit ; elle lui dit que, si le duc se rendait à son appel et que le mariage ne s’en suivît pas, elle prendrait pour elle la moitié de la honte. En demandant l’entrevue, elle n’avait voulu que s’assurer si elle était vraiment aimée du duc. La Mothe-Fénelon lui répondit « qu’elle savait bien que, belle comme elle l’était, elle n’avait rien à redouter d’une entrevue, qu’elle paraissait de neuf ans plus jeune qu’elle n’était, et que, de son côté, le duc, grâce à sa forte constitution, gagnant aussi neuf ans, ils se trouvaient ainsi tous deux du même âge, à vingt-sept ans. » Elle accepta le compliment de bonne grâce. Le jour même, elle retourna au château de Kenilworth, emmenant avec elle nos deux envoyés. Le lendemain 18, il y eut un grand dîner. Elisabeth en prit occasion pour s’expliquer plus franchement. Walsingham avait mal interprété et mal rendu sa pensée ; elle n’avait jamais dit que son mariage avec le duc fût impossible, elle n’avait fait allusion qu’à de certaines difficultés. Le 20, elle passa une partie de la journée avec La Môle et La Mothe, les admit dans ses appartemens privés et joua devant eux de l’épinette, faveur exceptionnelle ; puis, venant aux affaires sérieuses, elle leur déclara en présence de ses conseillers qu’elle était décidée à se marier, mais qu’elle désirait voir le duc. Elle prononça ces mots d’une voix si douce, si sympathique, qu’on l’interpréta dans le sens le plus favorable. La Môle et La Mothe en profitèrent pour lui demander que la question de l’entrevue fut laissée à l’appréciation de Catherine, mais que préalablement les articles arrêtés pour le mariage du duc d’Anjou fussent maintenus. Le lendemain, Elisabeth leur remit une lettre en réponse à celle de Catherine, et adressa quelques mots très flatteurs à La Môle. De leur côté, séduites par les cajoleries de La Môle, les dames d’honneur lui répétaient chaque jour : « Que monseigneur le duc vienne ! » Cecil écrivait à Walsingham : « Sa Majesté me paraît moins éloignée du mariage que je ne le pensois. » Smith, plus explicite encore, écrivait à Walsingham : « L’amant fera bien peu s’il ne se donne pas la peine de voir une fois l’objet de ses amours ; il y a vingt moyens pour venir ici et faire plus en une heure qu’on ne sauroit faire en deux ans. Les femmes veulent paroître être forcées, même à ce qu’elles désirent. »

Tout semblait marcher à un dénoûment prochain, lorsque tout à coup, dans un ciel en apparence sans nuages, éclata de l’autre côté de la Manche ce terrible coup de tonnerre qui depuis trois cents ans retentit encore dans notre histoire, la Saint-Barthélemy. Un courrier venu de France débarqua à la Rye ; des pêcheurs portèrent ses dépêches à la reine ; des protestans échappés de Dieppe avaient déjà apporté la fatale nouvelle. La Mothe-Fénelon, par une première lettre datée du 25 août, apprit que Coligny avait été tué à la suite d’une lutte entre les deux maisons de Guise et de Châtillon. Le lendemain, il reçut une seconde lettre, l’invitant à ne pas parler de la première ; une troisième vint lui annoncer l’envoi d’un mémoire justificatif. Le 3 septembre seulement, il demanda audience. Elisabeth était alors à Woodstock. Après trois jours d’attente, elle l’y reçut, entourée de toute sa cour. À l’entrée de notre ambassadeur, il se fit un profond silence. Elisabeth en grand deuil s’avança de quelques pas vers lui, son visage était sévère ; d’une voix brève, elle lui demanda si les étranges nouvelles venues de France étaient vraies. La Mothe répondit que la soudaineté du danger n’avait pas laissé au roi une heure de réflexion ; une nécessité extrême l’avait contraint de sacrifier la vie de Coligny pour sauver la sienne. Elle répondit qu’elle souhaitait que l’amiral et les siens fussent plus coupables encore, afin de justifier un pareil massacre. La Mothe plaida les circonstances atténuantes ; il nia la préméditation, il affirma que la religion n’y était pas mêlée, et finit par demander que l’amitié entre les deux couronnes n’en fût pas diminuée. La reine répondit qu’elle craignait bien que ceux qui avaient fait abandonner au roi les protestans ne lui fissent également abandonner son amitié. En sortant de l’audience, La Mothe vit les ministres d’Elisabeth. Les reproches les plus violens lui furent adressés « pour un acte trop plein de sang. »

Au lendemain de la Saint-Barthélémy, un seul homme en Europe ne se méprit pas sur Catherine, ce fut le duc d’Albe, Il fit comprendre à Philippe II, qui, dans la première explosion de sa joie, rêvait une ligue catholique et l’extermination des protestans, que Catherine reprendrait immédiatement la négociation du mariage de son fils avec Elisabeth. Il ne se trompait pas. Le 1er septembre, elle vit Walsingham ; sans revenir sur le terrible événement, sans chercher à le justifier, elle lui dit que le roi son fils, étant débarrassé du chef, maintiendrait l’édit et laisserait à chacun sa liberté de conscience. Elle ne fit aucune allusion au projet de mariage ; elle avait laissé à Castelnau de Mauvissière le soin d’en reprendre le propos. C’était un homme modéré et conciliant, il n’avait pris aucune part à la Saint-Barthélemy. Dans les circonstances présentes, Walsingham, qui était loin de s’attendre à une pareille ouverture, répondit à Castelnau que les cruautés dont il venait d’être témoin « ne donneraient guère courage, et qu’il doutait même qu’on eût encore l’intention d’un mariage. » Castelnau lui dit que le meilleur moyen d’éclaircir ses doutes, c’était de s’en expliquer avec la reine mère. Walsingham y consentit, et jour fut pris pour une entrevue.

En abordant Walsingham, Catherine lui exprima son regret de le voir ainsi suspecter sa sincérité, car il pourrait faire naître les plus grands obstacles à l’union qu’elle désirait ; elle le pria donc de formuler ses doutes. Le massacre des protestans ne les justifiait que trop ; sans y appuyer, il rappela à Catherine que la principale garantie d’une alliance avec l’Angleterre était la tolérance promise et jurée aux protestans, tolérance aujourd’hui foulée aux pieds. Il parla de l’entrevue de Bayonne, des desseins sinistres qu’on y avait arrêtés avec le duc d’Albe. Catherine s’emporta, elle prétendit que c’était une des inventions de Coligny pour lui faire des ennemis. Coligny n’était pas d’ailleurs si sincèrement ami des Anglais ; dans son testament, daté de La Rochelle, il lui avait recommandé d’abaisser l’Angleterre et l’Espagne. « C’est son éloge, répliqua Walsingham, que Votre Majesté vient de l’aire. » Ce dernier mot mit fin à l’entretien.

Après de telles paroles échangées, de telles défiances, si ouvertement manifestées, on aurait lieu de s’étonner de voir Elisabeth faire écrire par Smith à ce même Walsingham qu’elle ne se refuse ni à la continuation des propos de mariage, ni à une entrevue, si on n’en trouvait l’explication dans la nouvelle attitude prise par le duc d’Alençon. Non-seulement il n’avait pas trempé dans la Saint-Barthélemy, mais il la blâmait hautement. Le 21 septembre, il était venu s’en entretenir avec Walsingham. Il avait été plus loin encore : de concert avec le prince de Navarre, il s’était uni étroitement aux protestans et leur avait promis par écrit de venger la mort de Coligny, et ce qui est plus grave, il avait conçu le projet de s’échapper de la cour et de se réfugier en Angleterre. Un vaisseau croisait en vue du Havre, et, voulant préparer sa fuite, il avait fait partir pour l’Angleterre un de ces personnages équivoques, comme on en rencontre dans les époques troublées. Cet agent se nommait Maisonfleur ; après avoir servi sous les ordres du duc de Guise en Italie, il s’était fait protestant. À son arrivée à Londres, à la fin de décembre, il s’annonça comme l’envoyé du duc, et à ce titre, sollicita une audience d’Élisabeth, qui refusa de le recevoir. C’était l’heure fixée pour la fuite du duc. Maisonfleur alla à Douvres, où il l’attendit quatre jours entiers. Le duc ne put partir, ou recula, ce qui semble plus probable. À son retour de Douvres, Maisonfleur fut enfin reçu par Elisabeth. Dans une longue lettre au duc d’Alençon auquel il donne le nom de don Lucidor, il lui fait entendre que la reine n’est pas éloignée de l’épouser, mais qu’elle ne veut pas passer par les mains de Madame la Soupente, c’est ainsi qu’il appelle Catherine de Médicis. Sur ces entrefaites, Castelnau de Mauxissière arrivait à Londres pour reprendre officiellement la négociation du mariage. Maisonfleur adjura de nouveau le duc de monter à cheval et de gagner le Havre, où le vaisseau anglais l’attendait encore. Il écrivit également à La Môle pour y déterminer le duc sans pouvoir y parvenir.

Pour le mariage, l’obstacle le plus difficile à surmonter, — Maisonfleur l’avait bien compris, — était l’idée peu avantageuse qu’Elisabeth avait du physique de son prétendant ; il fallait l’en faire revenir, Maisonfleur le tenta. Voici le portrait qu’il fit du duc d’Alençon : « Le duc doit être de ma hauteur, la taille fort belle, le visage aucunement gâté par la petite vérole ; car, madame, nous tenons en France pour une règle générale, même à l’endroit des dames qui épluchent telles choses de très près, que tout homme qui n’est point bossu ni boiteux est beau. » Pendant que Maisonfleur poursuivait ses secrètes pratiques, et Castelnau la négociation officielle, le duc d’Alençon était devenu de plus en plus suspect. Forcé de se rendre au siège de La Rochelle, il en fut si irrité qu’il fut au moment d’en venir aux mains avec son frère le duc d’Anjou : il regrettait tout haut Coligny, et groupait autour de sa personne tous les mécontens. Du port de La Rochelle on pouvait apercevoir la flotte de Montgomery, une évasion était tentante, et le duc n’en cherchait que l’occasion. s’alarmant de ce nouveau danger, Catherine écrivit à Elisabeth que son fils lui avait fait demander par un gentilhomme la permission, après la prise de La Rochelle, d’aller baiser ses royales mains. En ayant conféré avec Walsingham, qu’elle venait de rappeler de France, où elle l’avait remplacé par le docteur Valentin Dâle, Elisabeth répondit à Catherine : « Si vous voulez nous assurer, madame, qu’il n’en sortira aucune offense, nous ne ferons aucune difficulté d’accorder la sûreté nécessaire pour le voyage. » Plusieurs assauts meurtriers donnés à La Rochelle ayant été sans résultat, Elisabeth changea de langage ; elle fit signifier à La Mothe-Fénelon, que, si la paix ne se faisait pas, elle ne donnerait plus suite au projet de mariage, et prendrait fait et cause pour les protestans. Afin d’atténuer l’effet d’une pareille menace, elle envoya en France le capitaine Horsey, chargé de proposer sa médiation, devenue d’ailleurs inutile. Catherine, depuis l’élection du duc d’Anjou au trône de Pologne, ne pensait plus qu’à traiter avec La Rochelle ; elle y avait envoyé Villeroy, muni de pleins pouvoirs. La paix fut signée le 7 juillet. Une fois libre de ce côté, et sans perdre un jour, ayant fait appeler Horsey et le docteur Dâle, Catherine leur demanda si Elisabeth voulait en finir. Ils répondirent affirmativement, mais sous la condition, toutefois, qu’on publiât que la paix était due à l’intervention du duc d’Alençon. Catherine répondit que son fils s’y était en effet chaleureusement employé. Cette condition étant ainsi acceptée, le docteur Dâle vint annoncer à Catherine que la reine, sa maîtresse, se rendrait à Douvres au mois d’août et y séjournerait huit jours. L’entrevue allait donc enfin avoir lieu, lorsque, par une sorte de fatalité, le duc tomba gravement malade. Elisabeth, aussitôt prévenue, ne voulut ni modifier ses projets, ni changer son itinéraire.

La fin de l’année 1573 s’approchait rapidement, et l’interminable négociation, loin d’avancer, avait fait un pas en arrière. Cecil était venu dire à La Mothe-Fénelon qu’on lui avait écrit de France que les marques de la petite vérole n’avaient pas entièrement disparu, qu’il restait de l’enflure au visage du duc, et que la reine Elisabeth allait faire partir pour la France Randolph, le grand maître des postes d’Angleterre, pour s’en assurer. Il emporterait un portrait du duc afin d’en faire la comparaison. Voilà bien le but apparent de cette étrange mission, mais avant tout, il devait rendre compte à Elisabeth de la situation de la France. Des bruits inquiétans avaient couru en Angleterre sur la santé de Charles IX. « Son état maladif, dit dans ses Mémoires Marguerite de Valois, avoit réveillé bien des espérances, fait mettre en avant bien des projets. » Le nouveau roi de Pologne, dans cette triste prévision, retardait de jour en jour son départ. Si enfin il s’y décida, ce ne fut que sous la pression des menaces de Charles IX. « Mon frère, si vous ne partez pas par amour, lui avait-il dit, je vous ferai partir de force. » Laissant Charles IX à La Fère, Catherine accompagna son fils bien-aimé jusqu’à la frontière de la Lorraine ; en lui faisant ses adieux à Blaimont, ses dernières paroles furent significatives : « Vous n’y demeurerez guère. »

Le duc d’Alençon et le prince de Navarre avaient suivi Catherine un peu malgré eux. Au retour de ce voyage de Lorraine, leur évasion avait semblé possible. Maisonfleur, d’accord avec Elisabeth, y poussait vivement le duc. « Si vous ne vous hâtez pas de venir cette fois, lui écrivait-il, la reine aura lieu de croire que toutes les longueurs dont vous avez usé jusqu’à présent, tout le beau langage que vous lui avez tenu par vos lettres, n’ont été qu’autant de ruses pour la surprendre, et que tout s’est fait par le conseil de Madame la Serpente. » Cette fois encore, quoique bien concerté avec les chefs protestans, le projet de fuite échoua. Prévenue par Marguerite de Valois, Catherine prit de telles précautions, que toute évasion devint impossible. Charles IX avait entrevu le danger, il ne pensa plus qu’à se débarrasser d’un frère si remuant ; il fit remettre à Randolph un portrait du duc, et de peur qu’on en substituât un autre moins flatté, il le fit sceller dans un étui. Dès que Randolph fut rentré à Londres, La Mothe alla trouver Elisabeth et lui soumit les dernières conditions ; elle feignit de les accepter sous la réserve que le duc viendrait incognito. Cette dernière exigence sembla suspecte à La Mothe. En effet, lorsqu’il pria Elisabeth de fixer définitivement la date du départ du duc, elle s’y refusa, alléguant qu’une tentative venait d’être faite pour reprendre La Rochelle aux protestans. Charles IX et Catherine se hâtèrent de désavouer cette entreprise ; mais Elisabeth persista dans son refus. C’est qu’en réalité, renseignée par ses agens secrets, elle savait tout ce qui se tramait en France.

Favorisée par l’éloignement du roi de Pologne et par la maladie de Charles IX, une vaste conspiration enveloppait le pays tout entier de son invisible réseau. Les quatre Montmorency et le maréchal de Cossé en étaient. La Noue, en acceptant le commandement des révoltés du Poitou, avait annoncé qu’on attendait un plus grand chef. Ce chef, c’était sans aucun doute le duc d’Alençon. Guitry, chargé de forcer les portes du château de Saint-Germain et d’enlever le duc d’Alençon et Henri de Navarre, ayant, par trop de précipitation, devancé l’heure fixée pour agir, La Môle perdit la tête et avoua tout à Marguerite de Valois. Avertie par sa fille, Catherine partit dans la nuit pour Paris, emmenant dans son propre coche Henri de Navarre et son fils d’Alençon. Charles IX la suivit en litière, entouré des suisses en ordre de bataille, comme à la retraite de Meaux. Il alla loger à l’hôtel du comte de Retz, dans le faubourg Saint-Honoré. Guitry, auprès duquel il avait envoyé M. de Torcy, ayant promis de licencier sa troupe, un semblant d’amnistie fut accordé ; mais « le temps, dit Marguerite de Valois, ne fit qu’augmenter les aigreurs. » Le 10 avril, Charles IX alla s’enfermer à Vincennes avec les suisses et sa garde. Traité en prisonnier, ayant toujours devant les yeux le triste sort de don Carlos et s’en croyant menacé, le duc d’Alençon ne pensa plus qu’à s’enfuir. Le 18 avril, jour désigné, des chevaux l’attendaient sur la route ; mais Catherine veillait, et cette fois ne garda plus aucun ménagement. La Môle et Coconas furent livrés à la justice. La torture n’arracha aucun aveu à La Môle ; présenté au feu, les pieds broyés dans des brodequins de fer, il ne cessa de répéter qu’il n’avait pas conspiré, n’ayant voulu que favoriser l’évasion de son maître.

En apprenant l’arrestation de La Môle, Elisabeth fut prise d’un sentiment de pitié ; elle ordonna à son ambassadeur, le docteur Dâle, d’intercéder pour lui. La veille de l’exécution, Dâle vint trouver Catherine, qui fut inflexible : à toutes ses supplications elle opposa que la reine Elisabeth n’avait épargné ni Norfolk ni ses propres parens, et qu’elle agirait de même. Le 30 avril, La Môle et Coconas étaient décapités. Le lendemain, Charles IX fit venir à Vincennes le docteur Dâle. Le matin, il s’était fait tirer du sang et se sentait mieux ; il parla au docteur du mariage de son frère. Les troubles présens rendaient une entrevue impossible, mais pour la favoriser il se promettait d’aller en Picardie dès qu’ils seraient apaisés. En attendant, le duc d’Alençon était étroitement gardé. Elisabeth, s’en alarmant, fit partir en toute hâte Leighlon. L’état de Charles IX s’était encore aggravé ; Leighton, reçu par lui seulement le 15 mai, ne put obtenir qu’une réponse évasive. Catherine, qu’il vit, lui dit sèchement, au sortir de son audience, que le duc n’était pas plus gardé que le roi, qu’il pouvait aller où bon lui semblait. Elle ajouta ironiquement que l’extrême sollicitude témoignée par la reine Elisabeth en faveur de son fils était un excellent présage pour le projet de mariage. »

La maladie de Charles IX marchait rapidement. Dans la nuit du 22 au 23 mai, de grands vomissemens de sang l’affaiblirent encore. Pendant cette longue agonie, le duc d’Alençon, craignant de plus en plus pour sa propre vie, supplia le docteur Dâle d’implorer le secours de la reine Elisabeth. Il fallait beaucoup d’argent pour corrompre ses gardes, il en manquait. Elisabeth entendit son cri de détresse : « Il faut à tout prix, écrivit-elle à Walsingham, que le duc soit préservé ; mais qu’on agisse avec prudence, car la moindre faute pourrait lui être fatale. » Les forces du royal malade déclinaient à vue d’œil ; la nuit du 29 au 30 mai fut affreuse ; à la pointe du jour, dans cette chambre marquée par la mort, Catherine, assise sur un coffre, dictait l’acte qui lui conférait la régence. Le roi le signa d’une main affaiblie, puis il fit approcher près de son lit le prince de Navarre et l’entretint longuement ; il n’eut que quelques froides paroles pour le duc d’Alençon. À deux heures après-midi, il expirait à l’âge de vingt-quatre ans.

C’est seulement le 27 août que Catherine prit la route de Lyon pour aller à la rencontre d’Henri III, parti le même jour de Turin. Elle n’avait plus à surveiller le duc d’Alençon et le prince de Navarre, les ayant mis tous deux sous la garde des beaux yeux de Mme de Sauves, sa dame d’atours et la petite-fille du surintendant des finances, Jacques de Semblancay, pendu sous François Ier. Un contemporain a dit de Mme de Sauves : « Elle alloit coucher d’un parti à un autre, la plus accorte, la mieux parée et attifée, ayant presse aux plus grands à qui l’accosteroit de plus près. » — « Nos premières haines, dit un jour Henri IV à Sully en parlant du duc d’Alençon, viennent de cette femme ; elle me témoignoit de la bonne volonté et le rabrouoit toujours devant moi, ce qui le faisoit enrager. » Henri IV avait l’étrange illusion de se croire seul dans les bonnes grâces de la dame ; le duc d’Alençon était aussi au mieux avec elle, et si les deux beaux-frères, se jalousant, devinrent et restèrent ennemis, cette Circé, comme l’appelle Marguerite de Valois, était en même temps recherchée par Duguast, Souvré et le duc de Guise, tous plus aimés d’elle que les deux princes rivaux.

Lord North, envoyé par Elisabeth pour complimenter le nouveau roi, Henri III, rejoignit la cour à Lyon. Un grand bal y fut donné en son honneur. Assis à la droite de Catherine, il suivait des yeux Marguerite de Valois, qui « menoit un branle avec le duc d’Alençon » et ne tarissait pas en éloges sur son éblouissante beauté, alors dans tout son éclat. Tout en écoutant lord North, Catherine lui fit remarquer le duc d’Alençon : « Ne trouvez-vous pas, lui dit-elle, qu’il n’est point si laid ni si difforme qu’on veut bien le dire ? » Lord North en convint et loua même la façon toute gracieuse dont le duc dansait. « Il n’a pas tenu à nous, reprit Catherine, que le mariage avec votre maîtresse ait eu lieu. » La réponse de l’ambassadeur fut que le dernier mot n’en était pas dit. Encouragée par cette bonne parole, Catherine invita La Mothe-Fénelon à reprendre la négociation. Elisabeth était alors au plus fort de son caprice pour Hatton, elle n’ignorait pas non plus la liaison du duc avec Mme de Sauves. La Mothe-Fénelon la trouva plus que refroidie, et il prévint Catherine que, pour le moment, il n’y avait pas à songer au mariage.

Le prince de Navarre et le duc d’Alençon allèrent jusqu’à Pont-de-Beauvoisin à la rencontre d’Henri III ; il les reçut d’assez bonne grâce, les embrassa et leur dit qu’ils étaient libres.

Henri III va se montrer dans cette première année de son règne tel qu’il restera jusqu’à la fin : insouciant du lendemain, nullement inquiet de la guerre civile qui désolait les provinces, perdant deux mois à Avignon après en avoir perdu un à Lyon, ne se résignant qu’à grand’peine à aller se faire sacrer à Reims et, le lendemain de son sacre, épousant cette douce et charmante Louise de Lorraine, qu’il avait vue à Nancy en allant en Pologne, et dont le cœur était engagé ailleurs.

Deux camps étaient en présence à la nouvelle cour : dans celui du duc d’Alençon, Bussy d’Amboise, la meilleure lame de France, le préféré de Marguerite de Valois et devant payer de sa vie l’amour de Mme de Monsoreau ; Simier, courtisan raffiné ; Lachâtre, gentilhomme accompli ; des Pruneaux, habile diplomate ; Clausse de Marchaumont, financier renommé ; Fervaques enfin, un rusé Normand ; dans le camp du roi, Duguast, insolent et railleur ; Villequier, Quélus, Saint-Luc, Saint-Maigrin, d’Arqués et Grammont. Avec de tels hommes, les querelles, les duels se renouvelaient chaque jour, la guerre civile en était la suite inévitable ; elle eut un chef par la fuite du duc d’Alençon dans la nuit du 15 septembre.

Catherine offrit à Henri III de ramener le fugitif. La voilà donc allant de ville en ville à la poursuite du duc, qui se dérobe toujours. Le 5 octobre, elle entre à Blois ; il en était parti la veille ; le 25, nous la retrouvons au château d’Amboise. La fille de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche, le fils qu’il avait eu de Marie Touchet y étaient élevés. À la vue de cet enfant qu’elle appelle le jeune Charles, la mère reparaît ; il lui semble si beau qu’elle écrit à Henri III : « Plût à Dieu que vous en eussiez un déjà ! il ne faut pas dire que vous n’en avez pas trouvé la façon, il la faut trouver au plus vite. » Enfin, à force de messages échangés, le duc d’Alençon consentit à se rendre au château de Champigny, féodale demeure des Montpensier. Le 20 novembre, une trêve de six mois y était signée. Le plus difficile, c’était de la maintenir et de calmer cette soif d’ambition qui dévorait le duc d’Alençon. Catherine eut recours au moyen tant de fois employé sans succès, au mariage avec Elisabeth. Dans les longs entretiens qu’elle eut avec son fils, elle lui persuadai d’envoyer La Porte en Angleterre. De son côté, elle s’en ouvrit à l’ambassadeur Valentin Dâle, qui ne lui cacha pas que, tant que la paix ne serait pas faite avec les protestans, il ne serait pas donné suite à ce projet. La cause du refus était tout autre : Élisabeth, qui l’aurait cru ? pensait à don Juan d’Autriche. Était-elle éblouie par l’éclat qui environnait le vainqueur de Lépante, ou bien, sachant que les Guise, d’accord avec Philippe II, réservaient à don Juan le chevaleresque honneur de délivrer Marie Stuart et de l’épouser, voulait-elle l’enlever à son éternelle rivale ? Quoi qu’il en fût, elle chercha à entamer avec don Juan une de ces nombreuses négociations de mariage dont abusait sa politique. « Elle m’a adressé un agent, écrivait don Juan à Philippe II, qui m’a fait des allusions indirectes à un mariage. Dois-je y donner suite ? Bien que je sois tenté de rendre une reine et un royaume à la vraie religion, je rougirais d’entamer une négociation avec une femme dont la vie et les exemples ont donné tant à dire. »

En traitant d’une trêve avec son fils d’Alençon, Catherine avait surtout voulu barrer le chemin au prince de Condé, qui, réfugié en Allemagne depuis la mort de Charles IX, n’attendait que le moment d’entrer en France avec le duc Jean-Casimir, le fils de l’électeur palatin. « Offrez-leur, avait-elle écrit le 11 décembre à Henri III, offrez-leur autant de terres qu’ils en voudront ; si attendez que les reistres soient entrés, ne sais si après ne serez contraint de leur accorder plus que ne voudrez. » Henri III ne tint aucun compte des conseils de sa mère. Les reîtres, après s’être longtemps arrêtés à Charmes, en Lorraine, envahirent le Bussigny, traversèrent la Bourgogne et, passant la Loire non loin de la Charité, vinrent se joindre au duc d’Alençon dans le Bourbonnais. À Catherine revint encore l’ingrate charge de traiter avec son fils et les reîtres : elle partit donc suivie de l’escadron volant de ses filles d’honneur. Rendez-vous avait été donné au château de Chantenay, près de Sens. L’or et les dépouilles de la France eurent plus de prise sur Jean-Casimir et ses froids Allemands que les avances des filles d’honneur de Catherine. Le duc d’Alençon reçut 100,000 livres ; son apanage s’augmenta du Berry, de la Touraine et aussi de l’Anjou, dont désormais il portera le nom. Henri III avoua tristement que cette paix lui avait coûté bien cher. M. de Berny fut chargé d’en instruire Élisabeth et de reparler du mariage ; mais à la première allusion qu’il fit à ce projet, Élisabeth, y coupant court, se contenta de promettre une bonne réception au duc s’il se décidait à venir la voir. Une des conditions du dernier traité entre Catherine et le duc d’Alençon avait été la convocation à bref délai des états-généraux. Étrange illusion, les protestans se promettaient beaucoup de leur réunion. Ravagée par les hommes de guerre, pillée par les reîtres, la France était lasse et affamée de repos ; elle ne séparait pas la cause des protestans de tant de malheurs. Contre toute attente, la majorité des états-généraux réclama l’unité de religion. Une plus grande déception attendait les protestans : ce fut la défection du duc d’Alençon. S’il rompait ainsi avec ses anciens alliés, c’est que, des propositions sérieuses lui étant venues du côté des Flandres catholiques, il s’était laissé séduire par la perspective d’une couronne ducale. Afin de se ménager l’appui d’Henri III, il accepta donc le commandement des forces destinées à agir contre les protestans, maîtres encore d’une partie de l’Auvergne.

Le jour même où le nouveau duc d’Anjou mettait le siège devant Issoire, Marguerite de Valois partait pour les eaux de Spa. En réalité, le but secret de son voyage était d’ouvrir une nouvelle voie à l’ambition de son frère.

Deux grands partis se partageaient alors les Flandres : le parti national et catholique défendant contre l’étroit despotisme de Philippe II ses anciens privilèges et ses franchises, et le parti protestant et démocratique s’appuyant sur la Hollande et la Zélande, dont le prince d’Orange était le chef. En face de ces deux partis reliés par la haine commune de l’étranger, Philippe II, découragé par de récens revers, et venant d’envoyer don Juan d’Autriche dans les Flandres, non pour combattre, mais pour traiter. Le 17 janvier, don Juan signait dans le Luxembourg l’humiliant traité qu’on appela l’édit perpétuel. Les franchises des Pays-Bas étaient reconnues, les droits de lever l’impôt remis aux états, qui en revanche promettaient de reconnaître don Juan pour leur gouverneur, lorsque les derniers Espagnols auraient évacué les provinces. Voilà où en étaient les Flandres au moment où Marguerite de Valois passa la frontière. Les populations saluèrent au passage cette gracieuse apparition. « J’allois, dit-elle, en litière faite à piliers doublés de velours incarnadin d’Espagne. » L’évêque de Cambrai, de la maison de Berlaymont, fut le premier à recevoir Marguerite à Cambrai. Il lui donna un bal magnifique, mais quitta la salle avant souper, se dérobant aux séductions d’une beauté si redoutable. Plus imprudens, M. d’Inchy, gouverneur de Cambrai, et le comte de Lalain, gouverneur du Hainaut, s’y laissèrent prendre. Ton Juan d’Autriche attendait la princesse un peu avant Namur ; celui-là, elle le croyait gagné d’avance. Peu de mois auparavant, don Juan avait traversé la France, et, ayant assisté sous un déguisement mauresque à un bal donné au Louvre, il s’était écrié : « Sa beauté est plus divine qu’humaine ; elle est plutôt faite pour perdre et damner les hommes que pour les sauver. » Don Juan était alors âgé de trente-deux ans ; sa taille, sans être haute, était bien proportionnée ; ses yeux bleus à la fois doux et vifs ; il avait grand air. En s’approchant de la litière de Marguerite, il descendit de cheval et lui présenta ses hommages. Elle lui donna sa joue à baiser, suivant la mode française. Remontant à cheval, don Juan se plaça à la portière et l’escorta jusqu’à Namur. Dans le luxe qu’il déploya pour la recevoir, dans les fêtes qu’il lui donna, la galanterie ne fut pour rien. Le politique l’emporta sur l’amoureux. Cette magnifique réception ne lui servit qu’à se ménager les moyens de surprendre la citadelle de Namur ; sa belle visiteuse partie, il s’en empara.

La traversée des Flandres n’avait été pour Marguerite qu’une longue suite de fêtes ; son retour fut presque une fuite. Il lui fallut passer à travers les troupes de don Juan et les huguenots en armes, qui se défiaient de ses intrigues. Elle ne regagna qu’à grand’peine La Fère, où elle avait prié le duc d’Anjou de la rejoindre. Le duc se rendit à son appel. Là il trouva le comte de Lalain et M. d’Inchy, venus pour l’y rencontrer, et il arrêta les premiers articles de son traité avec les états-généraux. Ce court séjour à La Fère fut comme une halte dans sa vie agitée. Fêté, cajolé par sa gracieuse sœur, que les contemporains lui reprochent d’avoir trop aimée, il ne pouvait s’empêcher de dire : « O ma reine, qu’il fait bon près de vous ! Cette compagnie, c’est un paradis, et celle d’où je suis parti, un enfer rempli de toutes sortes de furies et de tourmens. » Ce n’était que trop vrai ; à peine rentré à la cour, il se vit en butte à de nouvelles avanies. Enhardis par l’impunité, les mignons ne le saluaient plus et l’accablaient de leurs railleries. Sa position n’était plus tenable. Une belle nuit, à l’aide d’une échelle de corde, il s’échappa par la fenêtre de la chambre de Marguerite. Bussy, qui attendait à l’abbaye de Sainte-Geneviève, avait fait pratiquer dans la muraille de l’enceinte de Paris un trou par lequel sortit le duc. Il trouva des chevaux prêts et se réfugia à Angers. Bien lui en prit, car, si l’on en croit le Vénitien Jean Michiel, il aurait été sans aucun doute arrêté et condamné à une prison perpétuelle.

Une fois en liberté, le duc alla de ville en ville recruter des partisans pour sa prochaine expédition dans les Flandres. Les événemens semblaient conspirer pour lui : Mathias, le futur empereur qui, échappé de Vienne et le gagnant de vitesse, avait été proclamé à Bruxelles gouverneur-général des Flandres insurgées contre l’Espagne, venait d’essuyer à Gembloux (17 janvier) la plus sanglante des défaites. Don Juan, à la tête des vieilles bandes espagnoles, revenues à son appel, avait balayé l’armée des états. Le duc d’Anjou était donc imploré comme un libérateur. Son entrée dans les Flandres pouvant devenir l’occasion d’une guerre avec l’Espagne. Catherine en eut peur, et pour le détourner de ce projet, elle vint lui offrir la fille du duc de Mantoue ou bien Catherine de Navarre. Rien ne put arrêter le duc ; partant presque seul de Verneuil et franchissant à cheval en deux jours la distance entre cette ville et Bapaume, il entrait le 7 juillet à Mons, où il était acclamé. Henri III, par l’entremise de Villeroy, lui fit proposer le marquisat de Salaces, offrant aussi de solliciter du pape la cession du Comtat-Venaissin, enfin il lui promettait de demander pour lui la main de la princesse de Mantoue, qui lui ouvrirait le chemin de l’Italie. Rejetant toutes ces illusoires propositions, le duc revint de lui-même à l’idée d’épouser Elisabeth. Le 30 juillet, il fit partir de Mons M. de Quincé, gentilhomme protestant, et M. de Bacqueville. Fidèle à la politique anglaise de tous les temps, Elisabeth ne voulait pas plus des Français dans les Flandres que des Espagnols ; tout en faisant semblant de prêter une oreille favorable aux avances amoureuses du duc, elle travaillait en secret à en déjouer ses projets. Grâce à ses subsides, le duc Jean-Casimir avait levé douze mille hommes et le 26 août rejoignait l’armée des états dans le voisinage de Malines. Don Juan se tenait alors enfermé dans son camp fortifié, près de Namur. Laissé dans un pays ennemi, sans argent, depuis trois mois, sans instructions de Philippe II, voyant la peste décimer ses soldats, il écrivait à son plus fidèle compagnon, don Pedro de Mendoza : « Notre vie est mesurée par quart d’heure ; nous languirons ici jusqu’à notre dernier soupir. » Dévoré par la fièvre et le chagrin, il expirait le 1er octobre, victime de l’ingratitude et de l’abandon du roi son frère. Ces armes étaient aussi sûres que le poison.

Le duc d’Anjou allait passer par les mêmes déceptions qui avaient tué don Juan ; on lui avait bien donné le vain titre de « défenseur de la liberté des Pays-Bas ; » on avait bien signé à Anvers, le 20 août, un traité qui lui promettait la remise de certaines villes, mais pas une ne lui avait été livrée. Blessé de ce manque de foi, lassé de sa coûteuse inaction, il avait fait partir d’Anvers Bussy d’Amboise pour Londres. Bussy n’avait rien d’un diplomate, et sa réputation de duelliste n’était guère de mise à la cour timorée d’Elisabeth. D’un autre côté, Henri III, dans ses lettres de chaque jour, ne cessait de rappeler son frère. Le duc se rendit à de telles instances. Licenciant ses troupes, il se retira à Condé. Le 17 février, il partit pour Alençon. Cette rude leçon du moins lui avait servi. Il s’était enfin rendu compte qu’il fallait avoir de toute nécessité Elisabeth de son côté ou s’abstenir. Dans ce dessein, il chercha un ambassadeur moins compromis que Bussy et mieux vu de Henri III : il l’avait sous sa main dans Jean de Simier, le grand-maître de sa garde-robe.

Un historien contemporain a dit de Simier : « C’étoit un courtisan raffiné qui avoit une exquise connoissance des gaîtés d’amour et attraits de la cour. » Leicester, dont la clairvoyance n’était jamais en défaut, pressentit tout d’abord qu’il allait avoir un adversaire redoutable en ce nouvel envoyé pour lequel, à première vue, le goût d’Elisabeth s’était ouvertement prononcé. C’est que Simier parlait encore mieux que La Môle cette douce langue de la galanterie française qui charmait tant Elisabeth ; c’est qu’en répétant les paroles amoureuses de son maître, il avait l’adresse d’y mêler les siennes. « Ces propos, écrit gravement Castelnau, font rajeunir la reine ; elle est devenue plus belle et plus gaillarde qu’il y a quinze ans. Il n’y a femme, ni médecin qui la connaisse, qui n’estime qu’il n’y a nulle dame en ce royaume de meilleur tempérament pour porter des enfans. » Le galant Simier n’en discutait pas moins très sérieusement les conditions du mariage. Cecil, dans les longues conférences qu’il avait avec lui, ne cessait de répéter que le duc obtiendrait tout, s’il consentait à venir. C’était aussi l’opinion de Mendoza, l’envoyé d’Espagne ; mais Simier, moins crédule, écrivait au chancelier d’Alençon : « Je ne croirai au mariage que lorsque les draps seront levés, les flambeaux éteints, et mon maître dans le lit. »

Elisabeth en était arrivée au point de ne pouvoir se passer de Simier. À la suite d’une longue conférence pour son mariage, elle exprima le désir de rester seule avec lui et dit à Leicester d’emmener Castelnau à la chasse. Leicester obéit ; à son retour, trois heures après, la reine et Simier étaient encore ensemble. Leicester offrit à souper à Castelnau, et Simier soupa avec la reine. « Il n’y a pas de jour, écrivait Castelnau, qu’elle ne l’envoie demander. Une fois elle est venue dans sa barque le chercher jusqu’à mon logis ; il fallut qu’il vînt la trouver en pourpoint. Cela fait donner au diable ceux qui en ont mal au cœur ; ils disent que M, de Simier la trompera et qu’il l’a ensorcelée. » Tout marchait donc à souhait ; la reine ne s’habillait plus et ne faisait plus habiller sa cour qu’à la française ; elle répondait à un de ses conseillers qui lui reprochait sa trop grande intimité avec Simier, que ce n’était plus un étranger pour elle, mais un fidèle serviteur de son mari. C’en était trop pour Leicester, il résolut de se débarrasser de ce rival. Un soldat de la garde de la reine essaya une première fois d’assassiner Simier, mais il se défendit et échappa au guet-apens. Une autre fois, dans une de ces promenades en bateau qu’il faisait avec Elisabeth sur la Tamise, un coup de pistolet, parti d’un esquif qui passait rapidement près de celui de la reine, blessa un des rameurs. Le coup était destiné à Simier. Ce double attentat ne fit qu’augmenter sa faveur. Son intimité avec la reine devint le thème de tous les entretiens dont Marie Stuart se fit imprudemment l’écho ; dans une lettre écrite un jour de colère, lettre qu’Elisabeth, à coup sûr, ne dut pas recevoir, car la tête de sa victime fût tombée plus tôt, elle lui jeta à la face cette grossière insulte : « Je prends Dieu à témoin que la comtesse de Shrewsbury m’a dit que vous aviez engagé votre honneur avec un étranger, allant le trouver dans la chambre d’une dame là où vous le baisiez et usiez avec lui de privautés déshonnêtes, mais aussi lui révéliez les secrets du royaume, trahissant vos propres conseillers avec lui[2]. »

Sur ces entrefaites, au mois de juin, Duplessis-Mornay vint à Londres. Dans une audience, Elisabeth lui demanda ce qu’il pensait de son mariage avec le duc. Il répondit « qu’il pouvait faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal, suivant les conseils qu’aurait le duc. » Castelnau ne vit pas Mornay, mais s’aperçut bien vite qu’un changement s’était produit dans l’esprit d’Elisabeth. « Comme toutes les femmes, écrit-il à Catherine, elle est mue par diverses persuasions ; les étrangers se moquent de nous. » Il avait vu juste : lorsque Simier vint annoncer à Elisabeth que le duc arriverait dans les premiers jours d’août, elle ne donna aucun ordre pour sa réception. Sa tendresse pour Leicester parut un instant se réveiller. Il était urgent de frapper un grand coup ; Simier en eut l’audace ; il osa ce que personne n’avait osé jusqu’alors : sans aucune préparation, il apprit à la reine que Leicester était marié secrètement à Lettice Knollys, la veuve d’Essex. À cette révélation inattendue, elle entra dans une de ses colères de lionne, elle se roula par terre ; elle injuria tous ceux qui l’approchèrent, elle refusa de manger, elle fit enfermer Leicester dans un des forts de Greenwich ; sans l’intervention du prudent Sussex, elle l’aurait envoyé à la Tour. Hatton était aussi secrètement marié, ce fut une arme de plus dans les mains de Simier. La place était donc libre, le duc pouvait venir. D’après les conseils de Catherine, au mois d’avril dernier, il avait à l’improviste fait une visite de quelques jours au roi son frère, qui, loin de désapprouver son voyage, lui mit assez d’or dans les mains pour tenir royalement son rang. Parti de Paris le 2 août et n’ayant avec lui que l’Aubespine et quelques serviteurs, il s’embarqua à Boulogne, et à son arrivée alla droit à Greenwich, où était la reine. Il ne manquait ni d’esprit ni de pénétration. Castelnau le trouva même plus avisé pour son âge qu’il ne le pensait. Elisabeth lui avait fait préparer un appartement tout près du sien ; pour être plus libre, il le refusa, mais, s’étant mis dès le premier jour sur un pied de familiarité intime, il passait ses journées avec elle, et ne la quittait qu’à deux heures après minuit. Dans la même lettre où elle reproche à Elisabeth ses galanteries avec Simier, Marie Stuart ne l’épargne pas davantage au sujet du duc : « Vous vous êtes déportée, dit-elle, avec lui de la même dissolution qu’avec Simier ; une nuit vous l’avez rencontré à la porte de votre chambre, n’ayant que votre seule chemise et votre manteau de nuit, et vous l’avez laissé entrer, et il est demeuré avec vous près de trois heures. » « Ces amoureuses conférences ont duré huit jours, écrit naïvement Castelnau à Catherine. La dame a eu beaucoup de peine à entretenir le duc, étant prise et vaincue d’amour ; elle m’a dit qu’elle n’avoit jamais trouvé homme de qui le naturel et les actions lui revinssent mieux. Elle m’a prié d’écrire à Votre Majesté de ne pas trop châtier le duc pour la grande folie qu’il a faite de tant se hasarder pour venir voir une femme de si peu de mérite. »

Le duc était-il vraiment sous le charme, ou bien, élevé à l’école de Catherine, jouait-il la passion ? Villeroy, qui le vit au retour, écrivait à Castelnau : « Il me semble qu’il a rapporté de ce pays-là, en sa contenance et en son visage, un certain air qui le rend plus agréable. » Pour maintenir Elisabeth dans les tendres sentimens qu’elle lui avait témoignés, il lui écrivait des lettres suffisantes, dit Castelnau, « pour allumer le feu dans l’eau. » Des deux côtés on était aux douces promesses, aux décevantes illusions ; mais en même temps se manifestait en Angleterre une vive opposition à ce projet de mariage, et les églises retentissaient d’allusions hostiles ; des pamphlets malveillans circulaient de main en main. Le plus violent de tous fut l’œuvre d’un nommé Jean Stubbes, professeur de droit à Lincoln. Le titre seul était une insulte : le Gouffre qui doit engloutir l’Angleterre par le moyen du mariage de France. Le duc d’Anjou y était bafoué, la France insultée. Elisabeth ne se contenta pas de faire imprimer la défense du duc ; exhumant une vieille loi du temps de Marie Tudor contre les auteurs d’écrits séditieux, elle déféra à la justice Stubbes, l’imprimeur Singleton, et l’un des distributeurs. La punition fut terrible ; tous trois furent condamnés à avoir la main tranchée ; Singleton seul eut sa grâce. L’échafaud fut dressé sur l’une des places de Londres. À l’aide d’un coutelas et d’un marteau, le bourreau coupa la main droite de Stubbes ; le supplicié se redressa et de sa main gauche, levant son chapeau en l’air, il s’écria : « Vive la reine ! » Le peuple qui remplissait la place resta immobile et silencieux, mais la haine contre la France, qui se lisait sur tous les fronts, s’en accrut encore.

Au milieu de décembre, Simier ayant enfin obtenu la signature des conditions arrêtées avec les conseillers d’Elisabeth, alla droit à Alençon, n’y séjourna que peu de jours et revint à Paris rendre compte à Henri III des résultats de sa mission. Il avait été convenu qu’une ambassade extraordinaire serait envoyée à Londres pour faire la demande officielle, avec cette réserve toutefois qu’Elisabeth fixerait la date de son départ. Le mois de mars se passa sans qu’aucune lettre d’elle en parlât. Pendant les mois qui suivirent, les choses restèrent dans le même état. Lassé de ces lenteurs, le duc d’Anjou partit pour la Guyenne ; il y allait négocier la paix avec le roi de Navarre, cette paix qu’on a appelée la paix de Fleix et qui allait mettre à sa disposition, pour sa nouvelle expédition des Flandres, une partie de l’armée royale devenue inactive. Enfin le 10 avril, cette ambassade, dont le départ avait été tant de fois remis, prit la mer à Calais ; elle comptait à la fois des hommes d’état et des grands seigneurs ; à leur tête le duc de Montpensier, le comte de Soissons et le maréchal de Cossé. Après une longue suite de fêtes, où Elisabeth s’efforça de rivaliser avec les magnificences de la cour de Catherine, on passa à la discussion des articles du contrat, et l’accord s’étant facilement établi, le jour du mariage fut fixé à six semaines après leur ratification. Un traité d’alliance devait être conclu préalablement avec la France. Cette condition pouvait remettre tout en question ; le mariage servait donc d’amorce pour obtenir la ligue avec la France, qu’Elisabeth désirait surtout ; dans ce dessein, elle envoya Walsingham à Paris.

À sa première audience, Walsingham rencontra une résistance opiniâtre. Craignant de se trouver seul en face de l’Espagne et de supporter ainsi tout le fardeau de la guerre, Henri III voulait, et avec raison, que le mariage précédât la ligue. Catherine n’était pas mieux disposée. Elle dit à Walsingham : « Les Anglais, pas plus que vous, ne veulent des Français dans les Flandres. »

Philippe II s’était emparé du Portugal au détriment des prétendus droits que Catherine s’attribuait comme descendant, par sa mère, de Robert, comte de Boulogne, dépossédé en 1214. Revenant sur une prescription de plus de trois cents ans et ne tenant plus autant au mariage de son fils avec Elisabeth, elle cherchait un terrain de transaction avec l’Espagne. Taxis, l’ambassadeur de Philippe II, qui ne l’ignorait pas, avait insidieusement fait entendre à Gondi, l’introducteur des ambassadeurs, que le roi son maître ne serait pas éloigné de donner une des infantes au duc d’Anjou. Catherine prit trop vite au sérieux cette perfide ouverture et voulut s’en expliquer avec Taxis. Loin d’y faire allusion, le rusé Espagnol se plaignit tout à la fois de ce que le duc se préparait à rentrer dans les Flandres et de ce que « on dressait une armée contre le Portugal et le Brésil. » Catherine répondit : « Le roi mon beau-fils ne m’estimeroit pas si je renonçois à ce qui m’appartient ; d’ailleurs, mon fils d’Anjou n’est pas tel qu’on en fasse ce qu’on veut. » En effet, sans tenir compte des représentations du roi son frère et des conseils de sa mère, dans les premiers jours d’août, le duc franchit de nouveau la frontière avec douze mille hommes de pied et cinq mille à cheval, presque tous gentilshommes enrôlés comme volontaires. À leur approche, le duc de Parme leva précipitamment le siège de Cambrai et se replia sur Arlon. Ce premier succès s’arrêta tout court. Les états-généraux ne tinrent au duc aucune de leurs promesses. Aux premiers froids, les nobles volontaires se retirèrent, et, l’argent manquant, une partie de l’armée du duc se débanda et vécut de pillage.

Hors d’état de rien entreprendre, le duc se décida à partir pour l’Angleterre ; Elisabeth était sa dernière ressource. Cette fois, il fut reçu royalement et logé à Whitehall. Il manœuvra si bien qu’il se remit bien vite dans les bonnes grâces d’Elisabeth. Redevenue aussi familière avec lui que lors de son premier séjour, elle ne l’appelait plus que son petit Italien, elle affectait avec lui un sans-façon tant soit peu bourgeois. Si l’on en croit même le très indiscret Vénitien Lippomano, elle lui apportait chaque matin dans sa chambre une tasse de bouillon. Cette intimité compromettante s’affirma de plus en plus : « L’on ne fait aucun doute, dit un contemporain anonyme, que, pour son avancement, le duc n’ait recherché la reine de très près. » Le 22 novembre, jour anniversaire de son couronnement, la reine se promenait, le duc à ses côtés, dans une des longues galeries du château de Greenwich, lorsque Castelnau fit demander à être introduit. Allant à sa rencontre avec une politesse toute française : « Monsieur l’ambassadeur, lui dit-elle, écrivez au roi votre maître que le duc sera mon mari. » Et tirant de son doigt un anneau, elle le passa à celui du duc ; puis, se tournant vers ses filles d’honneur, stupéfaites : « J’ai un mari, dit-elle, vous autres, pourvoyez-vous si vous voulez. »

Ce fut un coup de théâtre ; des courriers partirent dans toutes les directions pour annoncer la grande nouvelle. Illusion bien courte ! le duc retiré, les filles d’honneur se mirent à gémir, à sangloter. L’émotion gagna la reine ; elle se lamenta avec elles. La nuit entière se passa dans les larmes. Au matin, elle vint trouver le duc, elle lui dépeignit ses angoisses, la résistance de son entourage ; trois nuits pareilles la feraient mourir. Atterré, le duc ne trouva pas une parole. Il rentra dans ses appartemens, arracha de son doigt l’anneau fatal et le jeta à terre, maudissant l’inconstance et la légèreté des femmes. Il voulait partir ; c’eût été plus digne, mais Elisabeth le retint, dit le même chroniqueur anonyme, « par de nouvelles démonstrations accompagnées de baisers, privautés, caresses et mignardises ordinaires aux amans. » Le duc, qui s’y laissa encore prendre, ne par la plus de départ.

Le bruit de cette rupture étant venu en France, l’ambassadeur de Toscane, Lorenzo Priuli, vint demander à Catherine ce qu’il en était. Elle lui répondit que son fils n’avait pas rendu l’anneau et qu’elle n’y attachait pas grande importance. Le pauvre duc continua à passer par toutes les alternatives, allant d’un retour d’espérance au plus complet découragement. Le premier jour de l’an, il échangea avec la reine de splendides présens et figura dans un tournoi où de nouvelles allusions à son mariage lui furent faites. Amené dans la lice sur un chariot en forme de rocher et lié de grosses chaînes, il fut conduit par l’Amour et le Destin aux pieds du trône de sa divinité. Le Destin, en présentant à la reine son royal prisonnier, lui adressa ces vers :

Rendez à ce héros sa chère liberté,
Ou faites qu’oubliant un vœu de chasteté,
Hymen serve vos cœurs.


Le combat dura jusqu’à une heure après minuit. Le duc, adroit et fort, y avait fait merveille ; la reine, pour le récompenser, l’embrassa devant tous à plusieurs reprises ; elle le reconduisit jusqu’à sa chambre et vint le lendemain le trouver au lit. Ce fut comme une reprise d’engoûment.

Le duc était très réservé, s’observait très habilement, mais il n’en était pas de même des Français de sa suite. Fervaques, son nouveau favori, s’étant pris de querelle avec La Fin, le poursuivit, un poignard à la main, jusque dans les appartemens de la reine, qui, très courroucée, dit en pleine cour que, « si c’étoit un de ses sujets, elle lui feroit trancher la tête. » À la fin de janvier, seule avec le duc, dont elle tenait la main dans la sienne, elle lui exprima de sa voix la plus douce sa répugnance à épouser un catholique. Le duc se récria et offrit de se faire protestant, a On ne commande pas à son cœur, lui dit-elle, on ne lui fait pas violence, » et, baissant les yeux, elle lui avoua « qu’elle n’éprouvait plus pour lui la même inclination. » D’une voix altérée, son fiancé lui rappela qu’il avait traversé toutes les angoisses de la passion, donné à tous les catholiques la plus mauvaise opinion de sa personne et qu’il ne s’en irait pas d’Angleterre, voulant plutôt mourir avec elle. « C’est mal à vous, reprit Elisabeth, de menacer ainsi une vieille femme dans son propre royaume ; vous êtes fou et vous tenez le langage d’un fou. » De grosses larmes coulaient des yeux du duc ; lai tendant son mouchoir pour les essuyer, elle le calma avec quelques caresses ; mais c’était bien un congé en règle, un congé définitif.

Les nouvelles de Flandres étaient mauvaises ; le duc de Parme avait mis le siège devant Tournai. Accourus en toute hâte à Londres, les députés des états supplièrent le prince de revenir, lui offrant cette couronne ducale qu’il ambitionnait depuis tant d’années. Quand ils étaient venus une première fois, Elisabeth, éprise alors du duc, les avait mal reçus ; cette nouvelle offre, faite dans un pareil moment, répondait à sa secrète pensée. Oubliant sa parcimonie habituelle, elle alla d’elle-même au-devant de la dépense, arma des vaisseaux, ordonna des levées d’hommes ; elle offrit même au duc un subside illimité, sauf à le réduire lorsqu’il ne serait plus là. Affectant en public d’être désolée du départ de son fiancé, elle s’en réjouissait au fond du cœur. Elle l’accompagna néanmoins jusqu’à Cantorbery ; en le quittant, elle lui promit de l’épouser à son retour ; elle versa même quelques pleurs de parade et prit des vêtemens de deuil ; mais, en réalité, elle se sentait tout heureuse d’avoir repris sa chère liberté.

En février, quinze grands vaisseaux jetèrent l’ancre devant Flessingue. Le duc fit son entrée dans la ville ayant à sa droite le silencieux prince d’Orange, à sa gauche le beau Leicester. Le surlendemain, une flotte portant à tous ses mâts des drapeaux et des banderoles, le conduisit triomphalement à Anvers ; revêtu du manteau ducal, que le prince d’Orange avait mis lui-même sur ses épaules, il dut se croire le maître des Pays-Bas ; mais le pouvoir était encore resté tout entier aux mains des états. Une tentative d’assassinat sur le prince d’Orange fut le premier avertissement des malheurs qui allaient suivre. Les troupes anglaises, mal payées, commencèrent à déserter ; une partie passa dans le camp du duc de Parme. Français et Flamands se mesuraient des yeux, la main sur la garde de leur épée. De leur côté, Fervaques et les gentilshommes de l’entourage du duc ne cessaient de lui rappeler le triste exemple de l’archiduc Mathias et de Jean-Casimir, réduits tous deux à quitter honteusement cette terre ingrate ; pour exciter son ressentiment, ils lui mettaient sous les yeux ce pasquil, qui courait les rues :

Monsieur veut tout,
Le prince d’Orange gouverne tout,
Sainte-Aldegonde conseille tout,
Les états traitent tout,
Le peuple paie tout,
Les trésoriers reçoivent tout,
Le diable emporte tout.


Depuis son entrée dans les Flandres, le duc n’avait pas reçu une seule ligne d’Elisabeth ; n’espérant plus rien d’elle, poussé par de funestes conseils, il résolut de s’emparer le même jour des principales villes des Flandres, se réservant pour lui-même la sui-prise d’Anvers, « cette folie d’Anvers, comme on disait alors. » Quatre mille Français y entrèrent, deux mille y périrent. En apprenant ce désastre, Catherine maudit son fils ; Élisabeth ne put s’empêcher de plaindre son fiancé. « Je donnerais, s’écria-t-elle, un million pour retirer le duc de ces sales marais des Pays-Bas. » Elle promit de l’épouser sur-le-champ s’il revenait en Angleterre ; elle en fit le serment à Castelnau. Le duc, sachant trop ce que valaient de pareilles promesses, ne se rendit pas à ce tardif appel. Désavoué par le roi son frère, il se retira, la mort dans l’âme, à Termonde, laissant au maréchal de Biron le commandement de son armée. Désormais sa vie sera errante : de Termonde, il va passer deux mois à Dunkerque, d’où, à l’approche du duc de Parme, il se rend à Calais ; y ne s’y arrête pas et revient à son point de départ, à La Fère. Biron lui amena 5,000 hommes de troupes aguerries. Philippe II s’en alarma et, voulant empêcher toute tentative de réconciliation du duc avec les Flamands, il écrivit à Taxis, son ambassadeur, d’insinuer de nouveau à Catherine qu’il n’était pas éloigné de donner l’une des infantes au duc.

Catherine, qui avait définitivement renoncé au mariage avec Élisabeth, écouta cette proposition. Sur ces entrefaites, comme Biron lui avait écrit qu’il craignait quelque nouvelle escapade du duc, elle partit pour La Fère, emmenant avec elle Mme de Sauves et Mlle d’Atri, comptant sur ces deux entreprenantes auxiliaires pour avoir raison de son fils, affaire qui fut bientôt réglée. Cependant cette galante diversion ne put arracher le duc à ses graves préoccupations ; on lui avait mis en tête que le roi son frère, le voyant mal avec Élisabeth et les Flamands, avait la pensée de lui reprendre tous ses apanages. Catherine écrivit à Villeroy, afin d’obtenir du roi à tout prix une lettre désavouant de pareilles intentions. Cette lettre une fois dans ses mains, elle se sentit plus à l’aise et fit part à son fils du projet de mariage avec l’infante. L’y trouvant d’autant mieux disposé qu’il avait eu la même pensée, elle s’offrit pour solliciter une trêve du duc de Parme. Le duc objecta qu’il en avait déjà fait la demande, mais sans le moindre succès, le duc de Parme ayant exigé qu’on lui rendît Cambrai. Catherine, qui tenait autant que son fils à Cambrai, s’engagea à ravitailler cette place. À partir de ce moment, elle ne le perd plus des yeux. Au mois de septembre, elle vient le retrouver à Château-Thierry, où elle passe quelques jours ; en janvier, elle y revient avec l’espoir de le ramener à la cour. Se rendant aux supplications de Sa mère, le duc, dans la soirée du jeudi gras, se présenta au Louvre. Catherine, les larmes aux yeux, le conduisit auprès de Henri III. Les deux frères s’embrassèrent, et la réconciliation parut complète. Catherine préparait alors une nouvelle expédition pour les Açores. Une démonstration sur la frontière des Flandres entrait dans ses projets. Grâce à son intervention, Henri III ayant promis à son frère des hommes et de l’argent, le duc se hâta de rentrer à Château-Thierry pour activer les préparatifs de sa nouvelle campagne. Ses forces le trahirent, une fièvre violente mit ses jours en danger. Catherine accourut. Ayant enfin compris qu’il n’y avait rien à espérer du côté des infantes, elle y avait à jamais renoncé, mais pour prêter l’oreille à une nouvelle intrigue de Taxis. Il s’agissait, de concert avec les Guise, de délivrer Marie Stuart et de la marier au duc d’Anjou, projet chimérique dont la vie de l’infortunée captive était l’enjeu. Dès que son fils fut un peu mieux, Catherine lui en parla. Tout en faisant semblant d’y consentir, le duc ne ralentit en rien ses préparatifs ; mais presque au lendemain du départ de sa mère, la fièvre le reprit, accompagnée de graves accidens. D’abondantes saignées le remirent une dernière fois sur pied. Il eut alors comme un retour de fortune ; toutes les conditions soumises en son nom aux

; états par des Pruneaux, son chargé d’affaires, avaient été acceptées. Le 2 juin, il annonça hautement qu’il allait prendre le commandement de l’armée. « Le cœur y est, mais le corps ne pourra 

suivre, » écrivait Noël de Caron, l’envoyé des états. Il disait vrai ; les jours du duc étaient comptés ; le 11 juin, il expirait à une heure de l’après-midi. Sentant sa fin approcher, il avait dicté son testament. Le nom d’Elisabeth n’y est pas une seule fois prononcé ; nous n’y avons relevé que ces mots amers à l’adresse des Flamands : « Ils m’ont fait payer bien cher leur titre de comte et de duc. » Chose étrange ! les habits de deuil qu’Élisabeth porta le jour des funérailles de ce prétendant si tardivement dédaigné lui avaient été envoyés par Catherine de Médicis.


HECTOR DE LA FERRIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 15 septembre.
  2. Cette lettre autographe a été copiée par le prince Labanof dans le chartrier du marquis de Salisbury, héritier des papiers du ministre Cecil.