Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/031

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Nouvelle Revue Française (1p. 51-52).
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XXXI

Sur la plage, et comme la mer se retirait en laissant des paquets d’algues, des flaques d’eau miroitantes et des petits ruisseaux attardés, l’instituteur rencontra l’astronome. L’un s’instruit et l’autre enseigne, tous deux de bonne foi ; c’est pourquoi ils sont amis. L’instituteur dit : « Il y a bien des années déjà que je vois cette eau s’en aller et revenir, tantôt plus, tantôt moins, selon le calendrier. Tous les ans j’explique, tant bien que mal, aux petits garçons d’ici que la marée résulte de l’attraction de la lune et du soleil sur les parties liquides de notre globe. Ils me croient, parce qu’ils m’aiment bien ; cela est vrai pour eux comme Jeanne d’Arc ou Henri IV. Mais je vois bien qu’ils ne rapportent pas mes paroles à leur expérience ; il y a deux marées pour eux ; celle dont je leur parle une fois par an, et celle qui leur mouille les pieds deux fois par jour. Et c’est naturel ; car, pour moi aussi, les discours sont trop en l’air, trop loin des faits, quoique j’aie étudié de mon mieux. Il faudrait un homme de votre force, pour donner aux enfants de vraies idées. Instruisez du moins l’instituteur ».

L’astronome leva les yeux au ciel, les dirigea ensuite vers l’horizon, comme s’il avait voulu saisir cette masse d’eau frémissante aux rides innombrables, qui semblait suspendue aux bords de la terre. Puis il ramena son regard sur les nappes d’écume qui couraient et s’entrecoupaient à ses pieds. Le parfum tonique des algues le pénétra ; il aspira l’air vivifiant, et perçut toutes les forces du monde.

« La marée, dit-il, va trop lentement pour que vous en perceviez d’abord la mécanique. Mais donnez-vous le spectacle d’une oscillation plus familière. Voyez ; la surface de la mer n’est pas unie comme celle d’un miroir ; vous distinguez dans l’eau des montagnes et des vallées qui viennent vers nous. Commencez par bien voir que toutes ces gouttes d’eau se balancent de haut en bas et que chaque masse en s’abaissant, soulève les masses voisines, comme un plateau d’une balance, en s’abaissant, soulève l’autre. Le même effet se produit à nos pieds ; quand la masse d’eau s’élève, alors le pied de cette espèce de montagne glisse jusqu’à nous, coule entre les pierres et remonte le cours de tous ces ruisselets ; quand la montagne d’eau s’abaisse, cette même eau redescend. Voyez cela s’est fait plus vite que je n’ai su le décrire ; eh bien, voilà un mouvement de marée ; de tout petits peuples, qui auraient des ports sur ces ruisselets, auraient eu, en moins d’une minute, mer pleine et mer basse, puis encore mer pleine. Imaginez maintenant une vague plus haute de beaucoup, ayant une base plus large et qui mettrait environ six heures à avancer et six heures à reculer, sur une distance de plusieurs kilomètres ; voilà la marée ».

« Mais, ajouta-t-il, tandis que ces petites vagues sont soulevées par le vent, la vague de marée est soulevée par la lune, dit-il en traçant des ronds sur le sable. Pour simplifier, supposons que la terre soit une masse liquide, et que la terre ne tourne point sur elle-même. La terre, comme vous savez, tombe sur la lune, en un sens, avec une vitesse qui dépend de la distance. Donc les parties d’eau les plus rapprochées tomberont plus vite et les plus éloignées, moins vite, ce qui fait que notre sphère d’eau aura deux renflements, ou deux marées, l’une du côté de la lune et l’autre du côté opposé. Supposons maintenant que la terre tourne… ».

« Arrêtez-vous, dit l’instituteur. J’en suis toujours à cette vague qui s’élève et s’abaisse sous mes yeux ; et je crois que je vais comprendre quelque chose. Mais qu’il faut de temps pour saisir la moindre chose ». Déjà le soleil descendait. La vie est courte.