Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/034

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Nouvelle Revue Française (1p. 55-56).
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Quelques minutes après les premières rafales de l’orage, un torrent d’eau envahit la cour sablée, par mille ruisselets, par nappes impétueuses. Ce fut un petit déluge. Cependant, comme Pierre et Paul, abrités sous la porte, admiraient les tourbillons de feuilles et les éclairs dentelés tout autour du ciel, l’ordre se fit peu à peu à leurs pieds. Les parties les plus faibles du terrain avaient été emportées, en même temps que l’eau se précipitait dans les vallées encore invisibles. Le plus fort du courant creusait bientôt un lit ; tous les ruisselets s’y jetaient ; il y eut dans cette plaine une espèce de fleuve, avec des rives et des affluents ; ainsi se séparaient le sec et l’humide, et un monde sortait du chaos.

Pierre dit : « Voilà une création. Les choses se passent toujours comme si quelque Providence réglait le jeu des forces, afin de bâtir un monde habitable ».

— « Oui, dit Paul, une Providence un peu maladroite, qui tâtonnerait en cherchant quelle est la meilleure place pour la rivière. — Et, ajouta Pierre, c’est tout simplement l’eau qui suit la pente. Quelle avidité dans le regard du premier philosophe, qui, arrêté au seuil de sa caverne, comme nous sommes maintenant, saisit la nécessité de toutes choses ! »

— « Mais, dit Paul, il n’arriva pas à chasser les dieux tout de suite. Car, s’il est clair que l’eau coule où elle peut, l’œil semble bien avoir été fait pour voir, et l’oreille pour entendre, et toutes choses pour que l’homme puisse vivre et penser. Et nous n’en sommes pas à imaginer que l’œil humain a été fait par remous et tourbillons de matières, comme le lit de ce petit ruisseau. C’est pourquoi les plus savants ne peuvent s’empêcher de voir un plan dans les choses et la marque d’un ouvrier ».

— « Et pourquoi ? dit Pierre. Comment ne comprend-on pas que ce qui voit est naturellement fait pour voir ? Cette pierre ne voit pas, autant que nous pouvons savoir ; et cela ne nous scandalise point ; ici une pierre qui garde sa forme ; là-bas, du sable que le courant entraîne ; là-haut, des masses d’air qui coulent comme de l’eau ; l’éclair jaillit ici et non là ; voici une main ; voilà un œil ; tout est toujours arrangé, autour de chaque chose et en elle, pour qu’elle soit comme elle est. Car comment en serait-il autrement ? Quand on balaie des épluchures, tout s’arrange dans le tourbillon pour que chaque épluchure soit comme elle est. Si une épluchure pensait, elle admirerait sans doute, pendant qu’on pousserait le balai, cet ordre autour d’elle qui lui permettrait de rester épluchure. Et si elle se trouvait coupée en deux, les deux parties d’épluchure, si elles pouvaient penser, adoreraient encore le balai ».

— « L’instinct religieux, dit Paul, est bien puissant ».

— « Ma foi, répondit Pierre, je n’en sais rien. Pour ma part, il m’arrive de raisonner sur les sentiments religieux ; mais réellement, si jeune que je fusse, je ne les ai jamais éprouvés ».

— « En vérité, dit Paul, ni moi non plus ».

Une joyeuse lumière se levait au bas des nuages. Tous deux se mirent à rire comme deux augures.