Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/061

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Nouvelle Revue Française (1p. 89-90).
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Agénor a manqué le bateau. Cela s’est fait par un concours de petites et stupides circonstances. Pourquoi n’a-t-il pas redit l’heure du départ à l’hôtesse et au garçon lui-même ? Pourquoi n’a-t-il pas pris une voiture, comme il fait d’ordinaire ? Belle économie ! Pourquoi, un quart d’heure avant le coup de sirène, alors qu’il attendait comme sœur Anne, n’a-t-il pas couru ? Hélas ! La confiance nous vient justement à l’approche du malheur. Et la chose s’est faite. La sirène a mugi deux fois ; le capitaine a sonné aux machines ; les roues ont battu l’eau, et le petit orchestre a lancé sa marche triomphale, oui, juste au moment où le tablier vert du garçon apparaissait à travers les voitures. Oui, les Dieux ont permis cela.

Mais Agénor ne l’a point permis. Après un discours vif au garçon, il va de long en large, les yeux tantôt à l’horloge, tantôt au bateau qui s’éloigne ; et toujours il remet devant ses yeux l’instant fatal. Il se voit sur le bateau, écoutant les musiciens, et les coups de la machine ; puis tout à coup il se revoit sur le bord, et le bateau s’en allant. C’est un cercle dont il ne peut point sortir, dont il ne veut point sortir.

Quand même, Agénor, ta fortune dépendrait de ce départ manqué, il faudrait pourtant accepter la chose, et tourner cette page de la vie. Car il faut bien se soumettre à la nécessité ; et pèse bien ce mot : il faut ; car tu n’es point consulté ; tu n’y peux rien. Ce qui te met en colère, c’est que tu crois que ces triviales circonstances auraient pu être autres qu’elles n’ont été. Mais tu sais bien que cela n’a point de sens. Les pas d’un garçon d’hôtel sont déterminés comme le vent, la pluie, et l’avalanche ; et tes oublis mêmes dépendent des choses que tu vois, de celles que tu as vues, de tes lectures, de ton éducation, de toute ta vie. Si tu pensais bien, tu jugerais qu’il est aussi impossible que tu aies pris ce bateau qu’il l’est que tu sois dans la planète Mars ou au Pôle Nord. Car il n’y a point de degrés dans l’impossible.

Mais, bien mieux, tu n’avais point de raison pressante pour partir à cette heure-là. Tu voulais seulement te promener. Il y aura un autre départ dans deux heures. Tu éviteras la chaleur du jour ; tu verras un soleil couchant sur l’eau. Toute chose a deux anses, comme dirait cet ancien ; prends donc l’événement par son bon côté. Ta vie coule ici aussi bien que là-bas. Je ne te vois qu’un malheur réel, c’est cette mauvaise humeur que tu nourris de déclamations, comme un poète tragique.