Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/067

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Nouvelle Revue Française (1p. 97-98).
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Si je fais le compte de ceux que j’ai connus, et dont l’alcool a fait des brutes, j’en trouve un assez grand nombre. Et ce ne sont pas, il me semble, les plus viles, les plus épaisses, les plus crasseuses natures, qui tombent ainsi au-dessous du mépris. Souvent même j’ai pu reconnaître dans ces caractères, au moment où ils commençaient à glisser sur la berge du fleuve Alcool, sans y tomber encore, j’ai pu reconnaître en eux souvent une espèce de noblesse. Quelquefois il en reste des traces, faites-y attention, dans ces trognes barbues enluminées par le vin.

Oui ; il arrive qu’une nature médiocre soit protégée contre ce vice-là par une certaine prudence toujours éveillée, par un esprit de ruse, par une peur de l’opinion, par l’hypocrisie enfin. Car l’ivresse n’est pas hypocrite ; elle a le cœur sur la main. Plus d’un mauvais diable imbibé de fiel a mouillé prudemment son vin, par crainte de se découvrir aux autres et de s’enlever le moyen de les tromper.

En revanche il arrive souvent que celui qui tombe à l’ivrognerie montrait déjà par caractère une indifférence à l’opinion, une espèce d’effronterie faite d’audace certainement, et de pénétration aussi, qui, conduite autrement, aurait pu tourner en éloquence, en invention, en sagesse, en philosophie. C’est pourtant vrai, songez-y. Il y a un laisser-aller, un art de ne s’étonner de rien et de vivre au jour le jour, qui n’est pas si contraire à la culture de l’intelligence et à la pratique des beaux-arts. Tout est gâté par la faiblesse ; mais la faiblesse aurait tourné en douceur peut-être. Il est sûr qu’un verre d’alcool peut changer toute une vie.

Et je dis même qu’il la jettera d’autant plus bas qu’elle aurait plus de germes de noblesse. L’homme qui sent qu’il aurait pu vivre réellement et sincèrement comme il faut est plus sujet à désespérer de lui-même, et à se punir lui-même en quelque sorte, en se laissant aller tout à fait. Un cœur sec oublie ses fautes ; il n’y voit que des imprudences. Un noble cœur, trop souvent, les aggrave en y pensant trop, de façon que la vie lui devient trop lourde. Et c’est là que l’alcool le guette. Car c’est le remède justement contre les scrupules. L’on peut s’enivrer pour oublier qu’on s’est enivré. Cela tue jusqu’à la pensée de ce qu’on aurait pu être. Et le remords fait souvent l’ivrogne. Ainsi celui qui était fait pour s’élever tombera plus bas qu’un autre, s’il tombe. Et sans remède ; car il s’est jugé, il s’est méprisé, il s’est condamné. Que lui fait maintenant l’opinion des autres, à côté de la sienne ? Telle est la tragédie du déclassé. C’est le fond de l’enfer ; et sans qu’aucun dieu ou diable s’en mêle.