Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/083

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Nouvelle Revue Française (1p. 117-118).
LXXXIII

La plupart des enfants dessinent avant d’écrire. Le dessin est leur écriture naturelle, comme il a été certainement l’écriture naturelle des hommes autrefois. Seulement cette aptitude de l’enfant à dessiner se perd généralement dès qu’on lui apprend le dessin. Il y a quelque mystère là-dessous.

Un vieil homme très raisonnable, devant qui je disais ces choses, me répondit : « Oui, un grand mystère, et qui n’est pas seul de son espèce. L’enfant est naturellement porté non seulement au dessin, mais à toute espèce de science et d’art. Mais les professeurs y mettent bon ordre. »

« Il faut sans doute, lui dis-je, y mettre bon ordre, et nettoyer tous les barbouillages de l’enfant, qu’il les exprime en dessins ou en paroles. Et quoi de plus raisonnable que de revenir aux éléments et aux principes, simples traits pour le dessin, points ou lignes pour la géométrie, forces simples pour le mécanisme, et ainsi du reste. Par ce moyen l’enfant ne formera que des notions claires. En toutes choses, il faut épeler avant de lire. »

« J’ai eu de ces opinions-là autrefois, me dit le vieil homme. Il est clair qu’avec cette méthode sublime on forme quelques puissants esprits, qui sont ensuite ingénieurs, architectes ou prix de Rome, peut-être, pour la peinture. Encore ne suis-je pas bien sûr qu’ils ne se montrent pas toujours un peu trop perroquets, pour avoir toujours pensé avec les idées d’autrui. Mais pour les autres, je me demande si nous ne les laissons pas, par cette belle méthode, dans leur confusion première. Car le petit gribouilleur, qui dessinait des soldats et des locomotives, ne reconnaît plus le dessin académique ; et le petit chimiste, qui faisait couler l’eau et jouait avec le feu, ne fait que bâiller aux leçons de chimie. Assurément cela n’arriverait pas si le maître, au lieu d’enseigner son propre dessin ou sa propre chimie, se plaçait au point de vue de l’enfant, partait des idées confuses qui se battent dans cette petite tête, et y mettait l’ordre peu à peu, redressant au lieu de remplacer. »

Ce discours m’a fait penser. C’est pourquoi je n’ai pas trouvé ridicule une exposition de dessins d’enfants que l’on m’a montrée l’autre jour. On les laisse libre de représenter à leur guise une scène de la vie ordinaire ; et cela n’est pas beau. Mais les idées naïves de l’enfant s’y découvrent ; le maître ne déclamera plus à côté. Pour peu que tous les professeurs imitent les maîtres de dessin, et veuillent bien partir, en toute chose, des erreurs de leurs élèves, nous aurons peut-être un enseignement. Car les idées vraies ne se versent point dans les esprits comme l’eau dans les cruches ; et il faut que mes vérités soient des erreurs redressées. Sans quoi elles ne seront pas plus réellement miennes que mon chapeau ou mon pardessus.