Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/087

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Nouvelle Revue Française (1p. 122-123).
LXXXVII

Le Polytechnicien m’attire et me repousse. Je ne puis m’empêcher d’observer cet insecte noir ; je croîs le deviner ; mais par d’autres côtés il m’échappe. Ceux que j’ai un peu connus, j’ai toujours surpris dans leur pensée quelque chose de réglé et de discipliné, mais violent ; fanatisme et ascétisme mêlés. Ils se connaissent mal ; mais par un ascétisme d’esprit. Peut-être iraient-ils trop loin ; je sens une colère toute prête dès que l’on essaie de tirer d’eux les idées qu’ils devraient avoir sur l’ordre humain et sur la justice. Comme un roi que son pouvoir même rendrait prudent, sourd et muet. Il faut peut-être lire Descartes avec application pour comprendre assez ces Pythagoriciens tristes. Révolutionnaires au fond tous, absolus et inflexibles dans leurs pensées, et conservateurs dans le fait, et souvent catholiques, mais alors sans aucune théologie. « Suivre la religion dans laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance » ; c’est une des règles « provisoires » de Descartes. Cela est assez administratif. Peut-être tous ces Pythagoriciens ont-ils trop peu de peine à obéir. Peut-être, par l’habitude qu’ils ont prise de mépriser dans le fond la règle qu’ils suivent, sont-ils trop disposés à suivre toute règle. Il ne faut point trop mépriser le fait ; ce mépris soumet l’esprit au fait. Il se fait enfin une coupure profonde entre l’esprit juste et la justice. Ainsi l’esprit révolutionnaire du peuple, du peuple où ils ont presque tous leurs racines, l’esprit révolutionnaire est comme fauché et fané ; mis en grange après cela, encore parfumé des essences terrestres ; mais il ne fermente plus.

La jeunesse juge trop vite ; elle jette des ponts sur des abîmes. L’âge mûr y revient, et son plus beau travail est de ne point trop mépriser sa jeunesse d’esprit ; c’est la naïveté qui doit mûrir. Mais la discipline mathématique dépasse la jeunesse et l’âge mûr dès son premier mouvement. Simplifier, dépouiller, dénuder l’objet, et former des preuves parfaites, c’est rejeter l’univers. Leur pensée est comme un monastère fermé, sur une haute montagne. Revenus dans le monde, ils ne sont plus que prudence et politesse souvent, non par estime du monde, mais par mépris du monde. On s’étonne de voir qu’un Pascal développe de faibles preuves ; c’est par trop d’amour pour les preuves parfaites. L’esprit ne daigne plus, et les forces sociales le prennent. Bref il n’est point bon de mépriser à vingt ans ce qui n’est pas en équation ; mépriser trop, c’est accepter. Le corps est trop seul, l’esprit est trop loin des passions, peut-être. Il s’est trop privé de sottise. « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Qui sait si Pascal ne l’entendait pas ainsi ? Ce serait le mépris du mépris. Mais quel désert du cœur ! Sans doute nos ingénieurs administrent comme Pascal croyait. Ils gagnent cent mille francs ; ils accordent cela à leur femme peut-être ; et ils récitent des lieux communs comme des prières, en méditant peut-être sur quelque curieuse probabilité qui ne sert à rien. Et sans même le savoir. Insectes noirs.