Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/094

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Nouvelle Revue Française (1p. 131-132).
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Toute vertu est courage ; c’est pourquoi le mot « lâche » est la plus grave des injures. Toute vertu consiste à se diriger soi-même ; j’entends par là que ce soit la tête qui conduise le reste. Et cela ne va pas toujours sans peine, parce que nous traînons, comme enfermés dans un sac, un paquet d’animaux rebelles, qui, semblables à des chevaux rétifs, nous entraînent souvent à l’opposé de notre vouloir, quelquefois à côté, quelquefois au delà. Être homme, c’est mener le troupeau des muscles, en bon ordre, justement là où l’on veut aller.

Quand on se tient éveillé, et le corps immobile, comme Socrate réfléchissant, la vertu est sagesse. Quand on maintient le troupeau dans l’obéissance et que l’on retient même le cœur ambitieux en pensant au bien d’autrui, la vertu est justice. Quand on résiste au plaisir, quand on dit au ventre, à l’estomac, au gosier : assez joui, assez bu, assez mangé, la vertu est tempérance. Et c’est toujours courage. Mais quand c’est la douleur, la Souveraine, qui fouette le troupeau, et quand le troupeau reste en ordre, c’est alors surtout que la vertu est courage.

L’Intelligence est une lumière utile. Je crois qu’elle n’aurait point étendu notre pouvoir sur les bêtes et sur les choses. Les bêtes, c’est le courage qui leur manque. Non pas la colère. La colère ne manque à aucune espèce de bête, dès qu’elle est prise et qu’elle sent la douleur. Mais c’est toujours colère ; c’est toujours débandade des bêtes dont la bête est faite ; c’est fuite en avant, mais c’est toujours fuite. L’homme aussi a ce courage-là. Il a la fureur du lion. Comme il prévoit plus loin, il s’en sert mieux. Il y a un art de nourrir la haine et la colère, et d’entraîner une troupe d’hommes contre les hommes. Le fou est courageux en ce sens-là. Voilà pourquoi je résisterai toujours un peu à l’entraînement, à la contagion de ce courage-là. La Sagesse le couronne en détournant la tête. Pourtant, dans la fureur des batailles, si quelqu’un ordonne, surveille, et frappe sans trembler et sans haïr, comme taille le chirurgien, voilà mon héros. Je veux bien le saluer. Pourquoi faut-il que j’aie à saluer la guerre ? La guerre n’est jamais tout à fait belle.

Mais voici d’autres héros. Ceux-là n’ont point de haine ni de colère. Contre qui et contre quoi ? C’est le feu qui est leur ennemi. Ceux-là ne frappent point en aveugles. Ils ne s’imitent point les uns les autres ; chacun d’eux est ingénieux, adroit, prudent. Chacun d’eux ajuste son action à la chose, comme à l’atelier. La douleur est sur eux ; la mort est sur eux ; le danger est plus visible encore pour eux que pour d’autres. Cependant ils mesurent de l’œil ce qu’ils ont à faire. Et leur corps suit leur volonté, comme un régiment à la parade. Voilà les vrais héros. Voilà les vrais rois de ce monde. Vous leur avez fait des funérailles royales. Laissez-moi apporter cette offrande ; c’est une couronne de définitions. Il est juste que, sur la tombe des héros, chacun porte les fleurs de son jardin.