Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/096

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Nouvelle Revue Française (1p. 134-135).
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XCVI

Le moraliste qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres » n’a pas trouvé là un grand secret. J’accorde bien que l’amour est la vraie richesse vitale ; c’est un merveilleux mouvement pour sortir de soi, pour se jeter dans l’action, et s’y dépenser, et s’y perdre, sans petits calculs. Je sais aussi que lorsque l’amour manque, comme il arrive dans l’extrême fatigue ou dans l’extrême vieillesse, qui ne sont qu’extrême avarice, il n’y a plus rien à espérer de bon, ni même de mauvais. Mais ce régime de parfaite prudence nous approche de la mort, et il ne dure guère. L’ordinaire de la vie est un furieux amour de n’importe quoi ; chez les bêtes aussi. Car le cheval galope pour galoper ; et le moment où il va partir, le beau moment où il sent en lui-même la pression de la vie, c’est l’amour, créateur de tout. On ne verrait plus du tout de plaine, si l’on n’avait plus du tout l’envie de galoper. C’est encore plus vrai pour l’homme, parce que, autant qu’on sait, il sent mieux et perçoit mieux. Amour est poésie.

Je veux donc bien que toute règle de justice est vaine, si l’on n’aime point ; pourquoi mettre une bride à un cheval mort ? Mais suffit-il aussi d’aimer sans règle ? L’homme le plus vivant serait le plus juste à ce compte. Or, ce n’est pas vrai. L’avarice, qui est comme la haine repliée, n’explique ni les batailles ni les supplices, ni les conquêtes d’Alexandre, ni le bûcher de Jeanne. Dans l’histoire, c’est l’amour qui galope. L’amour enlace ; l’amour étrangle aussi bien, c’est le même mouvement. L’amour est paix, l’amour est guerre. Le fanatisme, dans son fond, est aussi bien amour que l’enthousiasme ; il y a de la générosité dans tout carnage, et dans toute cruauté active. Les amants éprouvent la même chose. Les héros qui se sacrifient le mieux sont ceux aussi qui tuent le mieux.

« Aime ton prochain comme toi-même. » Voilà une espèce de règle ; et ce n’est déjà plus l’amour tout nu. Mais cette règle n’est point bonne. On ne s’aime point soi-même ; ou bien ce n’est plus amour, c’est pauvreté, sécheresse, avarice, comme je disais. Le conquérant ne s’aime point tant lui-même ; et, ce qui le prouve, c’est qu’il se fait très bien tuer. L’inquisiteur ne s’aime point lui-même ; sans quoi il ne serait pas redoutable. L’avare même ne s’aime pas lui-même ; il n’aime rien ; et il meurt lentement, parce qu’il n’aime rien.

L’amour ne distingue point ; celui qui aime et ce qu’il aime, c’est tout un ; telle est la marque de l’amour. Si l’on oublie cela, toute vie humaine est impossible à comprendre. L’amant qui tue une maîtresse adorée se tue aussi bien du même coup. Il aime son prochain comme lui-même. Qui est doux aux autres est doux à lui-même ; qui est méchant aux autres est méchant à lui-même, du même mouvement. L’amour, comme on dit, est aveugle.

C’est pourquoi nous suivons de préférence les grandes ombres de Platon et de Marc-Aurèle, et de Kant et de tous ceux qui ont cherché quelque règle dans les idées, quelque règle contre l’amour et la guerre, dieux jumeaux.