Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/098

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Nouvelle Revue Française (1p. 136-137).
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XCVIII

Je crois que les forces morales l’emporteront ; j’entends par là que tous les hommes, ou peu s’en faut, aiment la justice plus que n’importe quoi au monde. Quand je dis des choses de ce genre devant des hommes qui passent pour supérieurs, ils se moquent de moi. Si je les presse, ils vont chercher alors quelque lieu commun sur le règne de la force, montrant que tout droit au monde a sa source dans une guerre et une victoire. Les plus habiles expliquent pourquoi on a habillé la force en justice. Car, disent-ils, le plus fort ne voulait pas rester toujours sous les armes ; il voulait établir une certaine paix fondée sur la force. Or, ayant remarqué que les hommes sont conduits souvent par des opinions fausses, et qu’il est assez facile de répandre une opinion fausse, surtout si l’on commence par s’adresser aux enfants et aux ignorants, ils ont donc fait prêcher à tous les carrefours que les lois établies par les plus forts étaient des lois justes ; que, par suite, elles devaient produire dans les cœurs, non pas seulement la crainte, mais aussi le respect et l’amour. Cette prédication n’a que trop bien réussi. Voilà d’où vient l’idée qu’une action est plus juste qu’une autre.

Voilà de ces discours qui vous cassent les jambes. Voyez, en effet, dans quelle situation difficile nous nous trouvons. D’un côté, nous craignons les préjugés, les idées confuses et la tyrannie des prêtres, ce qui nous pousse à critiquer vigoureusement tout ce qui se donne comme ancien et respectable. Nous approuvons donc toujours un peu les hommes courageux qui fouaillent la justice en même temps que les Dieux.

Mais, d’un autre côté, pourquoi cette noble colère contre les tyrans, mortels ou immortels, et contre les sermons, et contre les dogmes ? Est-ce par amour du plaisir, de la richesse, de la tyrannie pour nous-mêmes, que nous partons en guerre contre toutes les puissances ? Cela serait bien sot. Je remarque tous les jours que les ambitieux, après avoir mordu les puissances aux mollets, cessent bientôt même d’aboyer dès qu’on leur a jeté un petit morceau de puissance. C’est pourquoi je dis aux hommes supérieurs qui rient de moi : « Pourquoi aboyez-vous contre les puissances ? Vous voilà chiens de garde. Vous êtes rentés, ou appointés, ou décorés. Quelle rage vous tient ? S’il n’y a pas de justice, pourquoi le criez-vous sur les toits ? Vous ne pouvez qu’y perdre.

« Ou bien, alors, avouez donc qu’il y a quelque chose à quoi vous tenez plus encore qu’à votre argent ou à vos plaisirs. Quoi ? Disons l’ordre et la clarté dans les idées ; la sincérité dans les discours ; la liberté du jugement. Il y a donc des biens invisibles, et un bonheur hors de la puissance ? Oui, je vois ; vous voudriez mourir sur la barricade plutôt que d’adorer la justice par ordre ? C’est donc qu’il est injuste de vouloir enchaîner le jugement. Et, s’il y a de l’injustice contre quoi vous voulez vous battre, c’est donc qu’il y a du juste, pour quoi vous risqueriez vos privilèges et jusqu’à votre vie. Bons sophistes, je vous tiens. Et vous êtes bien aises d’être pris. »