Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/117

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Nouvelle Revue Française (1p. 161-162).
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« On croit, dit le Moraliste, trop aisément ce que l’on désire. Tout amour vit d’illusions. Le feu du cœur colore toutes choses ; l’aimée a toutes les vertus ; elle comprend tout. Grâce, Poésie, Bonté, Sagesse, furent les fées de son berceau. Pareillement l’ami du peuple croit aisément que le peuple est juste et bon. Et c’est par le même mécanisme que le cœur religieux croit que Dieu est, par la peine qu’il sentirait s’il croyait que Dieu n’est pas. Ainsi pour tout. On n’agirait point, on ne vivrait point sans cela. La vérité jette une lumière crue, trop vive pour la plante humaine. Respectons les erreurs d’autrui. »

« Mais, dit le Sage, on parle bien vite d’erreur, il me semble. Il y a, je le sais, des cas innombrables où notre amour ne change rien. Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. »

« Et voilà, dit le Sociologue, par quelles expériences on a été conduit à croire que la prière, qui n’est qu’une grande confiance, peut changer l’ordre des choses. Car c’est vrai pour les choses humaines ; mais à l’origine ils prenaient toutes choses pour des choses humaines. Et il est toujours vrai que celui qui veut croire en Dieu se change lui-même, jusqu’à n’en plus jamais douter ; il est vrai que la grâce lui vient s’il la demande comme il faut. Mais les miracles du cœur humain ne changent que le cœur humain. Vos prières n’avanceront point l’éclipse, et ne feront point que Dieu soit. Seulement on constate qu’il n’y a pas éclipse ; on ne constate pas que Dieu n’est pas. Voilà pourquoi les religions sont fortes. »