Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/120

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Nouvelle Revue Française (1p. 165-166).
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Il y a donc encore des espérantistes ? j’entendais dire, il n’y a pas longtemps, par un homme qui s’y connaît, que l’Espéranto était passé comme le volapuck, dans le royaume des ombres, remplacé par l’Ido, autre langue beaucoup plus simple et plus logique encore. Ce n’est donc qu’un schisme ; et les Idistes sont donc un petit groupe de dissidents sans importance ? En somme, faut-il apprendre l’Espéranto ou l’Ido ? Grave question, à laquelle il est impossible de répondre pour le moment. Un Espérantiste vous dira : « L’Ido, ce n’est qu’une lubie de deux ou trois mathématiciens ou grammairiens. » Mais l’Idiste prononcera avec autorité qu’il n’y a plus d’Espérantistes. Ma foi, pour pratiquer une de ces deux religions, j’attendrai que l’une ait tué l’autre.

Les passions intellectuelles ont quelque chose d’effrayant. Ce sont des folies généreuses. J’ai connu un homme hautement cultivé, qui aurait pu se faire une place honorable, non pas sur les sommets, mais sur les hauts plateaux de la mathématique. Cet homme, autant que je sais, était à l’abri de l’amour, de l’avarice et de l’ambition. Mais il fit une faute, il apprit l’Espéranto. Sans doute y mit-il toute son application de grand travailleur. Sans doute fut-il émerveillé de cette puissance nouvelle, si promptement acquise. Toujours est-il que tout ce qu’il avait de passion sans emploi se précipita par ce chemin-là ; et sa vie, jusque-là un peu monotone, se trouva par là réchauffée et fouettée. Au bout d’un an, son destin était réglé ; il n’était plus qu’Espérantiste. Il ne pensait qu’à des traductions. Il s’y passionnait comme d’autres au baccara. Ces passions sont condamnées à convertir ; car on ne peut jouer seul au jeu de l’Espéranto. De là, une prédication, des colères, un autocratisme. De là, devait sortir l’Ido, et, par le même furieux mouvement, de l’Ido sortira quelque Progresso ou Perfecto ; toujours avec excommunications. On s’étonnera, après cela, qu’un curé tienne à sa religion. Quand je n’aurais à mettre au compte de l’Espéranto que l’anéantissement d’un homme, c’est assez pour que je haïsse cette grammaire nouvelle qui nous tombe du ciel. Comme s’il n’y avait pas mille choses à connaître et à expliquer, en français, au lieu de traduire des niaiseries en une espèce d’algèbre.

Espéranto, Ido, Représentation Proportionnelle, je ne puis voir en tout cela que des manies qui guettent un homme vers la quarantaine, et qui détournent ses forces des vrais problèmes et des vrais progrès. Quand on saurait une langue parfaite, on n’en connaîtrait pas mieux le vaste empire des choses. Quand on aurait un calcul parfait des suffrages, cela n’avancerait en rien la culture et l’affranchissement des esprits ; on peut même dire : au contraire.