Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/126

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Nouvelle Revue Française (1p. 173-174).
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CXXVI

Il est très bon que l’on ait publié cette aventure d’une brillante jeune fille qui épousa un Chinois. La jeune fille était belle et intelligente ; elle était reine dans le monde ; elle y traçait son sillage comme le cygne sur un lac. Seulement, elle était presque pauvre ; aussi pensait-elle plutôt à se faire aimer qu’à aimer elle-même. En somme, elle était à vendre et promise au plus offrant ; mais ce n’est pas ansi qu’on dit les choses dans le monde.

Un diplomate chinois devint amoureux d’elle. Comme il était très riche, on lui livra la marchandise, je veux dire qu’on se laissa adorer, voiturer, habiller, parer et pomponner, par devant notaire. Elle fut la princesse Sou-Chong, ou quelque chose comme cela, et promena sa gloire dans les plus brillantes cours de l’Europe.

N’insistons pas sur le prix de tout cela, ni sur la manière dont elle payait. Une femme qui a du monde ne pense pas trop à ces choses-là et n’en parle jamais. Encore est-il vrai qu’à ce moment-là même toute la civilisation écoute aux portes ; le cortège des adorateurs n’est pas loin, et la faible femme se sent protégée par le puissant tribunal des femmes devant lequel un mari civilisé doit comparaître au moins une fois par jour, avec des menottes et la corde au cou. Comptez que le prince Sou-Chong, puisque nous l’appelons ainsi, se laissa passer la bride, et connut les roueries de la diplomatie femelle. Personne ne put savoir ce qu’il pensait ; mais ses yeux bridés riaient de plus en plus à mesure que, de fête en fête, il se rapprochait de Pékin.

Quand ils y furent, loin des puissances d’opinion, loin des chevaliers servants, loin des salons où règne l’éventail de Célimène, alors la pauvre princesse connut qu’elle était esclave ; elle fut traitée comme une machine à plaisir ; elle fut enfermée ; elle fut battue ; elle fut plus misérable que les filles de maisons publiques, qui trouvent quelquefois un matelot saoul à qui elles racontent leurs grandeurs et leurs misères. Après des mois de torture, elle fut délivrée et obtint le divorce.

Oui, cette histoire est utile à raconter. Mais il faut que les jeunes filles en saisissent bien le sens. Car il n’est pas difficile, quand on chasse au mari, d’éviter les Chinois et Pékin. Mais il y aura toujours un mauvais moment à passer, le jour du mariage, et tous les jours ensuite, quand les chandelles seront éteintes ; il faudra être esclave après avoir été reine. Toutes les Célimènes vous le diront : « Dans les salons, nous dressons les plus horribles singes ; ils ne nous manqueront pas d’égards, ou bien ils le paieraient cher. Mais la chandelle éteinte, notre règne est fini. » N’essayez pas alors de crier et de lancer des ruades ; toutes les Célimènes, soudain devenues matrones, vous diront à l’oreille : « On ne fait pas de bruit à cette heure-ci ; la maison est bien tenue, ma chère ! »