Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/130

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Nouvelle Revue Française (1p. 178-179).
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La lutte pour la vie ? dit l’ouvrier, c’est un refrain un peu usé. Vous expliquez que les animaux se reproduisent plus vite que leurs aliments, et que c’est pour cela qu’il en meurt des milliers. Vous tirez de là que la guerre est nécessaire aussi entre les hommes, et que les plus forts seuls survivront. Tout cela me paraît bien en l’air.

D’abord il y a une chose à dire, c’est que l’homme cultive la terre, et multiplie lui-même ses aliments, tandis qu’on n’a jamais vu les oiseaux creuser la terre et faire pousser les plantes qui leur sont nécessaires. Avec de l’engrais, de l’eau, et des coups de bêche, on fait produire à la terre autant d’aliments qu’il en faut à ceux qui la travaillent. Voilà qui me fait croire que nous pourrions nous multiplier encore longtemps sans avoir à craindre la famine.

Autre chose. Les animaux suivent leur instinct ; les hommes aussi tant qu’ils sont misérables. Mais l’expérience montre que ceux qui ont assez de bien-être pour réfléchir et pour songer à autre chose qu’au présent font moins d’enfants que les autres. Cela me donne à penser que, si les hommes avaient tous un peu d’aisance, ils sauraient bien la conserver.

Maintenant, vous demanderez pourquoi il y a des pauvres ? Je réponds : ce n’est point que nous manquions de terre, ou de bras pour cultiver la terre ; c’est que les produits sont mal distribués, et la production mal organisée. D’abord il y a des gens qui mangent trop, j’entends par là qu’ils mangent des fruits rares et des produits qui coûtent beaucoup de travail. De plus une bonne partie des ouvriers passent leurs journées à fabriquer des choses de luxe au lieu de produire les denrées les plus nécessaires. Il en résulte que les ouvriers mangent mal, sont mal logés, renoncent à prévoir et font trop d’enfants ; d’où vient qu’ils émigrent, et viennent manger le pain des autres. En ce sens on peut bien dire qu’il y a une espèce de lutte pour la vie entre les travailleurs ; mais cette lutte ne résulte pas de nécessités naturelles ; elle s’explique par une mauvaise organisation sociale.

Vous citez toujours les Japonais qui viennent affamer les ouvriers Américains. Oui, c’est bien là une lutte pour la vie, et les canons finiront par s’en mêler. Mais remontez jusqu’à la cause, vous comprendrez que ces Japonais qui travaillent autant que d’autres et consomment beaucoup moins, ne pourraient qu’enrichir le pays où ils viennent travailler ; et ils l’enrichissent en effet ; seulement, par l’effet d’une organisation sociale tout à fait injuste, ce sont les patrons qui s’enrichissent. Si les produits étaient partagés entre tous ceux qui travaillent, et selon leurs besoins, il est évident que les Japonais seraient accueillis partout comme des amis. Non ; la lutte et la misère ne sont pas des maux inévitables ; il y a des biens pour tout le monde et de la place pour tout le monde. C’est la Justice qui manque, et non pas le pain.