Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/135

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Nouvelle Revue Française (1p. 184-185).
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Auguste Comte entendait la République comme une dictature des riches, tempérée par le droit de blâmer. Cette idée ferait rire ; mais regardons mieux. Il montrait par là son mépris pour la force qui n’est que force. Il faut bien, disait-il, que le plus puissant gouverne ; c’est là un principe de physique en quelque sorte. Mais il voulait dire aussi que cette espèce de tyrannie de la force est bien peu de chose, si l’esprit n’adore point.

S’il revenait parmi nous, il ne serait point surpris de voir la puissance des forces réelles ; mais il penserait que le principal abus est la réunion du spirituel et du temporel dans les mêmes mains. Remarquez qu’en effet un ministre, chez nous, ce n’est pas seulement un homme qui règle des actions, mais un homme qui blâme et loue, et qui voudrait blâmer et louer souverainement. Désobéissance et désapprobation, c’est tout un pour eux. Je crois même que, dans le fond, ils sont plus touchés par une résistance d’opinion que par une résistance de fait. Ainsi qu’un soldat saute le mur et même déserte par la force des passions, on ne sera point sans indulgence, si ses opinions sont d’ailleurs comme on veut qu’elles soient. Mais qu’un soldat puisse garder ses opinions intactes après un an ou deux d’obéissance, et que la docilité n’ait pas créé le plus petit commencement de respect, voilà ce qui paraît monstrueux. L’esprit des pouvoirs est ainsi théocratique dans le fond, et l’hérésie est pire à leurs yeux, que n’importe quel autre péché. N’importe quel tyran veut forcer l’approbation ; il la veut libre pourtant ; mais il voudrait punir celle qui se refuse ; il ne s’arrête pas aux actes ; il veut être aimé à cause de sa puissance. Voilà la folie du tyran.

Contre quoi il faut maintenir la séparation des pouvoirs, et garder le Pouvoir Spirituel indépendant de l’autre. Obéir de corps ; ne jamais obéir d’esprit. Céder absolument, et en même temps résister absolument. Vertu rarement pratiquée ; une nature servile n’obéit pas assez et respecte trop. L’autre espèce de citoyen commence seulement à se montrer. En présence d’un ordre, il exécute, mettant toute sa pensée à l’intérieur de l’ordre reçu en quelque sorte, et s’appliquant seulement à comprendre et à réaliser. Mais, en présence d’une opinion qui se donne comme évidente, qui quête l’approbation, qui invoque des témoignages pour en obtenir d’autres et, pour tout dire, qui cherche les applaudissements, notre citoyen résiste absolument ; plus on le presse, plus il se défie ; et si, comme il est ordinaire, le tyran passe de l’argument à la menace, le libre citoyen met son honneur d’homme à faire voir alors le plus entier et le plus profond mépris pour de tels procédés, qui avilissent ensemble la Force et la Pensée. Si cette morale virile était pratiquée, le tyran serait épouvanté d’une obéissance sans amour, et il chercherait la libre approbation des esprits, par franchise et justice. Un mépris obéissant est roi.