Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/137

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Nouvelle Revue Française (1p. 187-188).
CXXXVII

Il est difficile de savoir ce que le suffrage des femmes donnera chez nous. Ceux qui redoutent les premiers effets d’une réforme de ce genre n’ont peut-être pas assez réfléchi sur la véritable puissance des électeurs, laquelle se définit, je crois, plutôt par la résistance aux pouvoirs que par l’action réformatrice. Dans toute société, il s’exerce, par le jeu des passions, une espèce de concentration du pouvoir sur lui-même qui conduit naturellement à la tyrannie. Car il est impossible que les puissants n’aient pas de passions et n’aiment pas passionnément leur propre puissance. Tout diplomate aime ses projets ; tout préfet de police aime l’ordre ; tout chef de bureau travaille à étendre son droit de contrôle et ses prérogatives ; et, comme tous sont complices en cela, il se forme bientôt un État gouvernant qui a ses maximes et ses méthodes, et qui gouverne pour sa propre puissance. En somme l’abus de pouvoir est un fruit naturel du pouvoir. D’où il résulte que tout peuple qui s’endort en liberté se réveillera en servitude. Beaucoup disent que l’important est d’avancer ; je crois plutôt que l’important est de ne pas reculer. Je connais un penseur original qui se déclare partisan de la « Révolution diffuse et permanente » ; cette formule nuageuse enferme une grande vérité. L’important est de construire chaque jour une petite barricade, ou, si l’on veut, de traduire tous les jours quelque roi devant le tribunal populaire. Disons encore qu’en empêchant chaque jour d’ajouter une pierre à la Bastille, on s’épargne la peine de la démolir.

À ce point de vue, le Suffrage Universel a une signification extrêmement claire. Le seul fait qu’on élit un député monarchiste est mortel pour la monarchie. Encore bien plus, si le député est républicain ; mais, en vérité, il n’y a pas tant de différence de l’un à l’autre. Tout électeur, par cela seul qu’il met un bulletin dans l’urne, affirme contre les puissances. Voter, c’est être radical. Et, on peut dire, en ce sens, que la République a pour elle l’unanimité des votants à chaque élection. En bref, la liberté meurt si elle n’agit point ; elle vit dès qu’elle agit. Elle naît avec la première action. Le reste, les réformes, l’organisation sociale, les lois nouvelles, tout cela est déterminé beaucoup plus par les circonstances et les conditions du travail que par la volonté des électeurs. Un roi absolu aurait sans doute institué la loi sur les accidents du travail. Et tous les programmes depuis cinquante ans ne nous ont pas donné l’impôt sur le revenu.

Les élections signifient souveraineté du peuple, et défiance à l’égard des rois, petits et grands. Quand les femmes voteront, leur vote signifiera par-dessus tout : République. Par cet acte, chacune d’elles occupera un peu de terrain encore contre les puissances ; chacune d’elles sera investie de la puissance politique ; et la République en sera mieux assise. Voter pour le roi et le curé, c’est encore voter contre eux. Les jésuites l’ont bien vu quand ils ont repoussé les cultuelles.