Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/139

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Nouvelle Revue Française (1p. 189-190).
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Notre République, depuis qu’elle a atteint l’âge mûr, adore les petits jeunes gens ; c’est dans l’ordre. Ce sont comme de hardis petits pages, toujours courant, pour le service de la dame. L’un ramasse les dossiers, quand elle les perd, ce qui arrive assez souvent ; l’autre s’empare du maroquin, et le porte avec religion, ce qui l’autorise à prendre un auto-taxi et à fumer un gros cigare ; le troisième ne porte rien, comme dans la chanson, mais il est si gentil ! Toute cette jeunesse a le baccalauréat en poche, et court après quelque licence en droit, non sans passer par les coulisses et par les cabinets de toilette ; car il n’est pas de bonne politique sans bruits de cuvette, et nos ministres ne se croiraient pas ministres s’ils n’essuyaient pas les plâtres du Conservatoire national ; il faut bien que vieillesse se passe.

Les attachés, comme d’insolents moineaux, picorent les miettes, miettes de secrets, miettes de femmes. Avec les jeunes ils jouent Figaro, et avec les vieilles ils jouent Chérubin. Les minces imitent Le Bargy, et les gros imitent Guitry ; tous, depuis l’entente cordiale, grasseyent à l’anglaise. Quand ils auront leurs vingt-cinq ans, ils iront montrer à quelque sous-préfecture comment l’aristocratie républicaine noue ses cravates. Au reste, un peu trop polis toujours, et sans autorité, comme tous les valets de cœur.

Quoiqu’ils soient là pour apprendre la politique, ils l’apprennent fort mal. Ils sont Parisiens trop tôt, rient trop de tout, et parlent trop. Ils jugent trop facilement des intérêts d’après ce que l’on entend dans les boudoirs d’actrices. Ils ont quitté trop tôt la province ; ils se donnent l’air de la mépriser ; en réalité, ils l’ignorent ; ils ignorent tout. Aussi, quand ils y reviendront, on se moquera d’eux, pendant qu’ils croiront, avec des finesses de vaudeville, duper tout le monde. C’est pourquoi ils se dessécheront au lieu de mûrir, et finiront en enfants chauves, conduits au nez par leur femme, et ayant, pour tout art de vivre, appris le bridge.

La politique, à ce que je crois, se forme hors de la grande politique, dans la pratique des affaires privées et publiques. On trouverait peu de Parisiens parmi ceux qui ont un peu gouverné ; et cela se comprend. Ce n’est qu’en province, et sous l’œil observateur de ceux pour qui la journée est longue, que l’on apprend à s’observer soi-même, à se surveiller, à ramasser son jugement au-dedans de soi, et à ne dire que la moitié de ce que l’on peut dire. Eux ne savent que taper aux vitres, comme de grosses mouches bourdonnantes, se jeter en étourneaux dans les conversations et se rouler sur tous les tapis, comme de petits chiens préférés. Ce qui fait qu’ils attrapent parfois des coups de pied, et encore trop rarement pour que cela leur apprenne à vivre.